Itinéraire d’un enfant (pas trop) gâté

À travers sa pratique clinique et son blog, Benoit Blanchard, alias Dr BB, essaie de défendre le soin psychique en tant que nécessité anthropologique, du fait de notre commune vulnérabilité. Car l’enfance constitue la source vive de notre créativité soignante, de notre capacité à rencontrer l’altérité.

Entretien avec Benoît Blanchard, pédopsychiatre

Entretien réalisé par Anne Perraut Soliveres et Jean Vignes

Benoît Blanchard : Voici, pour commencer, quelques éléments biographiques et intimes. Ce n’est pas simple, j’ai mis beaucoup de temps à pouvoir assumer. Mon père était éducateur spécialisé en Institut médico-éducatif (IME) et il s’est avéré qu’il a souffert d’une grave dépression pendant ma petite enfance, jusqu’à ce qu’il soit hospitalisé, quand j’avais 4 ans, et qu’il se suicide à l’hôpital psychiatrique.
C’est un peu lourd de commencer ainsi, mais ça montre que j’ai été profondément marqué dans ma trajectoire, dans mon histoire, par ce que je considère a posteriori, sans avoir tous les éléments parce que j’étais très jeune, comme une forme d’incurie. Sa détresse n’a pas été entendue et moi, j’ai grandi dans ce contexte-là, avec une famille dévastée, une mère très éprouvée et l’absence d’un père, qui était quelqu’un d’engagé auprès des enfants dits anormaux.
Voilà, évoquer ces événements c’est une façon de pouvoir les endosser, de pouvoir les dénoncer. J’ai mis très longtemps à pouvoir les reconstruire. D’où mes combats et mes engagements pour lutter contre un système qui reste sourd, qui étouffe les voix. J’ai été un enfant assez seul. Je n’ai pas pu bénéficier d’une écoute par un professionnel ni de soins. Et ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pu entamer une démarche pour pouvoir me replonger dans ces douleurs restées latentes, ces strates de souffrance, de vulnérabilité qui sont néanmoins des éléments de résonance très importants pour ma pratique et mon engagement clinique.
C’est quelque chose que j’ai longtemps occulté. Pendant mes études, quand j’ai fait de la philosophie, j’ai lu Freud, ça a attisé ma curiosité. Je me suis engagé dans le soin parce que j’avais aussi une histoire familiale : j’avais un arrière-arrière-grand-père chirurgien ; or, il n’y avait plus de soignants dans la famille. Et de fil en aiguille, j’ai fait des études de médecine. Très rapidement la psychiatrie m’a intéressé. Mais j’ai été assez déçu, au cours de mon internat, de constater la réalité des pratiques, l’absence de liens avec les patients, les visites assez inhumaines dans les services, etc. Chose que j’ai beaucoup moins vue en pédopsychiatrie. C’est pour ça que je me suis engagé plutôt dans cette pratique-là, qui restait encore infiltrée, au sens positif du terme, sur le plan théorique, par une tradition psychanalytique, et puis, sur le plan des pratiques, par le souci d’une rencontre singulière et la possibilité d’être encore un peu créatif. J’ai fait mon internat, mon assistanat, j’ai commencé à travailler dans deux centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP). L’un situé à la Goutte d’Or, à Paris, dans un quartier très populaire, en prise avec les problématiques d’immigration, de précarité. Et puis l’autre à Neuilly-sur-Seine. C’est un peu le grand écart social, en apparence en tout cas, mais l’Institut Claparède reste un des CMPP fondateurs et défenseurs de la psychanalyse de l’enfant, un repère historique important. Il vient d’ailleurs de fusionner avec Claude Bernard. Ce sont les deux premiers CMPP en France.
Quand je suis arrivé à Claparède, j’étais vraiment le petit jeunot parce que la moyenne d’âge était au-dessus de 60 ans. Il y avait un schisme générationnel, mais j’ai réussi à faire ma place. Et, contrairement aux attendus, j’ai décidé de ne pas m’affilier à une école de psychanalyse et de rester un électron libre sur le plan de la formation, ce qui était déjà hétérodoxe par rapport au profil de mes collègues. Initialement, je n’avais pas envisagé la nécessité d’un engament politique dans mon travail. Je ne faisais pas de militantisme. Pendant des années, j’ai maintenu cette posture où j’avais l’impression de beaucoup m’impliquer dans ma pratique clinique, sans forcément qu’il y ait un ailleurs ou un au-delà, même si je ressentais de plus en plus la frustration de ne pas pouvoir témoigner. Du côté de la pédopsychiatrie, en particulier, la situation se détériorait à vue d’œil. Année après année, on voyait les pratiques, les conditions de travail, les partenariats avec les institutions type Aide sociale à l’enfance, école, se dégrader. Les collègues faisaient le dos rond, on essayait de préserver ce qui nous semblait important et je ressentais une forme d’insatisfaction croissante. Mon investissement professionnel ne suffisait plus. Comment impulser autre chose ?
Finalement, une amie, journaliste à Politis, m’a dit : « Mais pourquoi tu ne ferais pas un blog ? Ça pourrait intéresser les gens. » J’ai hésité... Et je me suis lancé dans l’inconnu, j’ai choisi ce pseudo qui est resté, Docteur BB, ce sont mes initiales. L’« anonymat » était aussi une protection, une liberté.
C’était compliqué à Politis. Et puis, les personnes ont changé. J’ai eu l’impression que ça n’intéressait plus trop le journal. Alors, j’ai décidé de me lancer sur Mediapart, qui offre une vraie liberté dans l’écriture. Là, on est un peu maître d’œuvre de son blog. J’ai commencé à Politis vers 2017. Et à Mediapart, autour de 2020.
Je ne sais pas trop dans quelle mesure c’est lu, dans quelle mesure c’est reçu. Mais ça m’a permis de donner du sens à ma pratique, de faire un petit pas de côté, de sortir du « on travaille, on travaille, on est le nez dans le guidon » et de me dire : « Bon, qu’est-ce que je fous là ? Qu’est-ce qu’on subit ? Qu’est-ce que ça nous fait vivre ? » C’était à la fois un jeu, l’idée de colporter un « nous » et, quand même, transcrire une forme de vécu collectif. En 2020, j’ai fait une série de blogs sur les Agences régionales de santé (ARS), suite au cahier des charges sur les CMPP en Nouvelle-Aquitaine. Et j’ai fait deux billets sur les personnalités de l’ARS qui avaient été à l’instigation de cette réforme destructrice. Or ces deux billets ont été censurés sur Mediapart. Je me suis dit : c’est la gloire, tu es censuré. Je ne me rendais pas compte que c’était à ce point conflictuel, antagoniste, problématique. Mon style s’est construit au fur et à mesure. J’essaie de mêler une certaine rigueur journalistique, ce que j’écris est toujours basé sur des faits, des citations que je vérifie ; et j’y rajoute une dose d’ironie, parfois acerbe.
Paradoxalement, cette censure a plutôt été un encouragement qu’une entrave.

