Santé : un enjeu planétaire

Des soignants se regroupent pour former une ONG Alliance Santé Planétaire dont l’objectif est de mobiliser de nouveaux savoirs transdisciplinaires, seuls capables de répondre aux enjeux de santé au temps de l’Anthropocène.

Denis Lemasson
Médecin, écrivain

Au XVIe siècle, la découverte scientifique que la Terre n’était pas au centre de l’univers, mais qu’elle tournait autour du soleil, entraînait un changement profond des points de vue scientifique, philosophique, artistique et religieux. Selon le philosophe des sciences Bruno Latour, nous vivons aujourd’hui un moment comparable à la révolution copernicienne de la Renaissance. Nous habitons aujourd’hui sur une planète dont notre représentation est radicalement différente de celle des générations précédentes. Les études scientifiques permettent de mieux comprendre l’influence des organismes vivants sur des variables telles que le climat ou les cycles du carbone et de l’azote. Nous savons maintenant qu’en quelques centaines d’années, voire en quelques décennies seulement, l’une des espèces, homo sapiens, a transformé si profondément la Terre que trois limites planétaires sur dix sont déjà dépassées, risquant de perturber gravement et durablement les équilibres fondamentaux de la planète. Les géologues appellent Anthropocène ce nouvel âge du système Terre. Nous sommes donc face à un changement radical du rapport des humains à leur habitat. Comme au XVIe siècle, ce constat va transformer (révolutionner) les modes humains d’organisation. La seule question est quand et comment.
Les conséquences théoriques, éthiques et pratiques sur la médecine et les soins seront à la hauteur de l’enjeu global. On ne peut que s’étonner du retard de réaction de professionnels dont le métier est de soigner l’humanité souffrante… Bien comprise, la pandémie de Covid-19 est le doigt qui montre le désastre en cours et la pauvreté de nos systèmes sociaux et médicaux à répondre de manière adaptée. S’il est un bon côté de cette infection, peut-être faut-il noter la prise de conscience grandissante des soignants qui comprennent que les désordres écologiques, provoqués par un système économique insoutenable, peuvent mettre à mal les progrès médicaux des cinquante dernières années. Épidémies, mais aussi pollution globale de l’environnement, réchauffement climatique ou effondrement de la biodiversité menacent aujourd’hui directement notre santé. Les preuves scientifiques sont formelles, les perturbations environnementales d’origine humaine sont la cause de ces catastrophes sanitaires.
La santé planétaire est un domaine scientifique fondé sur les preuves, centrées sur la caractérisation des liens entre les modifications des écosystèmes dues aux actions humaines et leurs conséquences sur la santé. Son étude intègre l’interdépendance entre l’ensemble des organismes vivants et leurs milieux de vie. Son objectif est de tendre vers le plus haut niveau de santé, de bien-être et d’équité en portant attention aux interactions dynamiques de toutes les activités humaines dans le respect des limites planétaires. Héritière des travaux précurseurs de Rachel Carson ou du rapport Meadows, cette approche apparaît en 2015 pour la première fois dans la revue médicale The Lancet. Le mouvement Planetary Health Alliance est créé la même année à Harvard aux États-Unis. Encore méconnu en France, il regroupe aujourd’hui plus de 240 universités, des organisations non gouvernementales (ONG) et des instituts de recherche du monde entier. La revue The Lancet Planetary Health est lancée en 2017.
C’est dans cet élan que vient de naître notre association francophone Alliance Santé Planétaire, dont l’objectif est de contribuer au développement et la promotion de la santé planétaire pour un monde plus sain et plus juste. Ne pas désespérer, documenter, réfléchir, agir, soigner. Nous invitons l’ensemble des professionnels de santé, chercheurs et citoyens à nous rejoindre.

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Je m’appelle Anthony Delcambre, j’ai 28 ans et je viens tout juste de finir mon internat de médecine générale. Il me reste l’étape fastidieuse, mais ô combien passionnante, de la thèse de médecine qui a pour objet la santé planétaire.
L’engagement en faveur de la santé planétaire s’est construit au fur et à mesure dans toutes les dimensions de ma vie. J’ai commencé à porter attention aux déterminants de santé, peu considérés dans notre système de soin, les déterminants sociaux, économiques et surtout écologiques qui sous-tendent littéralement nos existences. En développant une nouvelle manière de porter attention au vivant, à la biodiversité, aux inégalités creusant la souffrance de nos sociétés, j’ai voulu trouver une boussole pour m’aiguiller. La santé planétaire joue ce rôle en structurant mes pensées et déclenchant mes actions, ce concept permet de réaliser la transdisciplinarité nécessaire à la métamorphose de notre monde, elle permet de rendre sensible l’écologie, de faire le lien entre la santé des écosystèmes et celle des êtres humains et des autres animaux. La transformation est totale dans ma manière de concevoir le soin et je souhaite faire de ma pratique un exemple de la santé planétaire pour construire de nouveaux horizons, soutenables et justes. Au sentiment d’urgence qui rôde en permanence, je parviens à trouver du sens et de la cohérence en appliquant les valeurs de la santé planétaire. La complexité des changements environnementaux globaux imputables aux activités humaines nous invite à reconsidérer notre place, à comprendre les interdépendances entre les êtres vivants, nous ne pouvons plus faire cavalier seul bien longtemps et nous devons percevoir une autre manière d’être vivant et donc de prendre soin. Il est temps de reconnaître ce que nous sommes vraiment, la science nous en apporte dorénavant la preuve, à nous de retrouver un rapport sensible au vivant pour tendre vers un bonheur véritable.

