Rencontre avec un télescope, pour voir

C’est l’histoire de l’irruption un peu folle d’une idée récupérée par un collectif. C’est l’histoire d’un effondrement tragique. C’est l’histoire d’une émulation joyeuse et de sourires complices.

Philippe Dubois, infirmier

Nous sommes dans le nord, à Bailleul, et c’est l’hiver.
2024. L’année commence une nouvelle fois sans un flocon. L’ambiance y est humide et grise depuis plusieurs semaines. Les fêtes sont passées et ce début d’année nous incite une nouvelle fois à espérer pour demain que bien des choses s’arrangent : la guerre en Ukraine, les tensions sociales environnantes, le retour des lits de l’hôpital. Et puis, il nous reste le carnaval dans quelques semaines pour s’extraire de tout ça.
Thierry, le responsable artistique de l’hôpital me contacte et me propose d’être partenaire pour le projet Art et Psy de cette année : « Brut ».
Avec un collègue, Ludovic, j’anime un petit atelier bois au sein d’une plate-forme de psycho-réhabilitation. Nous y recevons des groupes de patients venus des centres médico-psychologiques et centres d’accueil thérapeutique à temps partiel des Flandres intérieure et maritime.
Thierry me propose de rencontrer Loren, un artiste lyonnais et, après quelques coups de fil, Loren fait le déplacement jusqu’à nous.
Loren souhaite rendre hommage à Einrich Anton Muller et me propose d’emblée la construction d’un télescope, d’un énorme télescope…
J’apprends d’E.A. Muller qu’il était suisse, né juste un siècle avant moi et qu’il a fini sa vie à l’hôpital psychiatrique de Munsingen. Loren m’explique que E.A. Muller avait conçu à la fin du XIXe siècle une machine à greffer la vigne. Cette machine, dont la production promettait à Muller une reconnaissance sociale et un certain confort financier, s’est transformée en un objet par lequel ses espoirs furent amèrement déçus. L’oubli d’une date pour le renouvellement des droits du brevet lui fit perdre pied car d’autres se sont emparés des droits. Le monde s’est effondré pour lui et il ne s’est stabilisé qu’à l’intérieur des murs de l’asile.
Il y passe alors son temps à confectionner des mécaniques complexes dont la caractéristique principale est de ne rien produire. Produire du rien, du tout, mise en mouvement infinie, répétition, symptôme...
Des machines dont l’apparente inutilité nous révèle sans doute autre chose.
Je pense au mouvement perpétuel et son rapport à l’impossible, au concept de répétition, au symptôme, aux temps modernes, au disque « ourcourant » (discours courant) cher à Lacan...
Muller construisit aussi un télescope dont il ne nous reste aucune photographie. Il était en papier et avait pris place dans une petite cour de laquelle il ne pouvait observer qu’une sculpture faite de terre et de pierres à proximité. Un télescope qui tournait le dos aux étoiles.
Muller meurt à l’hôpital psychiatrique de Munsingen en 1930.