Peux-tu donner des dates pour situer ton itinéraire ?

Je suis né en 1980. J’ai commencé mes études de médecine à 18 ans, ma thèse en 2008. J’ai dû commencer mon assistanat en 2009. Je travaillais sur un inter-secteur dans le centre de Paris. Et depuis je suis sur les deux mêmes CMPP. Je suis un type assez fidèle, une fidélité à la fois à l’égard d’un engagement dans une institution, à l’égard des équipes, et plus fondamentalement à l’égard des patients. Il y a des familles et des enfants que je suis depuis plus de dix ans, à travers leurs parcours de vie. Je les ai accompagnés dans des périodes existentielles décisives ; ils sont devenus ados, étudiants, jeunes adultes. Et ça me semble extrêmement important de pouvoir être dans cet engagement pérenne, de pouvoir s’inscrire comme point de repère, de pouvoir rester là. Je crois que c’était Oury qui disait qu’il faut au moins rester dix ans dans une institution pour pouvoir comprendre les enjeux, savoir où on est et pouvoir éventuellement faire quelque chose. Cette durée longue de l’accompagnement est un luxe à l’heure actuelle. Selon le rapport de 2018 de l’Igas sur les CMP et les CMPP, une prise en charge de plus de deux ans est atypique et doit être réévaluée. Or, j’observe que c’est sur ces temporalités étendues qu’il y a vraiment des transformations pérennes, profondes, qui peuvent s’accomplir.
Mon combat actuel est d’aller à l’encontre de la tendance des courants hégémoniques, de la dispersion, de la fragmentation, de la plateformisation, des temps courts, des interventions ponctuelles, éphémères, qui sont juste de la merde à la fois sur le plan clinique et thérapeutique, et même sur un plan économique.
Ma thèse portait sur la temporalité à l’adolescence. Je travaillais à la fois sur le rapport au temps des adolescents et sur les effets du temps sur la prise en charge. Quand j’ai présenté mon mémoire de diplôme d’études supérieures, on m’a dit : « C’est bien gentil votre histoire de temps, mais ça coûte de l’argent et ce n’est pas rentable. » J’ai répondu : non, c’est absolument le contraire. Si on ne prend pas le temps de bien soigner, c’est là que ça va être une catastrophe, un endettement pour l’avenir...

