Quel en est le nom ?

Il y sera question de l’importance du nom. Si la drogue garde son nom d’injure, on sait que ça commence mal. Donner un nom ? Ce nom que tout peuple donne à ses enfants qui jamais n’est celui du rappel à l’ordre dont use la police.

Jacques Viala,
psychanalyste

À quoi servent les drogues ? Posez la question ainsi et ça commence mal. C’est faire comme si on pouvait le savoir ! Et du fait de la question, on va s’empresser d’y répondre. Tout nous y pousse, chacun ira de son petit dictionnaire portatif et de ses solutions personnelles. Finalement, on se sera perdu.
Viendrait-il à l’idée de quelqu’un de poser cette question à propos du sexe ? Je dis cela sachant que non seulement on l’a fait, mais que l’on continue à le faire. En 1968, on y a donné un nom : « la libération sexuelle ». Comme si on pouvait s’en libérer ! Quand ce que je désirais induire était que la seule réponse possible ne pouvait être que : non. C’est raté depuis que le discours courant se targue de la poser, et d’y répondre.
En ces deux exemples, on voit l’analogie du traitement, même si on n’y voit pas encore la cause. Et on y découvre une raison commune : la prétention de résoudre une impasse. Aussi, en ce point on peut invoquer, ce qui pourra paraître incongru, et que Lacan avait formulé en ces termes : « il n’y a pas de rapport sexuel inscriptible ». Étonnement certes, mais pourquoi ne pas en explorer la voie ? Si du sexe, le non-rapport ne peut procéder que du fait que la langue y prend son office, pourquoi n’en serait-il pas de même des drogues ? A-t-on vu un animal en parcourir les voies obscures qu’y rencontre l’être parlant ? On doit m’accorder, ici, que la seule réponse est non.
Pas de rapport inscriptible, qu’est-ce que cela veut dire ? Lacan ne le dit pas explicitement. Mais l’inscriptible laisse au moins entendre que l’on ne peut y chercher une raison psychologique, une volonté, une maîtrise, mais simplement une raison logique, un savoir, un réel. Autrement dit une raison liée au langage, à son écriture, à son inscription dans le corps. Ce qui veut dire que le traitement, puisque tel est l’implicite de la question, ne peut être pris que dans cette logique, et qu’il doit s’organiser du point de cet impossible.
L’amusant est de constater que les soins, au sens habituel du terme, nous en proposent toujours l’inverse. C’est-à-dire que toujours ça rabat la question sur du possible. Ce possible qui se voit légitimé d’un but, une téléologie qui doit reléguer l’impossible en un ailleurs. Un ailleurs qui dès lors ne nous regardera plus. Pour ce faire, on a construit un espace vidé de la langue, un espace de reproduction. On supprime le sujet, pour y loger le biologique. On le dit aussi scientifique à le prétendre logique quand il n’est là plus souvent que de croyance. Antonin Artaud ne s’y est pas trompé, et nous sommait d’y répondre : « ils ne croient plus en Dieu, mais ils croient aux microbes ». Ce même qui nous parlait de la danse du Peyotl, chez les Indiens Tarahumaras.
Cet impossible, on le dit abstrait, fictif, irréel, voire délirant, au regard d’une « réalité » bien réelle elle. Réalité à laquelle on s’attache et que l’on croit, puisque comme pour toutes choses invoquées, elle ne peut être que de fiction et prise dans un discours. Le réel, lui, est la raison du langage et quand de cette réalité on ne veut rien savoir, il fait retour. Quiconque a fait des études de médecine se souvient avec étonnement de la fascination du biologiste face à la découverte de l’immortalité de la cellule, comme s’il y avait trouvé sa raison ultime, sa liberté aussi. Ce qu’il oubliait, c’est que c’était lui qui la faisait parler cette cellule, et elle lui répondait. Il en est là comme du rat de laboratoire. Alors qu’est-ce la dépendance, dans son expression courante, sinon cette limite ? Limite qui met la mort au présent et que la cellule ou le rat ignorent d’en laisser supporter le poids à l’expérimentateur ? Dans ce jeu en miroir, les réponses que nous propose le discours courant, celui qu’ici on dit scientifique, ne font que jouer du comme si, comme si nous, soignants, biologistes, médecins, à ce réel n’étions pas assujettis. On voit que ça commence mal.
