Palestine : psychiatrie, année zéro ?

Philippe Gasser et Anne Michel,
Psychiatres membres de l’Union syndicale de la psychiatrie
Patrick Dubreil et Guillaume Getz,
Médecins généralistes membres du Syndicat de la médecine générale.

En Palestine, les structures de soin sont sous perfusion de l’aide internationale, ce qui favorise chez les habitants le développement d’une mendicité et l’intériorisation de l’oppression israélienne, à rebours des espoirs de libération. Rencontre avec les soignants de l’hôpital psychiatrique de Bethléem.

L’hôpital psychiatrique de Bethléem est le seul hôpital psychiatrique public de Palestine. Orphelinat construit en 1910 par une association allemande chrétienne, ce bâtiment devient hôpital en 1920 sous le mandat britannique.
Avril 2019, nous rencontrons deux médecins, le Docteur Ibrahim Ikhmayes, directeur, et le docteur Ivona Amleh, d’origine croate, en poste depuis 1999, mariée à un Palestinien. Il y a quatre psychiatres au total, pour 3,5 équivalents temps plein. Nous faisons connaissance d’un cadre infirmier et du « réceptionniste » qui travaille à plein temps, partageant son temps entre la psychiatrie et le restaurant dans lequel il officie le soir pour ajouter un complément à son salaire de fonctionnaire insuffisant pour nourrir sa famille.
Il y a cent quatre-vingts places théoriques dans cet hôpital, mais actuellement seules cent quarante places sont disponibles, compte tenu des travaux de rénovation d’une unité de quarante places. L’hôpital reçoit des patients de l’ensemble de la Palestine, y compris de Gaza, quelle que soit leur origine : chrétiens, musulmans et même bédouins (les juifs ne se font pas soigner en Palestine !). Il reçoit, à parts égales, des hommes et des femmes, dans des unités toutefois séparées, et comprend une unité de réhabilitation psychosociale (ergothérapie), une unité médico-légale (dont le nombre de patients ne cesse d’augmenter), une unité d’addictologie de vingt-cinq places (récemment ouverte en janvier 2019 par un financement des Nations Unies) et une unité de trente-cinq places pour les indigents, sans famille, sans moyens, pris en charge jusqu’à leur mort.
Il n’y a pas de service de pédopsychiatrie, spécialité quasiment absente du champ des soins, tant sur le plan structurel que des pratiques : rien n’est organisé pour les petits enfants. Ceux-ci peuvent être pris en charge, sur un mode psycho éducatif seulement, par le centre culturel Ghirassi, organisation non gouvernementale de Bethléem, qui accomplit un remarquable travail, mais ne s’inscrit aucunement dans une dimension thérapeutique, tandis que les adolescents se voient hospitalisés dans les services adultes de l’hôpital dans des conditions peu satisfaisantes.

« Run for money »
Le directeur nous fait immédiatement part de ses préoccupations essentiellement économiques : la course aux subventions (run for money) empiète de plus en plus sur son temps clinique, les tâches administratives tendent, selon lui, à supplanter son activité médicale, alors qu’il revendique celle-ci. Le financement de cet hôpital est assuré essentiellement par les dons internationaux (Organisation mondiale de la santé, Union européenne) et le ministère palestinien de la Santé. Au moment de notre arrivée, le directeur reçoit un directeur de laboratoire pharmaceutique palestinien et deux pharmaciens jordaniens. « Nous n’avons guère le choix » nous dit le directeur de l’hôpital, « on prend l’argent là où il se trouve ».