Comment as-tu rencontré la psychothérapie institutionnelle et la psychanalyse ?

J’ai rencontré la psychanalyse, assez rapidement dans mon cursus, et je me suis investi dans un travail personnel. C’est un intérêt qui ne s’est pas démenti, même si je m’autorise à ne pas être dans des courants conservateurs et à exercer un regard critique vis-à-vis de l’institution psychanalytique, à pouvoir me décaler par rapport à ce qu’elle peut avoir de plus orthodoxe, institué. C’est un dialogue ouvert. La psychothérapie institutionnelle, je l’ai rencontrée beaucoup plus tardivement. Car dans la pédopsychiatrie, cette culture ne va pas de soi. Elle n’est ni transmise ni pratiquée en institution. Donc c’est venu plus tard avec une politisation de mon regard et, dans une démarche personnelle, j’ai commencé à me pencher sur cet héritage.
Cela a infusé progressivement, impulsé par la rédaction du blog, qui a été pour moi un ferment. J’ai été amené à me poser d’autres questions et à aller chercher d’autres sources, à rencontrer d’autres personnes, à élargir mes intérêts. Je reste très intéressé par la philosophie et par les sciences humaines, en général, la sociologie, l’anthropologie en particulier, j’essaie de croiser un peu toutes ces sources.

Au début des études, il y a des choses qui sont abordées quand même...

Quand on était interne, on devait passer obligatoirement dans des centres hospitalo-universitaires, mais on avait encore accès à des services avec des pratiques de secteur influencées par la psychanalyse ou la psychothérapie institutionnelle. Et dans nos séminaires de formation, on devait valider un certain nombre d’enseignements, certains très orientés neurobiologie, génétique, comportementalisme, etc. mais il y avait encore pas mal de séminaires psychanalytiques. Au vu des témoignages des jeunes cliniciens, il semblerait que cette possibilité soit de plus en plus réduite, voire inexistante. On a essayé, à Claparède, de proposer un séminaire de formation pour les internes, mais la responsable du DES a récusé notre proposition. Il y a vingt ans, on avait encore le choix. Or, il y a désormais une chape idéologique très forte sur la formation des internes. D’ailleurs, les jeunes ne veulent plus choisir cette spécialisation parce qu’on l’a rendue absolument inintéressante, avec des conditions de travail dégueulasses. Quel désir, si c’est pour apprendre que la souffrance psychique est liée au microbiote et qu’il faut prodiguer des greffes fécales pour soigner les enfants autistes ? L’immuno-psychiatrie, c’est la nouvelle tendance…
C’est tragique parce que c’est une discipline tellement intéressante, au carrefour de tellement de domaines. Cependant, elle suppose intrinsèquement un engagement dans le lien, dans la rencontre, qui ne va plus de soi. Elle brasse des savoirs qui ne sont pas seulement biomédicaux, qui ne peuvent pas simplement s’affilier à l’Evidence Based Medicine. Et c’est très décrié tout au long des études de médecine. Quand on voit de quelle façon un tel cursus peut conformer les esprits, alors qu’on arrive à la fin de l’externat et qu’on n’a appris qu’une seule façon de pratiquer et d’être dans les clous, qui va choisir psychiatrie ? À part ceux qui sont trop mal classés pour envisager d’autres spécialités…
Pour en revenir à la pratique des pédopsychiatres, je constate maintenant les nouveaux profils de postes, les nouveaux dispositifs qui se mettent en place, notamment les plateformes, où ce qu’on demande aux praticiens, c’est de pouvoir faire des évaluations sur dossier – c’est-à-dire qu’ils ne reçoivent même plus les familles – et de donner des indications d’orientation sur une durée temporaire d’un an renouvelable avec des professionnels en libéral qu’ils ne rencontrent pas. Cela vient encourager une tendance phobique, c’est-à-dire qu’on se réfugie derrière l’expertise, derrière des évaluations faites à la chaîne, mais il n’y a plus à se coltiner les effets de la rencontre : les affects, le désarroi, les vécus d’impuissance, le négatif. Tout ce qui vient nous mobiliser dans notre pratique clinique, ce qui fait qu’on ressent et que, parfois, on est paumé, ou alors en colère. Mais quand on travaille sur dossier et qu’on n’est pas atteint par la merde à laquelle on contribue, c’est une défense finalement assez efficace.
Donc nous, les soignants de terrain, (je m’associe à mes collègues), on est de plain-pied avec la détresse, détresse des enfants, détresse des familles, et on voit de plus en plus d’experts qui les évaluent une fois par an, qui font des prescriptions irréalistes, qui viennent démanteler tout ce qu’on a essayé de construire ; parce que, d’une certaine façon, ils n’ont pas les mains dedans. Ils n’ont pas la connaissance de la réalité, de ce que vit tel parent au quotidien, de ce que traverse tel enfant à l’école ; ils sont dans une position de surplomb. Et c’est de plus en plus ce qu’on préconise, l’application de protocoles, de procédures – ce qui n’est possible qu’à distance, en évacuant les dynamiques contre-transférentielles, et tout ce qui peut circuler sur le plan relationnel, affectif.

