Pierre Dardot, philosophe
Il importe de prêter attention à l’intitulé de ces Assises : « Résister et créer ». Le « et » est ici essentiel : il a valeur d’adjonction, « créer » doit venir s’ajouter à « résister » pour donner à la résistance un sens positif. Car, contrairement à une formule autrefois entendue (« résister, c’est créer »), résister n’est pas créer, il y a des résistances qui tournent le dos à la création, des résistances qui sont non seulement conservatrices, mais aussi qui s’opposent activement à toute création. On ne peut se satisfaire de ressasser à la suite de Foucault que « là où il y a pouvoir, il y a résistance » de sorte que la résistance n’est jamais absolument extérieure au pouvoir. Les rapports de pouvoir ont un caractère strictement relationnel, si bien qu’il n’y a pas de pouvoir sans résistance au pouvoir. La résistance est l’autre pôle de ces rapports et ne peut exister que dans le champ stratégique formé par eux [1]. Ceci est juste, mais encore trop général. La question qui nous est posée est de définir une, ou plutôt des résistances qui soient à la hauteur de la situation présente. Nous devons donc partir de cette situation dans ce qu’elle a de singulier.
Une situation lourde de menaces
Dans le monde qui est le nôtre, caractérisé par une interdépendance généralisée, la montée de l’extrême-droite à l’échelle internationale est particulièrement alarmante. Une photo publiée le 17 novembre 2023 sur les réseaux sociaux en dit long à sa manière : on peut y voir Javier Milei, le futur président argentin d’extrême droite, Kast, président du Parti républicain chilien et pinochetiste républicain déclaré, et Eduardo Bolsonaro, le fils aîné de l’ancien président du Brésil. Ces trois-là font le même geste de la main et viennent participer à un réseau transatlantique baptisé Réseau politique pour les valeurs. Le 19 mai 2024, à Madrid, à l’occasion du congrès du parti d’extrême droite Vox, Giorgia Meloni, Marine Le Pen et Javier Milei en vedette très applaudie ont pris la parole. Comme Milei l’a lui-même déclaré alors : « Je vais montrer au monde qu’un gouvernement qui partage nos idées peut réussir ». C’est cette exemplarité de l’action de l’extrême droite néolibérale qui est particulièrement inquiétante pour nous tous.
En France, depuis la réforme des retraites imposée au pays malgré les manifestations massives pendant plusieurs mois, la situation est complètement bloquée. Le raidissement autoritaire de Macron n’est plus à démontrer tant ce dernier a eu recours comme aucun de ses prédécesseurs aux procédés les plus discrétionnaires de la Constitution de 1958 : non seulement le 49.3 qui donne au chef de l’État la possibilité de passer outre l’avis du Parlement, mais aussi le 47.1 qui impose une limite de cinquante jours pour l’aller-retour entre l’Assemblée nationale et le Sénat, et le 44.3 qui supprime la possibilité d’introduire des amendements en imposant le vote bloqué sur l’ensemble du projet. Il n’y a désormais plus de négociation ni même de dialogue entre les partenaires sociaux et le gouvernement, seulement des consultations séparées qui ne donnent lieu à aucun engagement. Il faut ajouter à cela la loi immigration promulguée en janvier 2024, « loi d’extrême-droite votée par une majorité d’extrême-droite » (Sophie Binet) et le coup de force d’une modification arbitraire de la composition du corps électoral en Nouvelle-Calédonie aux dépens des Kanaks.
Il pourrait sembler que le champ du soin psychique fasse exception à cette logique autoritaire. Il n’en est rien, tout au contraire. Depuis les années 80-90, la diffusion du concept de « désinstitution » en psychiatrie a accompagné un processus de désétatisation visant non à démocratiser les structures de soin mais à réguler l’arrivée sur le marché des patients à travers la mise en place des plateformes numériques [2]. Ce qui s’installe avec l’extension de l’empire des algorithmes, ce n’est pas une médecine « préventive » (qui pourrait en effet être contre la prévention ?), comme on voudrait nous le faire croire, mais une médecine « prédictive ». Le même tournant vers une « gouvernementalité algorithmique » [3] s’opère aujourd’hui dans d’autres secteurs d’activité, comme la justice ou la police. En psychiatrie, ce processus s’accompagne non d’un allègement, mais d’une augmentation massive du nombre de soins sous contraintes et des recours à des dispositifs de contention et d’isolement [4]. On a donc en même temps un poids écrasant des institutions et l’orientation des patients confiée à des algorithmes. L’effet de cette singulière combinaison est de « rendre moins visible l’institué » [5] qui est portant toujours là et reste actif, comme en témoigne le rôle des ARS à qui il revient de délivrer les certifications.
