Marie Vonderscher
infirmière en appartements de coordination thérapeutique pour personnes sans domicile fixe.
J’ai commencé à travailler en appartement de Coordination Thérapeutique (ACT) et, avec un public en grande précarité sociale, à la création du service des ACT Vaucluse, un service d’hébergement individuel ou semi-collectif pour des personnes SDF atteintes de pathologies lourdes. Petit à petit, nous nous approchons davantage du cœur des problématiques, et les questionnements ne manquent pas. Au début, j’ai cru que les difficultés d’accès aux soins des résidents étaient liées à un manque d’information, des difficultés de déplacement, un manque de repères, une situation sociale qui vient compliquer la moindre démarche vers le système de soins, en lien avec l’exclusion. J’ai cru qu’avec une action sur ces différents déterminants, l’accès aux soins serait effectif.
Aujourd’hui, je continue à constater dans ma pratique que l’enjeu le plus complexe réside effectivement dans cette question d’accès aux soins, mais davantage sous l’angle de « l’adhésion » aux soins et se joue donc à un niveau plus individuel. Au-delà des nombreux obstacles liés à la précarité, sociale et sanitaire, la difficulté pour les résidents que nous accueillons me semble en lien avec un problème de « résistance ». Résistance à être aidé, à se soigner, résistance à prendre soin de soi, résistance au soin en général. J’ai donc choisi de m’interroger sur ce terme de résistance, qui, employé en réunion par notre médecin coordinateur, a pris tout son sens. Les différentes définitions de la résistance me permettent, sous forme d’images, de faire des liens avec ce questionnement : en physique, une résistance est un composant électronique ou électrique dont la principale caractéristique est d’opposer une plus ou moins grande résistance à la circulation du courant électrique. Dans le cas de la résistance au soin, le courant électrique défini ici peut symboliser la relation d’aide. Henri Michel, fondateur du Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, définit quant à lui la Résistance comme l’ensemble des combats menés au nom de la liberté et de la dignité humaine contre l’occupant et ses aides. L’occupant peut être représenté par la maladie, ou la personne soignante qui l’incarne, face à une personne qui se bat pour conserver sa dignité. En psychanalyse, la résistance est un concept qui désigne le fait de ne pas être ouvert à soi, à sa réalité et à la réalité extérieure. Et finalement de rester en lutte d’abord contre soi-même, mais aussi finalement contre le reste du monde. Le refus de la réalité est ici le refus d’accepter d’avoir une situation sanitaire et sociale dévalorisée, qui se retrouve dans le refus d’acceptation d’un système normatif.
Enfin, en médecine et en biologie, on désigne par résistance le phénomène par lequel des organismes parviennent à supporter un agent qui leur est normalement défavorable. Il peut s’agir ici de mettre en place des mécanismes de défense pour supporter un état de santé altéré.