En fait, c’est l’application stricte de ce que j’ai appris dès ma formation d’infirmière, c’est-à-dire la distance, ne pas s’impliquer, être dans le refus de l’émotion, « tu laisses ta vie au vestiaire »…

Non, ça ne fonctionne pas. Et on le constate en pratique, en recevant des familles qui ont un parcours complètement morcelé, qui ont déjà consulté je ne sais combien de professionnels, qui ont d’épais dossiers remplis de bilans, d’évaluations ; mais il n’y a pas de soin. Dans la tête des dirigeants, des technocrates, il faut avant tout catégoriser et quantifier. Donc on fait des tas d’expertises, on organise des plateformes pour dépister, pour diagnostiquer.
J’accueille alors des gamins qui, après un passage en centres diagnostics experts, ressortent, suite à une seule consultation, avec cinq ou six diagnostics et avec cinq ou six traitements psychotropes. Il y a eu un rapport l’année dernière du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge qui alertait sur des augmentations massives de la prescription de psychotropes chez les enfants. Et pourtant, cela ne ressort pas du tout sur un plan médiatique, alors que c’est une catastrophe en termes de santé publique. Par ailleurs, force est de constater la hausse dramatique des suicides, notamment chez les adolescentes de 10-14 ans. On est donc face à une souffrance de plus en plus tragique des enfants et des adolescents et la solution qu’on leur propose, c’est de les mettre de plus en plus sous psychotropes, de plus en plus tôt, de leur accoler des étiquettes diagnostiques dès le plus jeune âge sans rien faire après.

C’est étonnant, c’est quand même incroyable que ça puisse fonctionner !

Oui. C’est en train de complètement couler, un naufrage terrible, dans l’indifférence collective. Par contre, ce qui est médiatisé, ce sont toujours les mêmes rengaines, les mêmes discours : les soignants qui ne sont pas formés, qui n’appliquent pas les recommandations de la Haute autorité de santé. Donc, non seulement le travail devient plus éprouvant mais, en plus, on est contraint d’exercer de façon quasi clandestine dès lors qu’on s’engage véritablement, et on est accablés par les politiques qui dénoncent sans arrêt nos incompétences. Ça devient insupportable. Et pour certains collègues, c’est carrément intenable.

Oui, on en connaît pas mal qui sont partis de la fonction publique pour aller vers l’associatif ou qui ont été poussés dehors carrément par leurs pairs. Ça se passe comment avec les pairs, d’ailleurs ?

