Rêve éveillé

Une fois l’usage des stupéfiants légalisé, que faire des dealers au chômage ?

Sylvie Cognard,
médecin généraliste

Assise à mon bureau, je travaille aux statistiques l’année écoulée. Le taux de chômage, au niveau national, a été évalué à 0,5 %. Dans notre quartier, il a atteint presque 10 % au mois de septembre. Ce mois-là, mon bureau n’a pas désempli, au point que la directrice a appelé à la rescousse deux salariés du service de formation continue pour m’aider dans ma tâche. En fait, il s’agissait de trente-six personnes qui vivaient des revenus du trafic de drogue et qui se retrouvaient brusquement sans ressources après la légalisation de l’usage des stupéfiants. Des gens paumés plutôt jeunes, sans diplôme, qui avaient décroché du système scolaire à seize ans ou même avant. Les gros caïds qui ne s’étaient pas fait épingler par la brigade des stups étaient partis à l’étranger, où ils avaient investi leur fortune sale dans d’autres activités de l’économie souterraine. Ne restaient plus que les petits dealers, souvent usagers de substances diverses et variées, qui se retrouvaient dans les chambres de consommation et à qui les soignants avaient conseillé de s’adresser à notre service de conseil en emploi. Nous nous sommes vite aperçus que nous ne pourrions pas nous en sortir seuls. Leur parcours de vie était si chaotique, leur estime d’eux-mêmes si faible, que nous avons dû nous associer deux psychologues et une assistante sociale. Faire émerger le désir et la parole chez eux n’a pas été chose facile. De plus, ils étaient habitués à gagner l’équivalent d’un SMIC ancien en une ou deux journées et avaient des difficultés à envisager de gagner cette somme en un mois à 35 heures de travail par semaine. Aucun n’était en capacité de gérer un budget
Sur les trente-six personnes reçues, quatre femmes et trente-deux hommes, la moitié avaient des problèmes dentaires non traités, dix-sept souffraient de troubles psychiatriques sévères, deux étaient séropositifs et trois présentaient des pathologies graves dues à la consommation de dérivés d’huile de vidange, vendus à bas prix dans les derniers mois de crise du gouvernement précédant la révolution des marguerites.
Sur le plan social, vingt d’entre eux n’avaient pas de logement fixe, quinze n’avaient pas de couverture maladie, trente étaient en conflit total ou partiel avec leur famille.
Sur le plan judiciaire, tous avaient eu des démêlées avec la police, pour consommation et ou trafic de stupéfiants, pour vols, pour bagarres, violences, conduite en état d’ébriété, conduite sans permis, sans assurance et racolage.
Quatre ont été reconnus handicapés et perçoivent désormais l’AAH (allocation adulte handicapé), parmi eux deux font partie d’un groupe théâtre et deux sont investis dans des ateliers d’écriture. Dix travaillent désormais dans le milieu protégé du travail. Huit ont des emplois dans le milieu ordinaire avec une reconnaissance travailleur handicapé, après une formation professionnelle ou une remise à niveau. Sur les quatorze candidats restant, quatre se sont associés pour monter un Café-Narguilé, avec le soutien de la boutique de gestion ; deux ont ouvert une boutique de conseil et de vente de matériel pour la culture du cannabis, également avec le soutien de la boutique de gestion ; quatre ont démarré des formations pour travailler dans les structures accueillant les usagers de drogues, une suit une formation de conductrice de bus, un a commencé un apprentissage de menuisier ébéniste, un autre une formation d’éducateur spécialisé, et un a trouvé un travail dans un zoo. Ceux qui ont repris des études bénéficient d’une allocation qui leur permet de vivre dignement pour réussir leur projet.
Ainsi notre équipe a pu débrouiller la situation des trente-six personnes reçues. Chacune et chacun sait qu’en cas de problème ou de coup dur, ils peuvent faire appel à nous. Vingt d’entre eux continuent de venir parler avec les psychologues.
Quant à moi, pour le moment, je m’occupe plus particulièrement du reclassement des personnels du service pénitentiaire, le taux d’occupation des prisons ayant bien sûr chuté de 75 % avec la remise en marche du système de soin psychiatrique, l’accueil et l’insertion des demandeurs d’asile et la disparition des citoyens vivant en dessous du seuil de pauvreté.


par Sylvie Cognard, Pratiques N°58, juillet 2012

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