Un modèle communautaire ?
Le modèle dont il s’inspire cependant et qu’il souhaite appliquer à l’hôpital est clairement celui de la psychothérapie institutionnelle. Il se réclame de Franco Basaglia, entretient des relations toujours suivies avec les équipes soignantes de Trieste, s’émerveille des expériences lilloises « hors les murs » et proclame l’objectif de fermeture de l’hôpital psychiatrique !
Néanmoins, la réalité que nous expose également le Docteur Amleh est, pour l’instant, toute autre : les patients ne cessent d’affluer sur le seul lieu de soins spécialisé de Palestine (Gaza et Cisjordanie) et le nombre de patients « chroniques » ne cesse d’augmenter, non en raison de la chronicité induite par la maladie mentale, mais surtout parce que des patients issus de régions éloignées se voient ici délaissés par leurs familles ou leur communauté, qui n’ont pas les moyens de venir les visiter et avec lesquelles le lien s’estompe peu à peu.
Nombre de familles, selon les médecins, font des difficultés pour reprendre leurs proches après ce temps de rupture relationnelle, bien qu’il nous soit paradoxalement indiqué que la famille constitue, en l’état, le mode de prise en charge adapté, par force, pour les malades mentaux non hospitalisés.
Un programme est actuellement mis en place afin de restaurer les liens entre ces patients et leurs familles, malgré les difficultés de communication et de déplacement. En effet, il nous est précisé que tout le système psychiatrique repose ici sur l’hôpital. Le directeur fait part de nombreux projets d’extériorisation, et de ses souhaits de prise en charge ambulatoire, mais, dans la réalité, il n’existe aucune structure alternative, et surtout aucun moyen de les mettre en place et de les développer dans le contexte actuel.
Un plan de centres de santé communautaire (community health center), pourvu d’unités mobiles pouvant aussi concerner la psychiatrie, existe bien, en théorie, mais sans réels moyens pour qu’il puisse se voir concrétiser sur le terrain. Dans les grandes villes palestiniennes, il existe un maillage théorique de ces centres, mais dépourvus de soignants. Ainsi, les psychiatres de l’hôpital de Bethléem se déplacent à Jénine, à Ramalah.
Par ailleurs, les dispensaires existants manquent de médecins et de personnels formés pour prendre en charge les malades psychiatriques, et les médecins généralistes ne semblent pas intéressés, selon nos interlocuteurs, pour cette clinique spécifique et donc pour vouloir en assurer le suivi.
La famille et la communauté demeurent les principales ressources pour les prises en charges « ambulatoires » des patients psychiatriques… faute de mieux ! Cependant, il nous est précisé que de nombreux patients « potentiels » demeurent « invisibles » car la folie, pour des raisons culturelles, religieuses et de tabous sociaux est encore peu amenée à être « médicalisée ».

Le manque de moyens
Les manques sont multiples : manque de temps, de médecins, de personnels soignants, de compétences spécifiques et de formations. Il y a quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quinze entrées de patients par mois, la durée moyenne de séjour est de soixante-cinq jours. Les médecins se disent depuis longtemps en burn-out, et personne ne sait encore qui remplacera le docteur Amleh qui espère bien prendre sa retraite l’an prochain.
Une autre question préoccupante, selon nos collègues médecins, reste le nombre de patients « médico-légaux », c’est-à-dire soumis à des injonctions de soins ou à une hospitalisation sous contrainte. Selon nos interlocuteurs, il semblerait surtout s’agir ici de patients présentant des troubles graves de la personnalité, plutôt qu’une pathologie mentale avérée, et leur prise en charge déborde bien souvent des personnels peu nombreux et peu formés, d’autant plus que se pose la question du sens de ces hospitalisations. Nous ne connaissons bien sûr pas les arcanes de la justice palestinienne en la matière, mais il semble qu’elle ait de plus en plus recours à ce type de mesure pour des raisons « sécuritaires », ce qui n’est pas sans rappeler ce que nous connaissons en France !
À nos questions posées sur les pratiques d’isolement et de contention, le docteur Amleh nous répond qu’elles sont utilisées très parcimonieusement pour de courtes durées et selon de strictes prescriptions médicales ou à la demande du patient. Elle nous précise encore qu’en vingt ans de pratique, elle n’a eu recours que quatre fois à des mesures d’isolement prolongé. Avec humour, les médecins nous font part de l’aide fournie par l’hôpital Sainte-Anne, de Paris, qui leur a fait parvenir un « kit de contention », jamais utilisé jusqu’ici !

