Que se passe-t-il ?

Didier Ménard
Médecin généraliste, adhérent du Syndicat de la médecine générale, président de la Fédération des maisons et des pôles de santé en Île de France (FémasIF) qui fait partie de la Fédération française des maisons et des pôles de santé (FFMPS)

Connaître l’histoire d’hier pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, c’est particulièrement vrai pour le système de distribution des soins du premier recours appelé aussi soins primaires par analogie avec le nom anglais des « primary care ».

Quand une nouvelle maladie, un problème de santé publique font irruption dans la pratique des médecins généralistes et autres soignants, ceux-ci peuvent avoir des postures différentes. Soit on attend que cela s’arrange tout seul ou avec l’intervention de l’État ou d’autres acteurs, soit certains, toujours très minoritaires, relèvent le défi. Ces quarante dernières années sont à ce titre révélatrices.
Que cela soit dans la lutte contre le Sida, l’explosion de la toxicomanie, le développement des inégalités territoriales de santé, des professionnels soignants tentent de s’adapter, de s’organiser, d’innover en inventant de nouvelles pratiques professionnelles. Contre le Sida ce furent les réseaux ville-hôpital, puis les hôpitaux de jour, les associations de malades qui naissaient avec le soutien de ces professionnels, contre la toxicomanie, la vente libre de seringues stériles, le Stéribox® (kit pour injections intraveineuses permettant de diminuer les risques de transmission de pathologies infectieuses chez les usagers de drogues), puis la politique de substitution, les groupes d’auto-support, contre la précarité, la santé communautaire, les médiatrices en santé… et, pour ceux qui s’en souviennent, les Unités sanitaires de base des années quatre-vingt, ancêtres des Maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) d’aujourd’hui, proposaient une organisation et une pratique de la médecine plus en phase avec les besoins de la population et avec des valeurs de justice sociale, d’accès aux soins pour tous, et de refus d’une marchandisation en défendant avec constance la Sécurité sociale.

Toutes ces alternatives se sont construites à la marge d’un système de soins dominant, régi par les fondamentaux de la médecine libérale depuis 1927, année de la Charte de la médecine libérale [1]. Tant que ces alternatives se cantonnaient à leur sujet, elles étaient vues d’un bon œil, puisqu’elles résolvaient des problématiques auxquelles le système ne trouvait pas de réponses.
C’est quand les promoteurs de toutes ces transformations prétendaient faire évoluer le système de distribution des soins en voulant développer leurs innovations et les intégrer à la médecine libérale que cela se gâtait. Trop innovant, trop en avance, ce n’est pas le moment, trop « gauchiste », trop utopique… Circulez, il n’y a rien à voir, tout va bien dans le monde du soin affirmaient les syndicats médicaux libéraux et autres Unions régionales des professions de santé (URPS). Les responsables de la santé publique et les gouvernements acceptent depuis des décennies de ne pas trop réguler l’offre de soins primaires en médecine libérale, dont ils partagent les principes, se contentant d’observer de loin ce qui se passe avec les conventions médicales entre les syndicats corporatistes et l’Assurance maladie. Quand les gouvernements interviennent, c’est plutôt pour faire des dégâts, comme pour le numerus clausus des années quatre-vingt, ou pour récupérer les réseaux de soins pour en faire des réseaux par pathologies au moment où ils évoluaient vers les réseaux territoriaux, et pire encore avec les réseaux dit Soubie inventés par le ministre de la Santé, un certain Douste-Blazy. On ne peut que regretter aujourd’hui le temps perdu quand on voit la gesticulation autour de Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), alors que tout était déjà inscrit dans la loi Kouchner de 2002, mais jamais appliqué, car le monde hospitalier le refusait, préférant les réseaux, prolongement de leurs services hospitaliers.
Et plus affligeant encore quand on constate la méconnaissance de toute cette histoire récente. Chez les jeunes générations, cela s’explique, cette histoire n’est pas enseignée, elle ne l’est probablement pas dans les formations qui amènent à la fonction publique, que cela soit à la Direction générale de l’organisation des soins (DGOS), à la Caisse nationale d’Assurance maladie (CNAM) ou dans les Agences régionales de santé (ARS), ceux et celles qui sont en charge aujourd’hui de la conduite de la politique de santé ignorent comment nous en sommes arrivés à cette crise de la médecine libérale. Cette méconnaissance explique en partie pourquoi on refait les mêmes erreurs et pourquoi c’est la vision dogmatique des concepts de la politique publique qui l’emporte, au détriment d’un réalisme plus adapté à la situation. Évidemment, l’idéologie politique de l’économie libérale n’est pas prompte à remettre en cause les fondamentaux de la médecine libérale.

