Plus qu’hier et bien moins que demain ?

Claire Gekiere
Psychiatre de secteur en Savoie, membre de l’Union syndicale de la psychiatrie

        1. L’ombre sécuritaire s’étend sur la foule des personnes internées en psychiatrie, hospitalisées en « soins sans consentement » suivant les termes de la loi.

Nous le constatons d’une part lors des pratiques quotidiennes dans les services de psychiatrie publics qui assurent les soins sous contrainte, et d’autre part dans les mesures récentes ou prévues à court terme qui visent ce type d’hospitalisation.

Rappelons qu’un internement peut être :
-  Ordonné par le préfet (SPDRE : soins psychiatriques à la demande du représentant de l’État) lorsque les troubles psychiatriques peuvent entraîner un trouble à l’ordre public et à la sûreté des personnes, par exemple agressivité physique sur la voie publique liée à un délire de persécution envahissant.
-  Organisé par des médecins, avec ou maintenant sans tiers, lorsqu’un trouble rend impossible le consentement. La possibilité de lancer une hospitalisation sous contrainte avec un seul certificat médical et sans tiers demandeur a fait flamber ce type de mesures, beaucoup plus facile à organiser : les « soins en péril imminent », comme elles s’intitulent, représentent jusqu’à 45 % des mesures dans certains départements, dont la Savoie. Rappelons que ce sont toujours des troubles du comportement qui inquiètent ou dérangent, et pas des diagnostics, qui entraînent ces mesures.

Les pratiques quotidiennes
1- Le nombre de mesures d’internement a beaucoup augmenté, notamment celles de SPI (soins en péril imminent), depuis le changement de loi en 2011, avec plus de 90 000 mesures en 2016. Les certificats initiaux motivant la mesure, que la loi veut « circonstanciés », demeurent le plus souvent lapidaires, stéréotypés et peu informatifs : « idées suicidaires », « délirant », « refus de traitement »...

2- Dans les services de psychiatrie, la liberté d’aller et venir est de plus en plus restreinte, de deux façons : beaucoup d’unités d’hospitalisation sont fermées à clef, et le recours à l’isolement et la contention est trop fréquent, plutôt banalisé.

Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) a émis en 2016 et 2017 deux « Recommandations en urgence », que l’on retrouve facilement sur son site, visant ce type de pratiques, au Centre psychothérapique (CP) de l’Ain puis au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Saint-Étienne. Dans les deux cas, il dénonçait un recours massif à la contention et à l’isolement et des atteintes graves et durables à la dignité des personnes : isolement massif, généralisé et durable au CP de l’Ain, et contention massive et banalisée aux urgences du CHU de Saint Étienne.

3- Pour les personnes internées par le préfet, la pratique de demander un second avis psychiatrique s’est banalisée dès qu’il est question de fin d’hospitalisation ou même de permission, alors que cela n’est pas prévu de façon systématique dans la loi. Les refus de permission, l’imposition de conditions restrictives, les demandes de renseignements supplémentaires sont devenues monnaie courante.

Et n’oublions pas que début 2018, l’Agence régionale de santé (ARS) de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur avait tenté, avant d’être désavouée par le ministère de la Santé, d’imposer que ce soient les cadres de santé qui notifient aux personnes étrangères en situation irrégulière hospitalisées sous contrainte en psychiatrie leur obligation de quitter le territoire français (OQTF) au moment de leur sortie !

4- Depuis la loi de 2011, le juge de la liberté et la détention (JLD) auditionne les personnes internées au-delà de douze jours d’hospitalisation. Les personnes sont obligatoirement assistées d’un avocat depuis 2013. Excellente mesure – obtenue grâce à une question prioritaire de constitutionnalité portée par une association de défense des patients, le CRPA (Cercle de réflexion, de proposition et d’action), et non pas par la volonté du législateur qui avait prévu un texte surtout sécuritaire –, qui rapproche du droit commun en matière de privation de liberté les personnes hospitalisées sous contrainte.

D’ailleurs, les levées de mesure sont beaucoup plus fréquentes qu’avec l’ancienne loi où la personne devait prendre l’initiative d’interpeller la justice, ce qui était bien sûr rarissime.

En 2017, les JLD ont prononcé 6 700 mainlevées. Mais ces levées d’hospitalisation sous contrainte portent principalement sur le formalisme des mesures, très peu sur leur fond, c’est-à-dire sur la proportionnalité entre la nécessité de soins et la privation de liberté. Et le film récent de Raymond Depardon, 12 jours, illustre hélas bien comment ces audiences peuvent être routinières, comment juges et avocats ne se saisissent pas, ou si peu, de ce contre-pouvoir, réduisant eux aussi trop souvent la personne hospitalisée à sa maladie.

Un juge de la liberté, s’il dispose de suffisamment d’éléments, peut prendre position sur cette restriction de la liberté individuelle, ou sur la nécessité que le soin s’effectue sous contrainte. Mais nombre de certificats restent peu informatifs ou obscurs. Or l’on se retrouve interné non pas en raison d’un diagnostic, mais de comportements suffisamment inquiétants dans un contexte donné. Si je pense, comme psychiatre, indispensable de maintenir une personne en soins sous contrainte, je dois prendre la peine de l’expliquer au juge de façon claire et détaillée (excellent exercice de mise au point pour soi-même), à charge pour la personne si c’est son souhait, et pour son avocat, de le convaincre du contraire.

Les perspectives
Elles sont aussi peu réjouissantes que le bilan des pratiques.
1- La diminution en cours et encore à venir des moyens de la psychiatrie publique va contribuer à maintenir, voire à augmenter, les pratiques d’isolement et de contention. Moins de présence humaine, gérée par un management destructeur, plus de contrainte physique sur les patients.

2- En mai 2018 a été mis en place un nouveau fichier national Hospyweb : les données nominatives sur les mesures d’internement sont désormais collectées dans un fichier national et conservées trois ans. Cette durée de conservation a été jugée excessive par la Commission nationale de l’informatique et des libertés qui a demandé aussi que les personnes soient informées de cette collecte. Le décret est paru sans tenir compte de ces deux demandes. Quelles vont être les pratiques avec ce fichier ? Les précédents, avec le fichier national des empreintes génétiques (FNAEG) par exemple, montrent que les dérives sont fréquentes, au-delà même du fichier, lui-même problématique.

3- Enfin, il existe un groupe de travail sur les missions des ARS dont a fuité la proposition que les hospitalisations sans consentement soient confiées au ministère de l’Intérieur !

Quand on voit le résultat du transfert depuis janvier 2017 des avis médicaux des médecins de l’ARS à ceux de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) pour les demandes de titre de séjour « Étranger malade », soit une diminution de 40 % des avis positifs, on ne peut être qu’extrêmement inquiet.

Aboutissement logique d’une psychiatrie de plus en plus organisée par l’enfermement et la surveillance généralisée ? Une méchante connotation positive serait de remarquer que la psychiatrie n’est que le reflet de la société…


par Claire Gekiere, Pratiques N°84, février 2019

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