Rendre service

Le soignant peut être incité à l’apprentissage de certains gestes à risque par le patient qui lui fait confiance ou par des circonstances exceptionnelles. Il développe alors des précautions minutieuses.

Sylvie Cognard,
Médecin généraliste

« Il faut que tu me fasses des piqûres » me dit Rachida en me tendant un bout de papier m’expliquant comment procéder pour réaliser des infiltrations de l’artère temporale avec un anesthésique local. « Tu comprends, il faut en faire trois par semaine, je vais pas aller là-bas attendre et tout et tout. » J’entends bien ses raisons, en plus c’est moi qui l’ai adressée en neurologie pour ses douleurs atypiques de la région temporale droite. « Tu sais Rachida, je n’ai jamais fait ça et puis ça me fait un peu peur de te piquer tout près d’une artère avec un produit comme celui-là. » « Il t’a fait un papier pour t’expliquer quand je lui ai dit que je ne reviendrais pas. Quand il me l’a fait l’autre jour, y a pas eu de problème, alors pourquoi y aurait un problème avec toi, tu sais lire et puis t’es mon docteur. » Je lis et relis le papier, j’allonge Rachida après avoir rempli ma seringue, je prends la plus petite et la plus fine des aiguilles. Je prends les repères indiqués sur la tempe de Rachida en palpant son artère temporale, calcule l’angle et la direction inscrite à prendre et je pique doucement, j’aspire pour être sûre de ne pas être dans l’artère, puis j’injecte le produit. Je réalise tous mes gestes en contrôlant ma respiration pour ne pas trembler. J’ai réalisé près de trente de ces infiltrations.
« Je peux plus pisser, j’ai mal au ventre, faut faire quelque chose tout de suite, là je ne tiens plus ! » C’est Esméralda, elle est enceinte de trois mois et je sais qu’elle a un utérus rétroversé. Accident rarissime, mais qui me revient en mémoire, en début de grossesse, le col utérin peut appuyer sur l’urètre et créer une rétention d’urine. Un truc mécanique tout bête, mais si j’ai le diagnostic, je ne sais pas pratiquer la manœuvre qui libérerait Esméralda, je n’ai pas non plus de sonde urinaire. Je lui propose d’aller aux urgences de la maternité après lui avoir expliqué le phénomène. « Ah non, maintenant que j’suis là, je bouge plus ! » Dans ma tête passe tout un tas de trucs terribles jusqu’à l’éclatement de sa vessie… Devant la détermination d’Esméralda à ne pas sortir de mon bureau, je téléphone à un confrère gynéco-obstétricien et lui explique la situation. Je libérerai Esméralda, en mettant le haut-parleur du téléphone et en suivant la description des gestes à réaliser. Il a juste fallu un petit coup de serpillière après, c’était vraiment urgent…
Une autre fois, je réalisai un accouchement à domicile, car quand je suis arrivée près de la dame, on lui voyait les cheveux, au bébé… Cela faisait onze ans que je n’avais pas pratiqué ces gestes qui me sont revenus par la mémoire de mes mains.

J’ai appris à ôter des molluscum, j’ai appris à brûler des verrues, actes réservés habituellement aux dermatologues, parce que des parents ne voulaient plus amener leurs enfants chez le spécialiste.
En sortant de la fac, parmi les nombreuses interdictions des spécialistes à l’égard des généralistes, il y avait celle des rhumatologues de ne pas pratiquer d’infiltrations en cabinet de ville. Risque d’infection, risque d’hématome, risque de nécrose, bref des risques plus effrayants les uns que les autres. J’avais eu la chance d’avoir un maître de stage qui en pratiquait et qui m’avait appris à infiltrer des genoux. Pour les coudes et les syndromes du canal carpien, j’ai appris seule. J’ai donc bravé l’interdiction pour des patients qui ne voulaient ou ne pouvaient pas consulter des rhumatologues de ville et je n’ai jamais eu de problème. Nous avons par la suite organisé deux séances de formation à ces gestes et à leurs indications avec notre groupe de FMC, pour que les généralistes qui le souhaitaient puissent à leur tour rendre service à leurs patients.
Des gestes jamais réalisés, des gestes oubliés, des gestes connus mais interdits, lorsque l’urgence s’impose, lorsque la situation sociale de nos patients l’exige, nous pratiquons des gestes à risque. Je dis « nous » parce que je pense que je ne suis pas la seule. Il me semble que j’ai mesuré les risques avec mes patients, que je les en ai informés et que nous avons pris les décisions ensemble. J’ai pu dire « Je ne sais pas faire » et ils m’ont répondu « Vous n’avez qu’à apprendre ». J’ai pu dire « J’ai peur » et ils m’ont répondu « On vous fait confiance ». Cette confiance reçue m’a fait prendre en échange d’infinies précautions exemptes de précipitation.
La relation de confiance établie semble avoir été, dans ces situations particulières, une sorte de rempart à l’erreur dans la pratique de ces actes délicats.


par Sylvie Cognard, Pratiques N°59, novembre 2012

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