Christiane Vollaire,
Philosophe.
Est-il possible de penser la violente problématique des migrations autrement qu’aux conditions, indissociables, de la technocratie contemporaine, de l’apitoiement humanitarien et de l’urgentisme médiatique ? Autrement que dans le double langage politicien qui, selon l’origine et l’appartenance sociale du réfugié, alterne éhontément, comme on vient de le voir à propos des réfugiés syriens, le discours de l’« accueil » et celui de la « fermeté ».
Est-il possible de penser avec les migrants, et non pas sur eux ou contre eux ? Est-il possible de penser la condition migrante comme une condition d’exil qui nous est potentiellement commune ? Est-il possible de penser, sur le long terme, un « nous » véritable, qui ne repose ni sur la facticité des nationalismes, ni sur les indéterminations de l’universel, mais sur le front commun d’un refus : celui de la discrimination qui est au cœur des politiques migratoires ?
Des collectifs de migrants se mobilisent, revendiquent une place dans l’espace public, tentent de se faire entendre, et pas seulement nourrir à la soupe populaire ; tentent de faire entendre qu’on n’existe pas seulement en tant que migrants, mais en tant que sujets d’une histoire, comme en tant qu’acteurs de l’Histoire. Tentent de dire ce que c’est que d’être soumis non pas seulement à la violence des « passeurs » (qu’un bel unanimisme s’accorde à dénoncer vertueusement), mais à la violence beaucoup plus sournoise de ceux qui vous livrent aux passeurs : les dirigeants politiques des pays « d’accueil ». Ce que c’est que de dépendre d’une directive, de l’arbitraire d’une décision, du retournement d’une circulaire. Ce que c’est que de voir sa vie suspendue à l’humeur d’un guichetier ou aux réseaux d’un décideur. Ce que font, à ceux qui n’ont pas de droits, les aléas d’une bureaucratie qui continue à marcher comme un canard sans tête.
Ce que c’est, par la « reconduite à la frontière », d’être livré à un dispositif d’externalisation des frontières. Ce que c’est que de fuir une tyrannie politique mise en place avec la complicité même des anciennes puissances coloniales, et de devoir leur demander l’asile. Ce que c’est de s’entendre méprisamment qualifié de « réfugié économique », quand les conditions qui vous ont réduit à la misère sont le fait de décisions strictement politiques.
Ce n’est pas parce que des migrants sont malades que nous, à la revue Pratiques, sommes pleinement solidaires de leurs revendications. C’est d’abord parce que les politiques migratoires rendent malades, non seulement les personnes, mais le corps social tout entier. Ce n’est pas seulement contre la présence d’enfants dans des centres de rétention que nous militons, c’est contre la rétention comme mode de gouvernementalité. Car si elle est sans effet pour contenir la dynamique migratoire, elle a en revanche les effets les plus destructeurs, non seulement sur les migrants, mais sur les sociétés qu’elle prétend défendre et que, par le double langage technocratique, elle pervertit.