L’impératif stratégique de la composition
Face à la situation d’urgence créée par le désengagement de l’État, des réseaux d’entraide ou de soutien se sont constitués, souvent en lien avec des institutions publiques locales mais dans les marges de celles-ci. Parallèlement, le gouvernement a promu depuis une dizaine d’années le statut de pair-aidant pour des raisons d’économie de moyens : il s’agit en effet de postes payés au rabais proposés à d’anciens patients qui ont suivi une formation. D’un côté, on reconnaît au pair-aidant un pouvoir soignant attribué aux patients en tant que tels mais, de l’autre, on favorise une concurrence entre les patients pour obtenir ce statut. Plus largement, le danger est de créer une logique de concurrence entre les structures ou collectifs existants, par exemple entre les clubs thérapeutiques et les GEM (Groupe d’entraide mutuel), au lieu de travailler à multiplier les agencements et les articulations de manière à déjouer le piège de la concurrence. Ce travail stratégique relève d’une logique de la composition.
Comment entendre cette notion de composition ? On doit distinguer trois sens de la composition (cum-ponere : « placer, poser ensemble »). On peut tout d’abord renvoyer à la façon dont des éléments ou des parties s’assemblent pour former un tout supérieur à ses éléments. On a ensuite le sens intransitif de « traiter, négocier », qui est un emprunt sémantique au latin : on parlera alors en diplomatie de « composer avec un ennemi », puis plus tard de « composer avec les préjugés ». C’est enfin un troisième sens qui apparaît aux XVIIe et XVIIIe siècles : on parlera alors en dynamique de composition des mouvements, ou de composition des vitesses, ou encore de composition des forces. Des forces physiques composent entre elles sans pour autant composer un tout au sens d’une entité supérieure aux parties, à la différence des parties qui composent un tout supérieur à elles.
Opter pour le premier sens entretiendrait l’illusion qu’il faudrait opposer un Tout supérieur à la fragmentation néolibérale. On se tromperait gravement en cherchant à opposer la totalité intégrative à l’individualisme néolibéral. Foucault a montré que la gouvernementalité opérait à la fois et indissociablement par totalisation et individualisation (omnes et singulatim : tous et chacun individuellement), et pas seulement par individualisation. Autrement dit, la totalisation s’opère par l’individualisation et non contre elle.
Le deuxième sens est également à écarter : ce n’est pas en érigeant la négociation et la diplomatie en modèle de l’action politique que les différentes forces qui combattent le monde dominant peuvent définir leur stratégie. L’erreur de Bruno Latour est de croire que l’on peut résoudre les problèmes liés au changement climatique en élargissant l’espace des négociations entre les États-nations à des délégations non étatiques, par exemple en faisant représenter à la COP les océans, les forêts ou les sols par des délégations d’humains : « impliquer pour composer », selon ses propres termes [6]. Le modèle des négociations entre des « parties » n’est pas ici politiquement pertinent, d’autant plus qu’il va de pair avec l’extension du modèle de la représentation parlementaire aux non-humains : qu’est-ce qui autorise des humains à représenter ainsi des non-humains ? N’est-ce pas la porte ouverte à l’auto-habilitation la plus arbitraire ? De plus, de l’impossibilité d’un Tout supérieur qui serait composé de parties au sens d’éléments, il n’est pas permis d’inférer qu’il n’y a place que pour des « parties » au sens diplomatique. Plus fondamentalement encore, comme le relève justement l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro : « La diplomatie suppose que nous devons négocier en toutes circonstances. Voilà qui est admirable, mais le problème est que tout le monde ne veut pas nécessairement négocier » [7]. Ainsi, explique-t-il, les peuples autochtones qui voulaient seulement rester en paix sur leurs territoires ancestraux se sont vu agressés comme s’ils s’étaient exclus de l’humanité par leur refus de négocier.
