Pierre Volovitch,
économiste de la santé
Elle — C’est bien moche là où on est. Et triste. Les gens ont l’air mal en point. En plus, ils ont l’air inquiet. Ils sont à la recherche de quelque chose qu’ils ne trouvent pas...
Lui — Eh oui, c’est normal, on est dans un « désert médical ».
Elle — Oula, ça craint. On peut faire quelque chose ? Lui — Tentons. [Il pense] On pourrait mettre des médecins.
Elle — Attends, attends, je regarde dans le Catalogue [1]. T’en veux combien ? 2.7 ou six ?
Lui — Ca veut dire quoi 2.7 ou six ?
Elle — 2.7 c’est le nombre de médecins pour mille habitants aux Pays-Bas et six, c’est le nombre de médecins pour mille habitants en Grèce. Alors tu veux quoi ?
Lui — Bah, plutôt six non ? Plus y’a de médecins et moins c’est un désert médical, non ?
Elle — Eh oui, il n’y a pas seulement du « plat unique », il y a aussi des « menus » dans mon Catalogue. Au « menu » Grèce, c’est six médecins et trois infirmières pour mille habitants. Au menu Pays-Bas, c’est 2.7 médecins et onze infirmières pour mille. Et tiens, un truc assez curieux, on dirait que plus la densité de médecins est forte et plus celle des infirmières est faible. Et inversement.
Lui — Ah oui, il faut des médecins, mais aussi des infirmières, sans doute aussi des aides soignantes, et des kinés, et... Quel « menu » choisir ? Ça demande un petit peu de réflexion.
Elle — [Toujours le nez dans son Catalogue] Ça se complique dans le « menu ». Il faut aussi choisir la répartition généralistes/spécialistes, la répartition médecins de ville, médecine hospitalière. Ça a l’air assez différent tout ça. Ensemble — Oui, mais tout ça, c’est des questions d’organisation du système de soins. Il y a sans doute des gens qui réfléchissent à l’organisation du système de soins. Il y a quelqu’un ?
[Leur dernière question est reprise et amplifiée par un écho curieux : Y’a quelqu’un ? quelqu’un ? quelqu’ ?...]
Ils se regardent.
Lui — Curieux cet écho ?
Elle — Bah, oui, on est dans le désert.
Elle Sans compter, oui c’est juste une idée qui me vient comme ça, que c’est pas seulement le nombre de médecins (d’infirmières, d’orthophoniste, de dentistes...) qui compte, mais leur activité. Si le professionnel de santé travaille neuf heures par jours pendant cinq jours, ça donne sans doute pas la même chose que s’il travaille sept heures pendant quatre jours.
Lui — En gros, ce que tu veux dire, c’est qu’il ne suffit pas de compter les pieds des soignants et de diviser par deux pour avoir une idée de l’offre de soins.
Ensemble — Oui, mais tout ça, c’est de la composition par sexe et par âge de la population des soignants. Il y a sûrement des gens qui réfléchissent à cette question. Quelle composition aujourd’hui, comment elle évolue, quels impacts ça va avoir sur l’offre de soins... Il y a sûrement ? [Leur dernière question est reprise et amplifiée par un écho curieux : Y’a sûrement ? sîrement ? sûrem ?...]
Ils se regardent.
Lui — Curieux cet écho ?
Elle — Bah, oui, on est dans le désert.
Lui — En plus, ça s’articule.
Elle — Qu’est ce qui s’articule ?
Lui — Le nombre, le temps et l’organisation. Parce que si ton médecin, il travaille en isolé, il va y avoir toute une partie de son temps de travail qui ne sera pas du « temps médical ». Qui sera du temps administratif, du temps de prise de rendez-vous, de temps d’examens qui auraient pu être faits par une infirmière qualifiée par exemple. C’est l’organisation du système qui va déterminer la part du « temps médical », ou de « temps de soins » parce que ça vaut aussi pour les autres soignants, dans le temps total. Ensemble — Oui, mais la place du « temps médical », du « temps de soins », tout ça c’est lié aussi à l’organisation du système (rôle et place des uns et des autres) et puis c’est lié à la composition par sexe et par âge de la population des soignants. Il y a sans doute des gens qui réfléchissent à cette question. Quelle organisation du système, quelle composition de la population aujourd’hui, comment ça va évoluer, quels impacts ça va avoir sur l’offre de soins... Il y a sans doute ?