J’ai la chance d’être dans des équipes qui fonctionnent plutôt bien. Je touche du bois. C’est aussi ce qui permet de tenir. Quand on a encore un respect, une écoute, et puis surtout, institutionnellement, des temps d’échange, des possibilités d’être encore un peu créatifs ensemble, de construire des initiatives. Donc en interne, ça tient encore. Mais on a tous cette inquiétude : pour combien de temps ? Parce qu’on a vu ce qui s’est passé justement en Nouvelle-Aquitaine, avec le diktat autoritaire de l’ARS. De surcroît, le cadre réglementaire des CMPP va également être réformé au niveau national. On voit bien qu’il y a un rouleau compresseur et un programme politique. Alors, jusqu’à quand ?
Je reçois des familles et des enfants captifs d’une organisation sociale d’évaluation permanente, de mise sous pression. Les adolescents, dès le collège, sont déjà en train de penser à Parcours sup. Ils sont complètement étouffés dans un système où ils ne voient pas tellement d’issue, où ils ont l’impression d’être coincés, très rapidement. Des parents essayent d’aller à droite à gauche, reçoivent des injonctions paradoxales de partout et se sentent très coupables. On a longtemps dit : ah, la psychanalyse culpabilise les parents ! Mais là, c’est tragique ! Les parents vont dans un centre expert, et on leur dit : pour votre gamin, il faut trois séances d’orthophonie par semaine. Impossible à mettre en place ! Que fait un parent face à une telle injonction ? Il éprouve sa propre insuffisance, il n’a pas réussi à se mettre en adéquation avec les recommandations du grand professeur, du grand ponte qui a dit ce qu’il fallait absolument organiser. En conséquence, il se sent acculé, incompétent. On a tendance à oublier que la culpabilité est inhérente à la condition parentale et qu’elle est accentuée par la rigidité des prescriptions. Les slogans s’imposent, inclusion scolaire, remédiation, mais il ne se passe rien. Les familles courent, s’épuisent, s’effondrent.
C’est indéniablement un système très maltraitant qui, en plus, se pare d’un discours inclusif, bienveillant, qui est absolument abject lorsqu’on appréhende la réalité que cela recouvre. Le satisfecit des politiques me fait gerber. Tous ces beaux discours et ces effets de manche. Une honte !

Et à l’intérieur de cette gangue de rationalité, tes ressources, tu vas les trouver où ? À travers des rencontres comme les Assises du soin psychique ?

C’est ça ! Ce genre d’événement collectif redonne de l’élan. Cependant, je vais nuancer. Il y a une véritable dynamique, à la fois dans la préparation et les moments de rencontre, c’est toujours très porteur. Je trouve qu’on en ressort avec la conviction qu’on n’est pas esseulé et que, même si on a l’impression de lutter sur des îlots désertiques, ça tisse des archipels, on se sent relié. Mais je ressors toujours un peu désabusé quelques semaines après, parce que j’observe que, dans les grands médias, ou même dans des médias moins mainstream, il y a très peu de relais et que ça reste malheureusement de l’entre-soi assez confidentiel. Un entre-soi qui est certes nécessaire. Mais dans quelle mesure peut-on véritablement réussir à toucher la société civile, à diffuser médiatiquement, au-delà de notre sphère professionnelle ? On n’y arrive pas encore.

Mais comment faire quand les médias mettent la chape de plomb et ne relaient pas ces expériences, ni celles des parents forcément déçus ? Ils ont des étiquettes, des diagnostics, mais ça leur sert à quoi ? D’ailleurs, un diagnostic, c’est fait pour être critiqué, discuté.

Oui. Et puis bon, ce dont il faut être conscient, c’est que, derrière ces espèces de protocoles scientifiques, il y a une vision très politique et idéologique. L’Institut FondaMental est de plain-pied avec l’Institut Montaigne. Au-delà de ce vernis de science, de preuves, etc., il s’agit d’en arriver à une forme de libéralisation et de privatisation. Ils veulent aller encore plus loin, démanteler ce qui reste d’institutions publiques. Le modèle est vraiment là, avec l’idée que, pour le dire de façon très cynique, derrière la détresse infantile, derrière la souffrance des familles, il y a du fric à se faire.

Il faut pouvoir quantifier pour pouvoir facturer. Or la relation sociale est inquantifiable et non facturable.

On voit apparaître des boîtes privées qui proposent des prestations tarifées. On voit émerger une privatisation des accompagnants d’élèves en situation de handicap. Effectivement, il y a tout un champ qui est en train de se mettre en place, d’entreprises lucratives qui pensent, à tort ou à raison, se faire du beurre sur le délitement du service sanitaire et médico-social.
Derrière cette tendance à vouloir normaliser les pratiques, à imposer des recommandations, il y a, en arrière-plan, un modèle politique, qui vise à démanteler le service public et tout ce qui est l’héritage du Conseil national de la Résistance…

Il faudrait justement prendre point par point, mot par mot, le discours de ces gens-là et montrer en quoi il est faux, archi faux. Mais à partir du moment où ils nous ont pris nos mots, nos discours, pour en faire tout autre chose, c’est difficile de s’y retrouver pour des gens de bonne foi, des parents...