Les conséquences de l’occupation…
Sur le plan des pathologies rencontrées, et contrairement à ce que nous pouvions attendre, il nous est indiqué que, malgré l’occupation israélienne et la pression – et répression – que celle-ci impose à la population, nos collègues n’enregistrent qu’un nombre relativement limité de névroses de guerre ou de syndromes post-traumatiques. Cela est dû, nous expliquent-ils, à plusieurs facteurs : d’une part, et encore une fois, au manque de personnels et d’organisation de « cellules d’urgence » pour prendre en charge les victimes lors d’un épisode aigu et pour les dépister par la suite, et d’autre part – et surtout – en raison de la prise en charge des victimes par leurs familles et la communauté, selon la tradition du sumoud, propre à la culture et à la société palestinienne, fondé sur « un état d’esprit et une action » de résistance individuelle et collective [1], en lien avec l’environnement social et affectif des proches dans la (re)construction d’un avenir sans cesse en chantier en Palestine du fait des « déplacements massifs de population, de l’exil, de l’emprisonnement ou de la situation propre des Arabes palestiniens de citoyenneté israélienne. L’utilisation de ce terme sumoud remonte à l’époque où les Palestiniens défiaient le mandat britannique » (ibid.).
L’occupation israélienne ne facilite pas les choses en interdisant par exemple à cette psychologue franco-palestinienne, spécialiste des enfants, temporairement revenue en France, de retourner travailler en Palestine en limitant ses visas et son droit de séjour. Des ergothérapeutes manquent aussi cruellement pour assurer les programmes de réadaptation projetés par l’hôpital, ainsi que des infirmiers formés à la prise en charge des malades psychotiques.

…de l’emprisonnement politique…
Néanmoins, un certain nombre de personnes, femmes autant qu’hommes, présentent des séquelles durables de leurs conditions de détention ou des tortures infligées par l’armée israélienne, et la difficulté réside toujours, comme pour tous les patients, dans le suivi au long cours de ces personnes. Un exemple récent nous est indiqué, concernant une jeune femme qui a été soumise en prison au supplice de la « goutte d’eau » (écoulement continu, jour et nuit, de gouttes d’eau sur le crâne) et qui, à l’hôpital, ne pouvait encore se détacher de ce « lien » obsédant et devait encore rester constamment sous l’eau pour être « soulagée »…
Il faut savoir que 40 % des patients de l’hôpital ont fait l’objet d’au moins une incarcération, moyenne qui s’étend également à l’ensemble de la population palestinienne. En Israël, des enfants sont incarcérés dès l’âge de 12 ans.
Une autre problématique concerne les pathologies addictives : 50 % des patients hospitalisés présentent une addiction, primaire ou secondaire, et plus spécifiquement au cannabis synthétique (« spice »), drogue qui fait actuellement des ravages en Palestine, d’autant plus qu’elle est présentée sous une forme ludique et attractive.

…et de la « tradition »
Enfin, il faut noter une pathologie qu’on nous dit émergente chez les jeunes femmes, liée, selon les médecins, à une certaine « immaturité psychoaffective » : elles se laissent séduire… puis abandonner – ou emprisonner – dans une relation conjugale ou extraconjugale qu’elles n’ont pas vraiment souhaitée (syndrome du prince charmant ?). Ces éléments sont très certainement à mettre en lien avec un changement qui s’amorce dans la société palestinienne avec, notamment, une diminution notable et significative du nombre de violences faites aux femmes et de « crimes d’honneur ». Des centres de protection des femmes et de la famille viennent également de voir le jour, et un « clash générationnel » est en train de se produire, selon nos interlocuteurs, les jeunes femmes palestiniennes se trouvant maintenant à la croisée des chemins entre tradition et innovation sociale.

Fuite des cerveaux
Il nous est indiqué qu’actuellement 70 % des étudiant·e·s en médecine (issu·e·s de l’université de Jérusalem) sont des femmes… Non sans humour, nos interlocuteurs émettent l’hypothèse que certaines viennent y chercher autant un diplôme qu’un mari (!), mais une réalité plus préoccupante concerne la fuite des cerveaux et le nombre de médecins palestiniens qui vont exercer à l’étranger (dont Israël où ils sont trois à quatre fois mieux payés qu’en Palestine)… sans trop d’espoir de retour !