[Leur dernière question est reprise et amplifiée par un écho curieux : Y’a sans doute ? sans doute ? sans ?...]
Ils se regardent.
Lui — Curieux cet écho ?
Elle — Bah, oui, on est dans le désert.
Elle — Stop !
Lui — Quoi « stop » ?
Elle — Où ?
Lui — Quoi « où » ?
Elle — Tes 3,3 médecins — ou 2.7 ou 5.8 — pour mille et tes 8,5 infirmières — ou 10.2 ou 3.5 — pour mille [2], tu les mets où ? Parce que si les professionnels de santé sont très concentrés sur des tout petits bouts de territoire, et qu’il y a des grandes taches blanches sans soignants sur la carte, le problème il sera le même.
Lui — Je te vois venir (de loin), tu veux parler de proximité (de près), de km, de temps de trajet. La question n’est pas simple. D’autant moins que les découpages administratifs ne sont pas les découpages des territoires de santé. Le département de l’Ain a une densité très faible de médecins, mais à la porte de l’Ain, il y a Lyon. Et 50 km à faire entre l’Ain et Lyon, ce n’est pas la même chose que 50 km dans le fond de l’Ariège ou du Cantal, surtout si c’est l’hiver...
Le CREDES il y a déjà quelques années avait construit une « typologie des paysages socio-sanitaires en France » [3]. Les chercheurs du CREDES avaient défini une typologie à douze classes avec des zones infra-départementales [4]. Même en laissant tomber la caricature parisienne [5], la densité de spécialistes était divisée par quatre en passant des « métropoles régionales » aux « zones rurales isolées ». Et les zones où il y avait le moins de spécialistes étaient celles où il y avait le moins de lits hospitaliers...
Et là l’évolution de la situation est très instructive. Prenons un exemple. Au début des années 1970, la densité de médecins libéraux dans les Alpes Maritimes (163 pour 10 000 habitants) était plus de deux fois celle des Deux Sèvres (65 pour 100 000). Au début des années 1990, on s’était rapproché de deux (311 médecins libéraux pour 100 000 dans les Alpes Maritimes, 146 dans les Deux Sèvres). En 2010, on en était toujours à cet écart de 2 (Alpes Maritimes : 278 ; Deux Sèvres : 138). Que le nombre de médecins augmente (de 1970 à 1990) ou qu’il stagne (de 1990 à 2010), l’écart entre départements reste le même. [6]
Elle — Oui, mais comment « mieux » répartir les médecins sur un territoire où la population, les activités, les lieux de formation, sont de plus en plus inégalement répartis ? En gros, quand tu apprends qu’on va fermer un hôpital dans une ville, tu peux déjà deviner que des emplois ont disparu, que la population à diminué... L’hôpital qui ferme, c’est le « double effet » de l’inégalité territoriale.
D’autant que « renforçant » en quelque sorte les disparités de territoire, il faut tenir compte également des modifications sociologiques de la population des soignants déjà évoquées ci-dessus et, en particulier, la féminisation. Dans les années 1950, le médecin qui s’installe dans la ville de sous-préfecture, c’est un homme. Un homme dont la femme est inactive (dans les faits, elle peut assurer son secrétariat). Il a pris la décision en fonction de son seul emploi. Au début des années 2000, une jeune femme qui termine ses études de médecine vit en couple avec un homme diplômé qui a terminé ses études avant elle et qui a trouvé du travail dans une métropole. Le choix du lieu de travail n’est plus le choix d’une seule personne, c’est un choix à deux. La probabilité que la jeune femme médecin choisisse de s’installer dans la sous-préfecture est devenue mince.
Ensemble — Oui, mais ces questions d’aménagement du territoire, de réduction des inégalités spatiales, de la prise en compte des évolutions sociales dans la répartition... Il y a des gens qui ont déjà des propositions pour répondre à ces questions ?
[Leur dernière question est reprise et amplifiée par un écho curieux : Déjà des propositions ? propositions ? propos ?...] Ils se regardent.