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Je m’appelle Mélanie Popoff
Je suis médecin.
Mais je n’exerce pas.
J’ai un passé d’activiste et de militante dans le monde de l’écologie. Déjà préoccupée de longue date par la condition animale, les pollutions de tous ordres, le forçage des terres agricoles, les conditions de travail de celles et ceux qui fabriquent nos produits, j’ai réalisé l’inquiétant avenir de la condition humaine en lisant l’article « La Terre inhabitable » de David Wallace-Wells dans le New York Magazine en 2017. Les trajectoires de réchauffement climatique et les chiffres alertants de la perte de la biodiversité m’ont fait prendre conscience que nous allions devoir nous adapter rapidement aux conséquences du mode de vie dominant de notre ère postindustrielle. Après avoir pris part à des actions de désobéissance civile (à la limite de la légalité) pour alerter sur ces urgences, je suis devenue mère. Un mode d’action plus raisonnable s’avérait donc nécessaire. C’est à ce moment précis qu’est apparue la santé planétaire dans le champ stratégique de la lutte écologique. Lier environnement global et santé, c’est-à-dire mon engagement et mon métier, c’est exactement ça qu’il me fallait. Alors, quel peut être le rôle d’un docteur face ces problèmes globaux ?
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) nous dit : nous vivons une épidémie (ou syndémie) de maladies chroniques non transmissibles : diabète, obésité, maladies respiratoires, allergies, maladies cardio-vasculaires, cancers, attribuables pour seulement 10 % d’entre elles à une prédisposition génétique, et donc pour 90 % à des facteurs environnementaux. Ces maladies chroniques touchent les personnes plus défavorisées et les rendent plus vulnérables aux conséquences des changements environnementaux. C’est une double injustice, car ce sont celles et ceux qui produisent le moins de richesses et de pollutions qui sont les plus impactés.
On comprend alors que toute action entreprise pour corriger les altérations environnementales aura des co-bénéfices sur la santé humaine et les inégalités sociales. Et vice versa.
Ces actions, ce sont des démarches de prévention individuelle en cabinet – à condition que l’éducation à la santé soit une co-construction avec un patient expert de sa santé et de son environnement, et non une série d’injonctions culpabilisantes.
Des choix politiques forts, des décisions de politiques publiques qui rendront habitable le réel pour chacun et chacune d’entre nous. Les mesures proposées par la Convention citoyenne pour le climat sont pertinentes pour cet avenir désirable.
La promotion d’une recherche et d’un enseignement transdisciplinaire, entre médecine, écologie, sciences sociales, sciences politiques, philosophie. Développer un savoir-faire et un savoir-être du soin, rendre ses humanités à la médecine.
Imaginons un exercice médical transdisciplinaire… Alors, je retrouverai du sens à ma pratique.
C’est peut-être ça la révolution en santé : dire que notre fonction de médecin se situe aussi hors de son cabinet ; le soin est nécessairement politique, collectif, engagé, avec les associations de patients, les citoyens de notre commune, les institutions politiques et les collectivités locales.
Voilà ce qu’est la santé planétaire. C’est un coup de pied au cul pour nous remettre à notre place de maillon constituant la chaîne du vivant. C’est une boîte à outils, c’est le tournevis d’un autre imaginaire. C’est plus qu’une idéologie, c’est une nécessité.