Revenons à Bailleul.
Loren me touche avec cette histoire. Un effondrement, une ruine, un monde qui s’effondre en tournant le dos aux étoiles.
J’ai déjà dit oui à ce projet sans le savoir et me raccroche désormais aux soucis techniques. Ils sont nombreux. Loren me suggère un télescope de grande taille (trois à quatre mètres de long) que nous pourrions réaliser à partir de nos palettes de récupération. La date de la mi-juin est déjà là pour la présentation et le vernissage.
Je défends mes critères techniques pour la réalisation et espère pouvoir motiver les patients qui viennent à cet atelier. Loren rencontre quelques patients puis repart. Il est convenu qu’il repassera une semaine avec nous à la fin du projet.
Les différents groupes s’attellent initialement à la réalisation de panneaux à partir de planches de palettes. Travail répétitif, mais qui a l’avantage d’être simple. Découverte des vieux gestes pour l’ajustage et l’assemblage des planches. Le rabot et ses longs copeaux comme des bouclettes blondes se détachent avec légèreté dans un chuintement discret. Le geste lui-même est une détente, presque hypnotique.
Plus tard, une fois les panneaux préparés, nous inventerons un gabarit pour faciliter la découpe de ces panneaux en trapèzes. Ce sera l’occasion de s’affranchir par quelques astuces de longs et laborieux calculs.
Nous avançons au fil des semaines. La masse de bois est impressionnante pour un télescope qui fera presque quatre mètres de long. Pour le reste (le trépied et la base articulée), nous commanderons deux panneaux de contreplaqué et demanderons aux ateliers de l’hôpital de nous réaliser les coupes les plus importantes.
La chance nous sourit, à un moment où l’hôpital souffre de difficultés d’approvisionnement, nous recevons ces panneaux.
Dès lors, le « kit » prend forme et malgré les tensions inhérentes au délai (vacances d’avril, fériés du mois de mai), je sens les personnes « galvanisées ». Patients, soignants, tous dans le même bain ; un début d’excitation apparaît. On arrive à l’heure ou presque, on traîne pour partir. On y est !
Nous commençons à y croire, on dirait presque que c’est la matière elle-même qui nous met en mouvement, mais c’est bien l’ambiance qui gagne.
Le télescope se dresse enfin dans notre petit local. Il prend tout l’espace !
Mais au fait… va-t-il pouvoir sortir de la pièce ? Ça devrait aller, sans doute...
Vient le tour du trépied. J’ai insisté pour que le télescope soit utilisable par les grands comme par les petits. Cela aboutit à cette grande pièce fragile, à longues pattes. Sortira-t-il lui aussi de l’atelier ?
Là c’est moins évident. Beaucoup moins.
Les infirmières sont pessimistes, les patients optimistes, je demande à voir. Avant le collage définitif, nous procédons à un essai de sortie. Les pattes sont assemblées par vissage et nous pouvons encore démonter si besoin. Finalement, ça sort tout juste, sans les forceps !
Alors c’est bon, on colle !
On procède ensuite à l’assemblage des paliers (pas liés !) à l’intérieur du télescope lui-même. Il nous faut quelqu’un de souple et menu pour ramper dans ce tunnel de plus en plus étroit. Par chance, une collègue s’y colle et finit par ressortir. Moments aussi rares qu’inattendus, où la confiance, les sourires et les rires dominent.
Ça y est, le monstre est là. Nous risquons son « érection » dans l’atelier. Une frénésie un peu folle domine. Il faut trouver des costauds, grimper sur les tables.
Ça y est, il est là. Il prend tout l’espace ce télescope (sic !)

Nous sommes soudainement devant un ouvrage énorme qui nous dépasse, nous surplombe. On rigole du monstre. On souffle un grand coup. Ça y est, et en plus, on est dans les temps...

Tout au long de ce travail, des groupes se sont croisés au fil de leur participation. Ces personnes ne se sont pas encore rencontrées. Quarante-six au total. Certaines n’y collaborant que quelques minutes, d’autres, plus investies, revenant chaque semaine.
Le fait étrange fut de découvrir que le travail que chacun pouvait réaliser avait été franchi et recouvert par celui des autres, et ainsi de suite.
La trace que nous pouvions y laisser s’enrichissait de la trace du suivant.

Me viennent alors en tête ces mots de René Char : « Aux preuves préférez les traces, seules les traces font rêver. »

Chaque fois nous perdions quelque chose en découvrant quelque chose de plus.
Le jour du vernissage, mon plaisir fut d’y réunir une grande partie des personnes restées à distance les unes des autres. Étranges rencontres : « T’as fait quoi toi ? »… « J’ai collé ce morceau là je crois. Je ne vois pas très bien, mais c’était en mars, et j’ai signé hier, ici, regarde, je suis là. »
J’ai proposé à tous, patients, infirmiers, d’écrire leurs prénoms (ou ce qu’ils voulaient) les uns à la suite des autres et de former de petits cercles ou spirales ou soleil, des astres sur le télescope en somme.
Tout le monde est là. Même certains de passage se sont greffés à la démarche, comme happés par le monstre, le tatouant d’un prénom ou d’un pseudo. J’y suis, nous y sommes.
Ce télescope a finalement trouvé une place de choix face au bâtiment administratif.
Dans les jours qui viennent, il partira sans doute s’exposer à droite à gauche. Il entamera sa vie propre d’ouvrage d’art, désormais séparé de ses géniteurs !
Bon vent à lui et merci pour ces heures heureuses qu’il nous a gentiment offertes.

PS : On a remarqué qu’un télescope comme celui-là, si on l’utilise à l’envers ça fait un porte-voix très efficace !

par Philippe Dubois, Pratiques N°106, novembre 2024

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