La résistance se présente donc dans tous ses aspects comme un moyen d’exister par la lutte, par l’opposition. L’un des buts de nos activités est évidemment d’infléchir cette lutte, d’accompagner les personnes sur le chemin de l’acceptation de leur situation, de façon à réaliser les actes de soin nécessaires à une meilleure santé. Mais ce processus d’acceptation, comparable à un deuil, parfois trop douloureux, peut s’avérer impossible, et il nous faut apprendre à faire avec. Après quelques semaines de séjour des patients en ACT, une fois retombée une forme d’euphorie gagnée à l’idée d’avoir un logement décent et un certain confort matériel, la résistance à avoir une vie « normale » fait surface. Les difficultés successives vécues en amont de l’arrivée en ACT semblent être devenues une forme de repère, et toute tentative de s’en sortir peut être, consciemment ou non, mise en échec. Les rendez-vous médicaux ne sont pas honorés, les traitements ne sont pas pris, l’hygiène est négligée, les problématiques addictives reprennent le dessus, même les contacts avec l’équipe des ACT peuvent être éludés. Les stratégies d’évitement et de dissimulation sont nombreuses. Un de nos résidents, M. E., est arrivé aux ACT Vaucluse au terme de plusieurs dizaines d’années de vie à la rue. Son état de santé était très précaire, avec des soins d’hygiène corporelle inexistants et un éthylisme chronique massif. En stade terminal d’insuffisance rénale chronique, il devait réaliser trois séances d’hémodialyse par semaine, sans lesquelles son état général était rapidement altéré. Les premiers temps, il les suivait, mais au bout de quelques mois, il a commencé à n’y aller qu’une fois sur deux, puis une fois par semaine, puis une fois tous les dix jours... et ce malgré toutes les tentatives de négociation de l’équipe et des divers intervenants qui le sollicitaient en ce sens. Il donnait même l’impression que plus on lui en parlait, plus on essayait de négocier, moins il acceptait, comme si c’était le dernier levier qu’il avait pour exercer sa liberté. Les complications se sont rapidement fait sentir : thrombose de la fistule artérioveineuse, impossibilité de refaire une nouvelle fistule d’où la pose d’un cathéter jugulaire malgré une hygiène corporelle compromise, œdème pulmonaire, surinfection des cicatrices opératoires.
D’autre part, M. E. niait ses troubles, persuadé dans son discours que la dialyse « ça sert à rien », qu’il était plus mal quand il y allait que quand il n’y allait pas. Parfois, il y est allé en disant que c’était « pour me faire plaisir ».
Et puis, il a décidé d’arrêter d’y aller. Au fond, je crois savoir qu’il connaissait très bien le risque qu’il prenait. Il a été hospitalisé une nuit en urgence, suite à l’appel d’une voisine qui entendait ses gémissements. Le lendemain lors de ma visite, il m’a dit « Ça va, c’était rien ». J’ai su qu’il était sorti contre avis médical. Le surlendemain, avec ma collègue auxiliaire de vie sociale, nous l’avons trouvé par terre, incapable de bouger, ayant vomi, disant juste que « ça allait », mais qu’il n’avait plus de cigarettes (en bonne professionnelle de la santé, je lui en ai donné une !). Il disait s’être fait mal à la jambe, il avait en fait une thrombose des deux membres inférieurs. Nous avons appelé les pompiers contre sa volonté. À leur arrivée, il était hyperalgique, mais refusait d’être transporté à l’hôpital. Ils ont fait appel au SAMU pour le calmer et enfin pouvoir l’emmener. Il est mort le jour d’après, et j’ai été contente de pouvoir l’accompagner jusqu’à la fin, on a pu, je crois, se dire des choses vraies. jusqu’à la fin, il aura lutté, et depuis le début nous ne l’avons jamais entendu se plaindre. « Ça va, c’est rien, c’est pas grave » et puis « De toute façon c’est ma vie, c’est moi qui décide ».
La lutte comme moteur, le déni comme mode de vie, se plaindre c’était la honte, M. E. était un résistant...
Le travail avec des personnes en situation de grande précarité nous met quotidiennement en face des limites de notre toute-puissance, d’autant plus lorsque, de formation médicale ou paramédicale, on est habitué à apporter une solution curative, dont les bénéfices sont rapidement visibles. Ici, les patients nous apprennent que l’absence de solution n’est pas forcément synonyme d’échec, et d’ailleurs que l’échec est souvent vécu en tant que tel davantage par le professionnel que par le patient lui-même. Il nous faut trouver un équilibre pour évaluer dans quelle mesure on peut respecter les souhaits des personnes, et dans quelle mesure on est légitime pour demander à obtenir leur implication dans la démarche de soins.
Les expériences continueront à nous apprendre comment un travail médico-social concerté en bonne intelligence, distancié de la notion d’urgence et de résultat immédiat, ancré dans une relation de confiance gagnée dans le temps, peut nous permettre de faire reculer les résistances à prendre soin de soi.