Le CNPF va-t-il gagner ?

Assurance maladie : une histoire sociale et politique du « reste à charge ».

Patrick Dubreil,
médecin généraliste

1945 : Un système solidaire et égalitaire d’accès aux soins et à la santé géré par les assurés sociaux 
Mars 1944, le Conseil National de la Résistance (CNR) propose un « plan complet de sécurité sociale visant à assurer, à tous les citoyens, des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail ». L’ordonnance de 45 crée « les assurances sociales » pour les assurés des professions non agricoles. Elle met en place un ticket « modérateur » (TM) de 20 % à la charge de l’assuré qui peut être remboursé par les mutuelles (reconnaissance de leur rôle complémentaire), les actes et soins coûteux et les affections de longue durée sont pris en charge à 100 %.

1950-1980 : Augmentation du « reste à charge », gestion étatisée de la Sécurité sociale
Dans les années 60, le contrôle ministériel sur la Sécurité sociale est transformé en pouvoir de gestion directe de l’Etat. Le législateur crée des régimes catégoriels d’assurances spécifiques obligatoires (exploitants agricoles, salariés, indépendants).
En 1958, la loi Debré crée les centres hospitaliers universitaires (CHU) avec le plein temps hospitalier et institue la possibilité d’une activité privée à dépassement d’honoraires à l’hôpital public.
En 1965, le rapport du CNPF met en évidence l’impact des « charges » sociales sur la « compétitivité » des entreprises et préconise, déjà, la réduction de la place de la Sécurité sociale. En 1967, la réforme Jeanneney, s’inspirant de ce rapport, réorganise le régime général en branches autonomes (maladie, famille et vieillesse), responsables de leur équilibre financier. L’unité du régime général de Sécurité sociale est rompue. S’opère un renforcement de la pénétration du patronat dans la gestion des caisses de Sécurité sociale.
En 1966, un décret fixe les plafonds des tarifs médicaux par arrêté interministériel, et encadre les modalités de dépassement de tarifs.
En juin 1980 est mis en place un secteur 2 à honoraires libres avec dépassements non remboursés par l’Assurance maladie (AM), le secteur 1 correspond aux tarifs opposables fixés par la convention médicale et remboursés par l’AM (hors TM).

1981-1995 : La gauche est au pouvoir (en cohabitation en 86-88 et 93-95), le secteur 2 est limité mais perdure, le « reste à charge » augmente malgré quelques avancées dans l’accès aux soins des patients pris en charge à 100 % (ALD)
1983 : création du forfait hospitalier journalier (FHJ) qui ne cessera d’augmenter.
Le secteur 2 à dépassements d’honoraires perdure, seuls les anciens chefs de clinique pourront y entrer, ce qui le laisse ouvert de fait aux spécialistes.
En 1987, seuls les soins et traitements directement en lien avec la maladie exonérante sont pris en charge à 100 % par l’AM (plan Séguin) ce qui aboutira trois ans plus tard à la mise en place de l’ordonnancier bizone.
En 1991, sous Rocard, est mise en place la Contribution Sociale Généralisée (CSG), prélèvement assis sur l’ensemble des revenus qui prendra progressivement le relais de la quasi-totalité de la cotisation maladie des salariés.
Dans le cadre de la loi sur le revenu minimum d’insertion (RMI) de 1992, un décret facilite l’accès aux soins des salariés précaires.
Le « reste à charge » continue par ailleurs d’augmenter.

1996 : Plan Juppé, vers une maîtrise comptable des dépenses de soins
En 1995, Alain Juppé instaure la maîtrise médicalisée des dépenses de soins (lois de 1996) et crée la Contribution au Remboursement de la Dette Sociale (CRDS) dont le produit est affecté à la Caisse d’Amortissement de la Dette sociale chargée de la gestion des déficits des régimes de Sécurité sociale. Les Lois de Financement de la Sécurité Sociale établissent les recettes, les objectifs de dépenses par branche et l’Objectif National des Dépenses d’Assurance maladie (ONDAM) ; les Agences régionales d’hospitalisation sont créées pour veiller aux dépenses hospitalières.

La gauche plurielle (au pouvoir en cohabitation de 1997 à 2002) met en place la Couverture Maladie Universelle (CMU)
En 1997 est mise en place « l’option médecin référent », avec pratique du tiers-payant et attribution d’un forfait pour les médecins.
La carte Sesam-Vitale [1] est créée en 1998.
La loi CMU est fondamentale, elle instaure le droit à une couverture maladie à ouverture immédiate pour tous les résidents en situation régulière (les étrangers en situation irrégulière restent sous le régime particulier de l’Aide Médicale d’Etat). Elle met aussi en place la CMU complémentaire (CMUc), d’attribution immédiate si l’état de la personne le nécessite, filet de sauvetage pour les plus pauvres, sous conditions de ressources (le plafond est fixé en dessous du minimum vieillesse et de l’Allocation Adulte Handicapé) avec, pour les bénéficiaires, prise en charge à 100 % en tiers-payant et dépassements d’honoraires interdits. L’affiliation à la CMU des patients au RMI est automatique.
En 2002, les enfants en situation irrégulière sont affiliés à la CMUc. Les personnes sortant du dispositif CMUc bénéficient du tiers-payant pendant un an. Dans le même temps, la baisse des prises en charge se poursuit pour tous, notamment des transports sanitaires et des médicaments.
A partir de 2000, les médecins devront obligatoirement justifier les motifs des arrêts de travail.