Les ressources
Pourtant, malgré la faiblesse des moyens, les énergies ne manquent pas et les ressources internes sont multiples, tel ce cuisinier d’un bon restaurant de la ville qui vient s’occuper de la restauration, dans tous les sens du terme, des patients ou le maraîchage qui se développe dans le grand jardin de l’hôpital (parsemé d’arbres centenaires), avec cette double fonction, pour les patients : activité ergo et socio-thérapeutique et obtention de quelques subsides par la vente des produits cultivés.
L’accent est particulièrement mis sur les actions de réadaptation et de réhabilitation, le directeur nous rappelant qu’il veut à tout prix (?) éviter les phénomènes de chronicisation iatrogène et favoriser la réinsertion sociale et communautaire. Néanmoins, l’unité d’addictologie fait déjà le plein !

Les demandes de soutien
L’investissement dans les tâches quotidiennes et l’épuisement qu’il génère empêchent aussi nos collègues de prendre un recul analytique vis-à-vis de leurs pratiques, ce qu’ils ne cessent de déplorer. Aucune recherche clinique, ou même analyse des pratiques, ne peut être hélas possible dans un tel contexte de pénurie et de surmenage. Le docteur Amleh nous fait part de son amertume de ne pouvoir se servir de sa formation de psychanalyste. Elle assure par contre des thérapies familiales ainsi que des thérapies cognitivo-comportementales.
Les médecins de l’hôpital nous font donc part de leurs besoins et de leurs demandes d’appui et de soutien : économique, tout d’abord, car en Palestine, sans doute plus qu’ailleurs, l’argent constitue toujours le « nerf de la guerre » (au sens propre du terme !) [2], mais aussi humain, car le manque de personnel est aigu, notamment en ergothérapie, où le « faire » peut aussi permettre de dépasser la barrière linguistique.
L’échange d’étudiants en psychiatrie, de médecins ou d’infirmiers en psychiatrie est aussi évoqué mais demeure quelque peu utopique dans le contexte actuel où, comme nous l’avons vu, sortir de Palestine (et y revenir !) n’est pas chose aisée… et coûte cher, même si l’accueil militant de professionnels de santé francophones est envisageable.
Ainsi, demeure la possibilité, ponctuellement ou dans une durée plus étendue, d’enseigner à l’université de Bir Zeit à Ramalah (cours, conférences en arabe, en français, mais de préférence en anglais), ainsi que le doyen de l’université (que nous n’avons pas rencontré) a pu nous le faire savoir.
Alors, si la psychiatrie palestinienne est, comme le reste du pays, étouffée par la colonisation israélienne, et doit faire face à de nombreux problèmes, elle demeure, à l’instar de la population, et comme nous le confirmera le Dr Samah Jabr, également rencontrée à Ramallah [3], arc-boutée à une résistance et une espérance sans limites !
Alors que nous quittons cet hôpital et son directeur qui part visiter des familles de prisonniers politiques, nous remarquons les visages de deux leaders du Fatah, peints sur les murs de l’entrée, qui ont marqué les dernières décennies du XXe siècle [4].


par Patrick Dubreil, Philippe Gasser, Guillaume Getz, Anne Michel, Pratiques N°89, avril 2020


[1Samah Jabr, Derrière les fronts, chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation, Premiers matins de novembre Éditions, février 2018 (note de lecture dans le magazine de Pratiques n° 88).

[2Une collecte est organisée pour permettre l’acquisition d’un minibus pour l’hôpital afin de maintenir le lien avec les familles, le bus actuel étant définitivement hors d’usage.

[3Samah Jabr est aussi directrice de l’unité de santé mentale du ministère palestinien de la Santé.

[4Portraits de Yasser Arafat, décédé à l’hôpital militaire de Clamart le 11 novembre 2004 suites à une maladie dont la cause est encore non élucidée, et Khalil al-Wazir, plus connu sous le nom d’Abou Jihad, assassiné à Tunis le 16 avril 1988 par le Mossad.


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