C’est pourquoi seul le sens dynamique de la composition des forces peut être retenu, à condition d’être pris en un sens analogique : des forces physiques composent non au sens où elles sont des parties d’un tout supérieur, mais au sens où elles sont dirigées dans le même sens et ont le même point d’application. Leur résultante est une force appliquée au même point suivant la direction commune dont l’intensité est la somme des intensités des forces composantes. L’intérêt du schème physique de la composition des forces est qu’il permet de penser la façon dont des forces s’ajoutent les unes aux autres en s’appliquant à un même point sans générer une entité supérieure : les forces engagées dans des expériences alternatives sont analogues à des forces qui composent entre elles sans pour autant former un tout supérieur par voie d’unification.
Pour une éthique de l’altérabilité réciproque
Une telle logique des alliances va bien au-delà de la simple exigence de compatibilité qui, prise en elle-même, n’a de signification que négative, puisqu’elle n’implique que la non-exclusion réciproque, c’est-à-dire le fait de pouvoir exister en même temps. On touche là à un point fondamental. Pendant longtemps, ce qui a prévalu, c’est la logique d’un accord a minima sur le plus petit dénominateur commun, par exemple sous la forme d’une coordination inter-organisations cherchant à neutraliser des différences réputées inentamables, ou encore la dynamique d’une « convergence des luttes » qui aurait la vertu d’entraîner des forces toujours plus nombreuses sans inquiéter les identités qui les constituent.
On doit se demander quelle est la condition de possibilité politique d’une telle composition dynamique, autrement dit quelle est la logique des alliances qu’il s’agit d’opposer au monde dominant : quelle relation politique des forces qui composent entre elles est-elle requise pour que l’alliance ne soit pas définie de manière purement négative par une opposition à ce monde ?
Nous n’avons pas à inventer la réponse, celle-ci est expérimentée par les luttes en cours. Ce qui mérite toute notre attention, c’est la façon dont la lutte commune a transformé profondément et exemplairement les relations entre les collectifs et les organisations qui en ont été parties prenantes. La Confédération paysanne et les Soulèvements de la Terre ont des histoires politiques différentes. La première est un syndicat qui privilégie les formes d’action légales et défend un programme de réforme de la Politique agricole commune (PAC). Les seconds sont des écologistes radicaux qui entendent rester masqués et remettent en cause la logique des subventions publiques et des normes administratives qui encadrent l’agriculture. La construction du commun dans l’action a permis à ces forces de dépasser les identités particulières héritées de toute une histoire en favorisant une transformation de leurs relations réciproques [8]. L’enjeu est pour chacune de mettre à l’épreuve une capacité de se laisser altérer par les autres, capacité qui ouvre sur une éthique de l’altérabilité réciproque qui est en même temps et indissociablement une pathique. Selon l’opposition traditionnelle entre éthique et pathique, l’éthique relèverait d’une disposition à agir, la pathique du pâtir et de la passion, associée péjorativement à la passivité dans la philosophie classique. À l’inverse, selon l’éthique politique de l’altérabilité réciproque, l’agir commun implique une aptitude à co-pâtir. Cette idée détermine un nouveau sens de la composition, non plus simplement la composition comme addition de forces contre l’ennemi commun, mais la composition qui rend possible cette addition des forces non pas malgré, mais en raison des différences entre ces forces. Ainsi comprise, l’alliance entre les forces fonde l’alliance de toutes les forces contre l’ennemi commun.
Cette logique des alliances est stratégiquement décisive. C’est elle qui décide pour une très grande part du caractère politique des résistances : l’enjeu est en effet de résister sans le faire à partir d’une identité donnée à préserver ou d’une identité oubliée à retrouver, car c’est à cette seule condition que les résistances peuvent être créatrices. C’est ce qui donne toute son importance à la deuxième partie du titre de ces Assises « dans l’institution et dans ses marges » : aucun des deux termes ne doit rester inaltéré, ceux qui travaillent dans l’institution doivent se montrer capables d’ouvrir l’institution sur son dehors au lieu de se borner à la défense abstraite des services publics et ceux qui travaillent dans ses marges doivent se montrer capables d’échapper à la logique de l’entre-soi qui est toujours préjudiciable au soin psychique comme elle est toujours préjudiciable aux alliances politiques. Comme le dit le texte de Lucie du groupe Psy psy : « En fait, il n’y a pas l’Institution et Nous, il y a le reste du monde entier et ça représente vachement de monde. » [9] C’est ça un authentique mouvement politique : un branchement singulier entre le dedans et le dehors qui produit une altération réciproque et ouvre ainsi au « reste du monde entier ».
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