Cette crise, que dit-elle ?
Elle dit qu’il faut refonder la médecine libérale sur de nouvelles bases pour permettre de faire face aux nouveaux défis. Hiérarchiser ces défis est une illusion, tant ils se nourrissent mutuellement et mettent à l’épreuve l’offre de soins et encore plus l’offre de santé. Néanmoins, elle se manifeste de manière visible sur plusieurs constats qu’il est difficile de ne pas faire.
-  L’in-accès aux soins est ce qui est le plus visible, autant pour les habitants que pour les élus. Voir partir son généraliste à la retraite fend le cœur, mais ensuite pour en retrouver un autre, c’est d’une grande difficulté, la majeure partie des généralistes ne prennent plus de nouveaux patients, ils sont débordés et pour leurs patients, les délais de rendez-vous s’allongent. Quant à la consultation d’urgence, elle se termine souvent à l’hôpital. Sans oublier les lieux où il n’y a plus de médecins, ce qui est de plus en plus fréquent. Quant aux dépassements d’honoraires, ils sont la cerise sur le gâteau de l’in-accès aux soins. Pourtant, il n’y a jamais eu autant de médecins en France.
-  Au moment où les maladies chroniques consomment plus de 70 % des dépenses de santé, au moment où la population vieillit, mais rarement en bonne santé, l’exercice solitaire de la médecine libérale comme le veut son organisation, devient de plus en plus inadapté. Pour accompagner ces patients, il faut coordonner une équipe soignante ; comment peut-on le faire dans l’exercice solitaire, si ce n’est en adressant les cas complexes à l’hôpital qui n’en veut pas ! D’où l’errance de plus en plus de malades.
-  Quand les jeunes générations ne choisissent plus assez la médecine générale, il faut se demander si ce n’est pas le modèle d’organisation et de pratiques professionnelles qui est devenu rédhibitoire. Et quand ils choisissent la médecine générale, c’est le statut du salariat qu’ils recherchent, cela signifie quand même que le modèle n’est plus attractif.
-  Quand les médecins généralistes et les autres soignants s’expriment pour décrire leur métier qu’ils aiment tant ! c’est pour décrire leur souffrance, leur burn-out
-  La crise écologique est à la porte de nos lieux de soins, les maladies se complexifient, alors la prévention, l’éducation thérapeutique, la promotion de la santé sont de plus en plus présentes dans l’exercice professionnel.

Quels sont les changements en cours ?
-  Les modes de rémunérations se cherchent pour s’adapter à ces transformations, le forfait grignote l’acte, les médecins acceptent la Rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP) sans comprendre que c’est perdre son indépendance au service d’un financeur, aujourd’hui l’Assurance maladie, demain l’assurance privée. Le budget global pointe le bout de son nez, comment en faire une bonne chose ? Le salariat investit la médecine libérale, qui l’eût cru ?
-  Les nouvelles formes d’organisation, les Maisons de santé pluriprofessionnelles, les Équipes de soins primaires, se développent très vite et sont plébiscitées par les jeunes soignants.
-  Les nouveaux métiers apparaissent et trouvent leur place essentiellement dans l’exercice regroupé et coordonné, ce sont : les infirmiers et infirmières de pratiques avancées, les assistants médicaux, la coordination des parcours de soins et de santé… qui prendront probablement la forme du salariat.
-  L’organisation territoriale de l’offre de soins et de santé devient une priorité de santé publique. La médecine libérale est invitée à y jouer un rôle essentiel, que va-t-elle faire ? Difficile aujourd’hui de répondre à cette question.
La volonté du législateur et du ministère de la Santé est de faire participer les professionnels des soins primaires à l’organisation des soins sur un territoire : à ce jour, les médecins libéraux sont les grands absents des Contrats locaux de santé, des ateliers santé ville, des Comités locaux de santé mentale, des réseaux de santé. La volonté est aussi de coordonner l’offre de soins entre la ville et l’hôpital pour diminuer les hospitalisations évitables et permettre l’augmentation des retours précoces à domicile, et de coordonner le médico-social, notamment pour les parcours des personnes âgées…
L’organisation prévue pour y arriver est la CPTS : Communauté professionnelle territoriale de santé. Oui mais : qui fait la communauté ? Qui sont ces professionnels ? C’est quoi le territoire ? Quel est l’objet des CPTS : la santé ou le soin ?
À toutes ces questions, chacun à sa réponse, évidemment ce sont rarement les mêmes. Si la majorité des CPTS actuelles sont portées par des MSP, on voit de plus en plus se construire des CPTS où des forces différentes se disputent un hypothétique pouvoir. Qui finance ? L’Assurance maladie, mais si elle finance, elle impose son cahier des charges qui change la nature de la CPTS, puisque la finalité est alors de développer des actions socles dont la principale est l’organisation des soins non programmés pour diminuer le recours aux urgences. Le territoire n’est alors pas celui du possible qui correspond à un bassin de vie ayant une identité, mais un territoire administratif décidé par l’ARS.