Tout à fait ! Au fond, ils se sont arrogés le monopole du cœur, de la bienveillance, de l’intérêt auprès des familles. Marion Le Boyer faisait, dans l’ouvrage qu’elle a co-écrit Psychiatrie : l’état d’urgence, le constat d’une crise qu’on peut tous partager. Si on ne voyait que le titre, on pouvait se dire : mais oui ! De la même façon que le président de la République avait intitulé son livre Révolution… il y a un retournement du discours, même des postures, comme s’ils voulaient s’approprier la sensibilité à l’égard du désarroi, du mal-être, pour proposer leurs solutions…
Or, en arrière-plan, il y a une idéologie, indéniablement ; un horizon. Il suffit d’aller à la fois sur le site du FondaMental et de l’Institut Montaigne pour voir qu’ils ont très bien planifié les choses, sur la numérisation de la santé, sur le fric qu’il y a à se faire là-dessus. Tout cela est déjà quantifié, programmé, donc il n’y a pas de hasard.

Dans tes blogs, tu parles du jeu. Est-ce que ça, ce n’est pas aussi une des façons qu’on aurait de s’en sortir ? C’est-à-dire qu’on nous oppose un sérieux d’adulte, en évacuant le sérieux du jeu d’enfant…

Oui, je crois que, de toute façon, être soignant, c’est rester dans un lien vivant, créatif à son infantile et à sa vulnérabilité, qui sont les deux ferments du jeu. Ce sont en ce moment des thèmes sur lesquels je réfléchis, qui mobilisent à la fois une angoisse, voire une haine, de la part de représentants politiques ou scientifiques qui veulent absolument étouffer cette dimension ludique, l’insistance de l’enfance, à la fois dans la réalité – l’enfant devient de plus en plus insupportable pour la société –, et sur un plan plus individuel – il faudrait tuer l’enfant que chacun a en soi pour devenir un agent sérieux, responsable et normalisé. Dès lors, je crois que toute démarche politique, même révolutionnaire, subversive, doit s’appuyer sur cet élan de l’infantile qui est cette possibilité de recréer du nouveau, de retrouver un plaisir à fonctionner, à imaginer à plusieurs, à sortir des règles, à prendre la tangente.
On pourrait effectivement approfondir ces questions qui me tiennent beaucoup à cœur. Mais je crois que cela revient finalement à déployer d’authentiques politiques de la vulnérabilité. Qu’est-ce qu’on fait de notre fragilité ? Et comment on en fait une force plutôt que quelque chose qu’on doit étouffer, normer, et maîtriser ?

Je trouve que ce que tu viens de dire : « il faut tuer l’enfant qui est en nous », est central pour expliquer cette tendance et ces obligations de nous déshumaniser. Sans la vulnérabilité, comme tu l’as dit, il n’y a pas de soins possibles parce que tu ne peux pas comprendre, tu ne peux pas sentir, tu ne peux rien faire. Et c’est le jour où tu comprends ça que tu deviens vraiment soignant. Et ça, on ne le dit pas puisque, au contraire, on nous a appris à mettre notre mouchoir par-dessus et à éviter d’être dans l’émotion. Sans l’émotion, tu ne comprends rien.
Le premier outil de travail du soin, c’est sa propre émotion sur laquelle on peut travailler individuellement ou collectivement en supervision, pour essayer de l’interroger et de voir ce que nous enseigne la relation à l’autre, ce que l’autre nous renvoie et comment on le perçoit.
Dans un milieu où on te dit que tu ne dois pas ressentir d’émotions, c’est au contraire un milieu où on doit travailler avec nos émotions, mais de façon professionnelle, avec le recul sur l’émotion ressentie. On est en train de lutter contre une stérilisation de l’humain.