Plus étrange encore est de se représenter ce savoir auquel parler nous convie : un savoir qui sait qu’il ne sait pas. Savoir qui s’instruit au point d’être voué à la mort, comme il en est du sexe et de sa jouissance, que Freud accorde en son accomplissement à la figure intransmissible d’un Père mort. Par l’irrémédiable de sa mort, de ce savoir nous sommes à jamais séparés, on sait qu’on ne sait pas. Mais de participer de cette jouissance, il n’y a pas de libération possible, puisqu’elle n’est que de savoir. Aussi savoir-ne-pas-savoir tous les jours sans cesse sera recommencé. C’est même le symptôme, le symptôme de l’être parlant, le signe de cette affaire en son ratage et qui est sa réussite, aussi. Oserais-je dire sa drogue !
On doit bien le dire, ici, il n’y a aucun rapport inscriptible. Il en est là de notre vie. Aussi malheur à qui pense être fait pour quelque chose, il s’y perdra. Mieux vaut comme Œdipe s’en remettre au destin de l’Oracle, on peut, peut-être, y rencontrer cette parole entendue. On ne rencontre ce savoir que désespérément. Et la « toxicomanie », nommée ainsi du discours de l’imbécile, ne se chargerait-elle pas, même à son insu, de nous le faire savoir ? La question semble sinon pertinente, en tous les cas nécessaire pour qui ose ou prétend se mettre en charge de devoir s’en occuper.
Soigner alors ? Dans la mesure où cela a un sens, ne serait-ce pas accorder au « toxicomane », hors de ce signifié qui jusque-là lui fait nom d’injure, un autre, un autre accord, un autre nom ? Les drogues de tous temps et chez tous les peuples ont eu droit de cité, mais jamais sous un nom d’injure. D’autres noms, parfois même imprononçables, en ont fondé les usages et les limites. Ici, ce n’est, semble-t-il, que les dérives qui nous occupent. C’est comme si on faisait comme si, comme si ceux qui en usent n’étaient pas, n’étaient plus des hommes. Dès lors, on conçoit à quel point cette dimension du nom compte en l’affaire. Compte quand, la chimie et la biologie étant de tout temps et en tous lieux les mêmes, la seule variable est bien le nom.
On le sait si bien, que dans nos sociétés si désespérément avides de biens et d’échanges, le seul usage concevable doit être inscrit dans un rapport. Alors ce sera les soins. Les médecins en ont fait maintenant leur seul usage. Aussi d’un usage autre et afin de s’en libérer, les mêmes drogues, celles qu’on défendait, se voient prescrites. Prescrites évidemment d’un autre nom [1], afin de ne rien savoir du fait qu’on s’y est trouvé engagé. On traite, en appui de cet oubli, dans l’exigence de ce qu’on nomme contrat de soin, qui ne fait que reconduire une dépendance, là encore autre Ainsi, on ne touche pas, on ne peut toucher à ce à quoi je faisais allusion, ce savoir d’un non-rapport qui nous y a conduits.
Cette hypothèse on peut la tenir pour oiseuse, à n’engager que ceux qui y croient. Elle n’est effectivement pas de l’ordre du discours dit scientifique. Et du croire à quoi convie le discours scientifique, on se retrouve engagé dans un n’y pas croire. C’est à n’y pas croire ! Il en est là de l’hypothèse œdipienne. Si Œdipe n’avait pas prêté l’oreille à l’Oracle en y donnant son accord, son accord de ne pas y croire, qui est ce non-rapport, qui est ce qui nous déloge, rien ne serait arrivé. Il serait resté tranquille dans sa famille. C’est ce savoir qui l’en a délogé. Vous dites « fille » et je ne sais ce qui m’attend, vous dites « garçon », il en est de même. Quoique vous me dites, on n’y échappe pas, un nom y suffit, mon nom, son nom de Venise dans Calcutta désert. Tel est l’irréductible, l’irrémédiable, le réel auquel on n’échappe pas. Là est le problème. Quel nom donner à l’usager ? Aucune éducation sexuelle n’y fera remède, sauf à précipiter qui de droit dans ce lieu où il pourra en déchiffrer l’énigme. Tel encore Œdipe qui à prononcer ce nom d’agrément « l’homme », redonne à Thèbes une jouissance possible.
L’usage commode, le prescrit, ne peut l’être qu’à le considérer sans rapport à un impossible rapport. Mais toujours les dérives seront là pour nous en rappeler l’irrémédiable. Le devoir d’en tenir compte, la nécessité aussi d’en produire d’autres usages, nécessairement imprescrits. Pour cela, il y faut un nom. C’est ce savoir que les hommes ont et dont ils ont dû tenir compte. C’est pour ça que les hommes nomment leurs enfants, non pour que la police, les éducateurs ou les soignants viennent les rappeler à l’ordre. Et on peut penser que les drogues, au sens générique du terme, comme ceux qui s’y inscrivent, ne sont là que pour dire l’usage de l’imprescrit, et inscrire ou réinscrire au champ social ce, ou ceux, qui de ne pas l’être incarnent ce qu’il en est du nom.


par Jacques Viala, Pratiques N°58, juillet 2012

Documents joints


[1Subutex® ou méthadone.


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