Lui — Curieux cet écho ?
Elle — Bah, oui, on est dans le désert.
Lui — Tu sais qu’on passe à côté du plus important ?
Elle — Comment ça ?
Lui — On passe à côté de la demande, du besoin. Jusqu’ici, on a sillonné notre « désert » en ne nous intéressant qu’à l’offre de soins. Mais l’offre de soins n’a de sens que pour répondre à une demande.
Et la demande, elle a deux supports. Les problèmes de santé et les habitudes sociales.
Côté problèmes de santé on peut, c’est le plus simple, prendre la question de l’âge. Plus une population est âgée et plus les besoins de soins seront importants.
Côté habitudes sociales, on sait que face au même problème de santé le type de demande de soins sera liée à des habitudes culturelles qui sont aussi sociales. Dans l’étude déjà citée du CREDES sur les territoires de santé, si on comparait « la Provence » avec les « zones rurales isolées » [7], on découvrirait un renoncement aux soins deux fois plus important en « Provence » que dans le « rural isolé » [8], et une perception de l’évolution de l’état de santé beaucoup plus négative en « Provence ».
La plus forte densité de l’offre de soins ne suffit pas à assurer l’accès aux soins (renoncement aux soins), ni à conforter le sentiment que les choses s’améliorent. Il faut donc intégrer le fait que le « besoin » de soins ne se construit pas de la même façon dans la population du « rural isolé » et en « Provence ». En simplifiant sans doute à l’extrême, la « demande » de soins n’est pas la même pour une ancienne agricultrice et pour une retraitée venue au soleil de la Côte d’Azur...
Ensemble — Donc pour réfléchir aux « besoins » de soins, il faut tenir compte de l’état de santé des populations et de leurs habitudes culturelles (et des évolutions qui vont advenir dans ces deux domaines). On étudie déjà, sans doute, les besoins, leur construction et leur évolution, non ? [Leur dernière question est reprise et amplifiée par un écho curieux : Les besoins, leurs évolution ? les besoins ? les be ?...] Ils se regardent.
Lui — Curieux cet écho ?
Elle — Bah, oui, on est dans le désert.
Elle — Mais maintenant, c’est toi qui oublies quelque chose [On voit qu’elle se sent très maline].
Lui — [Il cherche, un peu vexé] Je ne vois pas
Elle — Si on parle du « besoin » de soins, il va bien falloir parler de mortalité.
Lui — [Là on sent qu’il va « marquer un point »] Alors là, je t’arrête. La mortalité n’est pas principalement liée aux soins. Elle est liée à tout un ensemble de choses vécues dans la vie : les conditions de logement, le type d’alimentation, le type d’emploi, les conditions de travail...
Elle — Bien sûr, bien sûr, tu ne m’apprends rien. Non mais, ce que je veux dire, c’est que plus on aura laissé se dégrader la santé des gens et plus on aura besoin de soignants. Le nombre de soignants nécessaire est aussi la résultante des politiques sanitaires qu’on a menées (ou pas menées). Les Américains font des calculs sur la montée de l’obésité chez eux. Si la montée de l’obésité chez les ados continue comme par le passé, il y aura demain plus de diabètes, plus de troubles cardio-vasculaires, plus de... Et il faudra plus de professionnels pour prendre ces maladies en charge.
Lui — Sans oublier que justement, et malheureusement, on sait que les zones dans lesquelles les questions de santé sont les plus préoccupantes sont aussi parmi celles où l’offre de soins est la plus défaillante.
Ensemble — Donc les « besoins » de soins sont à articuler avec les politiques de santé publique, avec leur capacité à répondre, en amont du soin, aux problèmes de santé. Mais il y a sans doute déjà des gens qui construisent ces politiques ambitieuses de santé publique ?
[Leur dernière question est reprise et amplifiée par un écho curieux : Politiques ambitieuses de santé publique ? de santé publique ? publique ?...]
Ils se regardent.
Lui — Pour sortir du « désert », va y’avoir du boulot. Elle — Bah, oui, mais ça vaut le coup non ?
* Merci à Jean-Patrick Capdevielle pour le titre — à réécouter : ici.