Alors faut-il aller dans ces CPTS ? Faut-il tourner le dos à une organisation qui concerne la médecine des soins primaires, là où va se jouer un tournant essentiel pour l’avenir de la médecine libérale ? Il est acquis que l’exercice collectif coordonné, organisé, sera la condition de la réussite de ce changement de direction parce que nous devons associer le soin curatif à la promotion de la santé. Et avons-nous d’autres choix ?

Quand on regarde dans notre rétroviseur, nous les soignants qui, depuis de nombreuses années, tentons de changer le système, cela nous bouscule de rencontrer aujourd’hui dans nos combats des médecins qui criaient haut et fort contre notre vision de la médecine libérale, du système de santé et de la société dans son ensemble. Que se passe-t-il ? Nos convictions ne sont plus d’actualité ou ce sont les opposants d’hier qui ont enfin compris ? Soyons réalistes, si nos utopies d’hier sont d’actualité, c’est parce que certes nous avions raison avant les autres, mais surtout parce que les évolutions, les nouveaux défis nous donnent raison plus que l’idéologie qui reste pourtant la nôtre.
Notre combat d’aujourd’hui pour les MSP, les Centres de santé, la fin de l’exercice solitaire, la fin du paiement à l’acte, l’accès aux soins pour tous, la santé plus que le soin, le collectif plus que l’individualisme, le système solidaire contre le système marchand, ce combat reste juste, mais il s’habille moins de phraséologie idéologique pour endosser l’habit du professionnel qui porte une espérance d’exercer son métier dans un monde plus juste, face aux inégalités que nous côtoyons chaque jour dans nos lieux de soins.
Toutes ces transformations, ces évolutions, posent une seule question : quelle place demain pour la médecine libérale des soins primaires ? Plusieurs choix sont toujours possibles : le repli sur l’existant dans un conservatisme archaïque, une fuite en avant sans savoir où on va ? La médecine libérale va-t-elle laisser les autres choisir pour elle ? L’État est sous pression, il oscille entre plus de régulation et de normalisation, ou l’institution d’un service public de santé pour un panier de soins a minima, le reste au secteur marchand qui se lèche les babines, il y a du profit à se faire… Pendant ce temps-là, le citoyen cherche désespérément un médecin généraliste !

N’est-il pas temps de refonder la médecine générale libérale sur de nouvelles valeurs plus éthiques, sur la pluriprofessionnalité, sur l’organisation collective, en fait sur ce qui pour le moment fait la preuve d’un existant, certes encore minoritaire, mais qui a le grand mérite de proposer une réelle refondation de la médecine libérale ?


par Didier Ménard, Pratiques N°87, octobre 2019

Documents joints


[1Charte de la médecine libérale de 1927 : liberté de choix du médecin par le malade, liberté de prescription, respect du secret professionnel, contrôle des malades par les caisses (et des médecins par leur syndicat) et liberté des tarifs, en paiement direct et par entente directe entre le malade et le médecin.


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