2003-2007 : La privatisation progressive de l’Assurance maladie s’accélère, le contrôle social se transforme en « chasse aux fraudeurs » 
Des mesures restrictives sont appliquées : renforcement du contrôle des arrêts de travail, création d’un « protocole de diagnostic et de soins » pour les patients en Affection de longue durée (ALD). La tarification à l’activité (T2A) de l’ensemble des établissements de santé (plan Mattéi hôpital 2007) renforce l’étranglement budgétaire des hôpitaux publics.
La loi du 13 août 2004 compromet l’accès aux soins : instauration des forfaits sur les soins, non remboursables par les complémentaires, parcours de soins avec pénalisation financière si le patient ne choisit pas de « médecin traitant » ou s’il est hors parcours, suppression de l’option médecin référent, création du dossier médical personnel informatisé, mise en place d’un comité d’alerte sur les dépenses de santé si elles dépassent l’ONDAM.
Seule mesure positive : la création d’une aide à l’acquisition d’une complémentaire santé pour les patients juste au-dessus du seuil de la CMUc.
En janvier 2005, la convention médicale crée plus de treize tarifs de consultations différents avec droit aux dépassements d’honoraires pour les spécialistes de secteur 1 en l’absence de passage par le « médecin traitant ». Le dispositif des ALD est durci. Le contrôle médical se renforce et des sanctions des pratiques « abusives » sont prévues. En 2007, la carte Sesam-Vitale est dotée d’une photo de l’assuré.

2007-2012 : la remise en cause de la solidarité sous l’ère Sarkozyste
« Nous parlons d’assurance maladie... Y a-t-il une seule assurance sans franchise ? » (Nicolas Sarkozy — convention santé de l’UMP-27 juin 2006). « Il ne faut pas envisager ces franchises sous l’angle d’un rationnement des soins mais sous celui d’une responsabilisation des patients » (Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, de la Jeunesse et des Sports — Le Monde, 28 mai 2007).
Au premier janvier 2008, Nicolas Sarkozy met en place les franchises « médicales », qui s’ajoutent aux forfaits sur les actes de soins jusqu’à un montant total de 100 euros par an, non pris en charge par les complémentaires.
En 2010, la loi HPST donne tout pouvoir à l’Etat dans l’organisation et la gestion du système de soin, avec étranglement de l’hôpital public et restructurations public-privé.
A ce jour [2], le droit à l’Assurance maladie mis en place par la loi CMU et le droit à l’AME sont bafoués. Suite aux déremboursements, aux augmentations des divers forfaits et franchises et dépassements d’honoraires, la prise en charge des soins n’est plus que de 50 % pour les soins (hors ALD et hospitalisation) et les renoncements aux soins augmentent ; soignants et assurés sont considérés comme des fraudeurs en puissance. Au fil des années, les cotisations sociales (puis la CSG) n’ont cessé d’augmenter, d’être déplafonnées, et de toucher de plus en plus de catégories d’assurés (retraités, chômeurs...).

Le CNPF va-t-il gagner ? 
L’esprit de solidarité présent dans le texte originel créant la Sécurité sociale a été attaqué dès 1945 par le patronat au détriment des salariés.
L’histoire de la Sécurité sociale est une histoire de luttes : quand l’ouvrier parle de « cotisations », « solidarité », « financement solidaire et accès aux soins pour tous », le patron répond « charges », « responsabilité », « financement individuel ».
La prophétie du CNPF de 1965 serait-elle en train de se réaliser ? Doit-on laisser la voie libre au Medef (ex-CNPF) dont la patronne indique, en février 2012, que l’Assurance maladie doit encore être « réformée » car le « reste à charge en France est le plus bas du monde ».
Au contraire, les luttes sociales, collectives et politiques peuvent-elle revenir au grand jour, et renverser le rapport de force en faveur de l’intérêt général, pour réaffirmer les valeurs du Conseil National de la Résistance ?

Sources : 
Plans de réformes de l’Assurance maladie en France-mise à jour en mars 2011 — IRDES : Jean Magniadas, Histoire de la Sécurité sociale — Institut d’histoire sociale de la CGT, conférence du 9 octobre 2003.


par Patrick Dubreil, Pratiques N°57, mai 2012

Documents joints


[1Conseil national du patronat français créé en décembre 1945 à la demande du gouvernement français pour avoir un interlocuteur représentatif du patronat, devenu Mouvement des entreprises de France (Medef) en 1998.

[2Voir les différents articles de ce numéro.


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