Oui. Et puis je pense que, même au-delà de la question du soin, dans sa dimension thérapeutique ou politique, l’échec des mouvements révolutionnaires du XXe siècle est aussi intriqué à ce refus de l’infantile. À partir du moment où on évacue cette dimension, on ne peut pas faire société, on ne peut pas prendre en compte la vulnérabilité, ce qui résonne et affecte, ainsi que le négatif, ou les défenses. Je suis donc persuadé qu’il y aurait quelque chose de très vivifiant pour la psychanalyse à pouvoir nouer de nouvelles alliances avec les mouvements politiques les plus contestataires. Ce qui permettrait que soient pris en compte, dans ces collectifs, ces enjeux de l’inconscient ou des résonances infantiles.
Quoiqu’il en soit, ces spectres sont présents, mais peuvent devenir destructeurs s’ils ne sont pas reconnus et accueillis. On voit bien les écueils possibles, qui concernent aussi les mouvements les plus progressistes : basculements autoritaires, appels à la censure, intolérance à la différence, replis identitaires…

Parce que, qu’elle soit étiquetée de ci ou de là, la population entière est dans la souffrance, dans la frustration.
Donc toutes ces choses-là, si on pouvait au contraire les mettre en évidence au lieu de se wokiser, de s’intersectionnaliser… On est d’abord des êtres humains avec des problèmes différents selon qui on est et où on vit. Il y a quelque chose d’extrêmement débilitant à voir des partis se rétrécir, on ne sait pas sur quoi d’ailleurs…

C’est effectivement un combat qui peut être compliqué… J’en ai même fait un peu les frais : quand on ose pointer ces dérives-là, on peut se prendre un retour de bâton. Mais je crois qu’il faut toujours en revenir aux fondements presque anthropologiques de notre humanisation, à savoir qu’on se construit tous sur des expériences de vulnérabilité et sur un besoin de soins. C’est à partir de là qu’on peut se rencontrer, et faire avec l’altérité. Peu importe notre origine sociale, notre orientation sexuelle… Ce ne sont que des couches superficielles, des prédicats qui viennent nous assigner, mais qui nous empêchent de pouvoir communier. Alors communier, ça paraît presque religieux, mais en tout cas résonner, être véritablement touché, affecté, à travers ce que l’autre fait vibrer en moi. Je crois que c’est précisément cette dimension infantile qui peut alors ressurgir, cet appel de reconnaissance et d’attention soignante ; c’est-à-dire qu’on s’est tous constitués comme sujets, on s’est tous subjectivés et individués à travers le soin, le soin des autres au sens large, que ce soit à la fois notre famille, la société, etc. Et on est tous à la fois tissés de soin et potentiellement donneurs de soin.

Mais oui, dans notre génération, on nous traitait d’adulescents : « Vous ne voulez pas grandir, vous ne voulez pas rentrer dans la rationalité nécessaire pour devenir adulte et faire tourner la société », parce qu’on continuait de rêver, parce qu’on continuait de vouloir...

Oui. C’est Georges Lapassade qui évoquait, dans les années soixante, l’inachèvement de l’être humain. C’est à travers cette non-fermeture qu’on peut rester vivant, à la fois incomplet, à la fois en mouvement. En l’occurrence, que ce soit à titre personnel, en tant qu’être en devenir, mais même dans mon travail, je revendique cet inachèvement.

Oui, parce que l’achèvement, c’est la mort, effectivement... Gombrowicz aussi a beaucoup écrit sur la dimension de l’inachèvement. Ce sont des gens qui ont toujours vanté le créatif comme pulsion de vie. Et quand on t’enlève ta créativité, c’est sûr que tu déprimes assez vite.
Donc, « la bonne santé des soignants » passe par une attention à leur créativité énorme, même s’il y a des choses qui ne fonctionnent pas comme il faudrait. Mais en tout cas, la pulsion de vie, ça s’entretient, ça se protège.
On a presque l’impression aujourd’hui que la traduction dans l’institution des politiques que tu dénonces, c’est le rejet. On est toujours à la limite d’être expulsé du système parce qu’on essaye de penser autrement que ce que le système veut nous imposer.

Paradoxalement, c’est un système très infantilisant qui vient plutôt étouffer l’infantile. Cela renvoie davantage à ce qui serait une forme de puérilisme, détournant la puissance subversive de l’enfance.

Ça explique aussi pourquoi on maltraite autant les enfants.

Oui, c’est très connecté. Justement, mon axe de travail, en ce moment, se polarise sur ce qu’on pourrait appeler une forme de pédophobie. Il y a également le terme d’infantisme, qui renvoie à une haine assez séculaire, mais qui peut à certains moments se débrider, lorsqu’on a besoin de sacrifier l’infantile pour formater des personnes asservies, assujetties, immatures, puériles, consommatrices, etc.

par Benoit Blanchard, Anne Perraut Soliveres, jean vignes, Pratiques N°106, novembre 2024

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