Pis que prendre

Lanja Andriantsehenoharinala
Médecin généraliste

« Allô, bonjour, je cherche un médecin traitant, est-ce que vous pourriez me prendre ? »
Me prendre ? Quelle expression détestable. Au téléphone, j’essaie parfois de le faire sentir, avec un peu de second degré : « Vous prendre ? Par la main, de force, entre quatre yeux ? ». Mais pour les patient·e·s, l’heure n’est pas toujours à la rigolade. Dans le quartier, deux médecins généralistes sont partis en retraite en moins de cinq ans sans successeur·euse, une s’est suicidée et la moyenne d’âge de celles et ceux qui restent se situerait plutôt dans la fin de la cinquième décade. Alors sur le marché, le choix est dans le camp des docteurs ! « Est-ce que vous prenez encore de nouveaux patients ? » Une demande exponentielle qui met les offreurs·euses dans la position privilégiée de pouvoir refuser. Au téléphone, en tant que soignante, que faire et que dire ? Il est clair qu’aucun texte légal ne permet d’envoyer bouler des patient.e·s en quête de suivi médical. Il est clair aussi qu’au-delà d’un certain rythme de travail, vous risquez la surchauffe personnelle et/ou familiale. Il est clair que des personnes qui viennent de s’installer dans le périmètre direct du cabinet médical sont en quelque sorte… dans notre juridiction. Mais il est clair que multiplier les patient.e·s suivi·e·s donc, potentiellement, les consultations peut finir par faire faire des erreurs humaines par surcharge de travail et fatigue émotionnelle. Un subtil équilibre entre rendre service aux gens et ne pas se nuire à soi-même se joue sur le fil du combiné. « Pour vous prendre comme docteur, comment on fait ? » Nom d’un escargot ! Personne ne prend personne ici ! Je m’en tire en disant qu’il faut venir voir comment on fonctionne et décider si ça convient. Et je me pince le bras toute seule en sachant que cette porte ouverte va fatalement augmenter mon activité, augmenter la pression à tenir tous les autres agendas (enfants, couple, famille, loisirs, militantisme syndical), bref me faire tanguer encore sur la corde raide entre devoir faire son travail et devoir faire sa vie. « Et à domicile, vous prenez ? »


par Lanja Andriantsehenoharinala, Pratiques N°87, octobre 2019

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