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Je m’appelle Eva Kozub Decotte
Je suis médecin généraliste.
Mettre la tête à la fenêtre et fermer les yeux, le vent qui claque dans les oreilles. Comme on s’ennuie, et parce que c’est joli, on jette son mouchoir en papier. Et puis un autre. C’est magique comme ils s’envolent ! On essaie de suivre leur course céleste, mais on roule vite et pffuitt… les oiseaux de papiers ont disparu.
Et puis, au milieu des années quatre-vingt, c’est fini… Exit la poésie insouciante, il est l’heure de comprendre le caractère rémanent du déchet. Savoir que le chewing-gum collé au bitume me survivra, j’ai appris ça dans Astrapi, me fascine.
De mouchoirs en chewing-gum, de la couche d’ozone à la vache folle, de Tchernobyl à l’Erika : la conscience de la destruction des écosystèmes par l’humain s’éveille peu à peu. Il y a toujours plus de faits pour la nourrir, mais elle veut tout savoir, comprendre comment l’humanité semble vouloir sa propre perte ainsi que celle de milliers d’espèces vivantes.
Je suis médecin généraliste depuis quinze ans lorsque je lis en 2018 « La déclaration appelant les médecins généralistes du monde entier à agir en faveur de la santé planétaire » publiée par la World Organization of National Colleges, Academies and Academic Associations of General Practitioners/Family Physicians (WONCA). Révélation. Cette lecture agit d’abord comme anxiolytique contre la dissonance devenue douloureuse entre pratique du soin dans un système majoritairement individualiste et nécessité de tout changer pour améliorer la santé des populations et celle de la planète. C’est aussi un électrochoc m’autorisant à devenir enfin actrice de ce changement.
Dans mon entourage professionnel local, je ne trouve pas alors d’écho très net à mes préoccupations planétaires, hormis avec les étudiantes que j’accueille à mes consultations pendant leur internat de médecine générale, et qui m’apportent beaucoup d’optimisme.
Mon envie de faire passer le message de l’urgence à agir me permet de rencontrer les membres fondateurs et fondatrices de l’Alliance Santé Planétaire, et de coordonner le groupe de travail santé planétaire au sein du Collège de la médecine générale. Parallèlement, d’autres professions rejoignent notre projet d’association interdisciplinaire, et chaque jour nous constatons un besoin urgent d’agir.
Nous sommes soignants et soignantes, spécialistes en santé publique, universitaires, écologues, ou encore architectes… toutes et tous poussés par le besoin de transformer le monde dans lequel nous vivons.
Nous avons devant nous beaucoup de travail, mais encore plus d’enthousiasme pour transformer le système de santé.
J’ai l’espoir d’une formation initiale en santé planétaire généralisée, d’un accueil et d’une attention accrue vis-à-vis des personnes vulnérables, d’une réduction des impacts écosystémiques des structures de soin elles-mêmes…

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Je m’appelle Alexandre Robert, j’ai 34 ans et j’ai grandi en Bretagne dans un petit village à la campagne, terre d’agriculteurs et de chasseurs. La vie a fait de moi un nomade et je vis à l’étranger depuis dix ans bientôt.
Je suis infirmier diplômé d’état et spécialiste en santé publique, mondiale et/ou planétaire – c’est selon. J’ai exercé quatre années comme infirmier dans diverses spécialités comme les soins intensifs, la gériatrie ou la psychiatrie. J’ai ensuite eu l’opportunité de travailler plus de cinq ans années pour les Nations-Unies dans la gestion de projets de réponses aux urgences sanitaires Ebola et Covid-19 en Afrique de l’Ouest et en République démocratique du Congo (RDC). Actuellement, je partage mon temps entre un rôle de conseiller en politique pour la Fédération européenne des associations d’infirmiers et la facilitation bénévole de l’association Alliance Santé Planétaire.
Dans la lignée de mon engagement étudiant pour promouvoir la santé planétaire et mon activisme durant les grèves climat avec Extinction Rebellion à Londres en 2018 et 2019, j’ai eu la chance d’initier, avec Eva Decotte, Alice Desbiolles et Charline Schmerber, un groupe de travail sur la santé planétaire, récemment devenu l’association Alliance Santé Planétaire. Afin de contribuer au but général de notre association, qui est de limiter les impacts des changements environnementaux causés par l’humain sur la santé du vivant en préservant un monde équitable, durable et sain. Je mets en œuvre des solutions pour favoriser l’engagement des professionnels de santé dans la promotion de la santé planétaire.
J’ai pris conscience de l’urgence écologique en découvrant que l’augmentation de la fréquence et de l’échelle des épidémies de maladie à virus Ebola était liée à la pression des activités humaines sur les forêts et la globalisation de nos mouvements. Les livres de Jeremy Rifkin, le film Demain ont participé à éveiller ma compréhension graduelle de ces enjeux. Cela a parfois créé en moi une profonde tristesse et un fort sentiment d’impuissance, ce qu’on appelle l’éco-anxiété ou la solastalgie. J’ai compris qu’il n’est pas normal de se sentir bien dans un monde qui va si mal.
Cette tension interne que j’ai ressentie, je l’ai transformée en énergie pour l’action. Depuis, il n’est pas un jour sans que je ne pense aux moyens de réaliser la grande transition. Je rêve que les professionnels de santé, dont la voix est la plus écoutée par le public, s’allient à tous les scientifiques et professionnels des disciplines reliées au changement environnemental global pour accompagner les individus et les sociétés à prendre soin d’eux-mêmes et de l’ensemble du vivant. Ce qui, quand on a pris conscience que tout est lié et que tout n’est qu’un, revient au même. Notre santé est planétaire.


par Anthony Delcambre, Eva Kozub Decotte, Denis Lemasson, Mélanie Popoff, Alexandre Robert, Pratiques N°94, août 2021

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