Julien Vernaudon,
Médecin hospitalier gériatre
« La nouvelle vision de la vieillesse comme « problème » gériatrique a cloîtré les gens âgés dans le rôle d’une minorité qui se sent douloureusement dépossédée du nécessaire »
Ivan Illich, Némésis médicale, l’expropriation de la santé
La gériatrie, du grec ancien gerôn (vieillard) et iatros (médecin), est une discipline médicale apparue dans la seconde moitié du XXe siècle et qui a pour objet, ou plutôt sujet, la personne âgée. Elle s’est construite initialement sur un constat de terrain : passé un certain âge et/ou un certain degré de dépendance, les « vieux » étaient quelque peu délaissés dans les services hospitaliers, considérés comme « séniles » et sans intérêt d’un point de vue médical. En quelque sorte, leur état de santé dégradé était jugé inéluctable et sans possibilité d’amélioration. Le vieillard était rejeté du champ de la médecine comme un être impotent, incurable et déjà sur le pas de la porte de l’au-delà. Les patients âgés gisaient abandonnés dans les lits car les médecins, sans recours thérapeutique, sans connaissances scientifiques – ces patients étant jugés peu dignes d’intérêt et avec une forte charge symbolique négative – se retranchaient derrière le grand principe hippocratique primum non nocere.
Peu à peu, néanmoins, des médecins plus sensibles et clairvoyants se sont intéressés à ces patients. La complexité de leur état de santé a commencé à être explorée et des progrès indéniables ont été réalisés. Un cas très illustratif de ce changement de mentalité est celui du « syndrome de glissement ». Longtemps, et même si cela fait l’objet encore de débats séméiologiques, cette situation clinique était assimilée à « un processus d’involution et de sénescence porté à son état le plus complet » [1]. Une sénilité globale sans cause aiguë médicale conduisant à la mort et sans qu’il n’y ait rien à faire. Or, les pionniers de la gériatrie ont réussi à montrer qu’en réalité, ce pseudo-syndrome est l’expression d’une multitude de maladies possibles (dépression, décompensation cardiaque, infections…) nécessitant des soins rapides pour que l’état de santé s’améliore, en s’appuyant sur une démarche clinique rigoureuse et systématique.
La gériatrie avec sa prise en soins globale, son interdisciplinarité, ses connaissances scientifiques solides et sa reconnaissance par l’institution médicale est enfin née et s’est considérablement développée depuis ses débuts. Elle est devenue également plus attractive, quoiqu’encore en bas du tableau de chasse pour son choix à l’internat, reconnue sur le plan académique et a permis une déstigmatisation, bien qu’encore imparfaite, des malades âgés hospitalisés dans les services hospitaliers. Le chemin est encore long pour jouir un jour du prestige des spécialités d’organe, mais n’est-ce pas finalement le lot des disciplines médicales en « iatre » (gériatre, psychiatre, pédiatre) par rapport aux spécialistes en « logos » (cardiologue, neurologue…) ? Toutefois, la route est désormais bien balisée.
Le service rendu à la population âgée malade et /ou dépendante par la gériatrie est indiscutable. Nous pouvons néanmoins nous interroger sur son évolution au gré des connaissances accumulées conduisant à une sur-spécialisation et à un éloignement de son sujet initial : la personne âgée malade, et tendant à médicaliser l’ensemble de cette période de la vie pour finalement aboutir non à une médecine de la personne âgée, mais à une médecine du vieillissement, ce dernier étant devenu l’objet à part entière de la discipline.
Mieux vaut prévenir que vieillir
Le vieillissement, processus physiologique, est la résultante de tous les événements de vie d’une personne dans un contexte social particulier. Il est donc forcément singulier dans son développement, mais également dans son ressenti. Certains évènements de vie, certaines expositions peuvent devenir des facteurs de risque, i. e. des éléments nécessaires mais non suffisants, pouvant concourir à dégrader l’état de santé des personnes âgées en favorisant l’apparition de pathologies chroniques. De plus en plus de données solides, issues de grandes études épidémiologiques robustes, font ressortir des liens entre facteur de risque et maladies. Par exemple, les facteurs de risque cardiovasculaires (tabac, diabète, hypertension artérielle) sont bien corrélés à l’apparition d’un infarctus du myocarde ou d’un accident vasculaire cérébral [2], évènements qui entraîneront un état de santé altéré de la personne. Les facteurs de risque accumulés pendant toute une vie peuvent altérer l’état de santé de la personne devenue âgée ou en devenir de l’être. La prévention en gériatrie a donc pour objet d’éviter ou de limiter l’exposition à des facteurs de risque susceptibles d’entraîner à distance, dans le grand âge, un mauvais état de santé et/ou une dépendance. Seulement, de nombreux travaux désormais montrent que pour obtenir un impact significatif, il faut agir en amont du vieillissement, voire très en amont. Dès lors, la gériatrie préventive ne s’intéresse plus vraiment aux personnes âgées, mais aux adultes plus jeunes, voire aux enfants ! À titre d’exemple, une revue très riche et documentée du Lancet [3] montre que l’on peut diminuer jusqu‘à 40 % le nombre de cas de maladies d’Alzheimer et apparentées, qui affectent en France près d’un million de personnes, et essentiellement les personnes âgées, si l’on corrige douze facteurs de risque modifiables accumulés au cours de la vie. Si la correction de certains de ces facteurs peut être effectivement l’objet de la gériatrie (correction d’un diabète, arrêt du tabac, lutte contre l’isolement, traitement d’une dépression…), d’autres facteurs nécessitent une intervention à des âges très éloignés de la gériatrie (niveau d’éducation dans l’enfance par exemple). Bien que les maladies d’Alzheimer et apparentées soient essentiellement des problèmes médicaux gérés par les gériatres, il semble assez illusoire que leur prévention repose intégralement sur eux qui n’ont aucun impact sur la période de vie « pré gériatrique ». Tout comme il semble difficile de transférer une partie de la prévention des pathologies survenant dans le vieillissement à des disciplines qui en sont fort éloignées (pédiatrie par exemple).
L’autre risque est aussi de vouloir tout prévenir pour assurer aux personnes vieillissantes une vieillesse « saine », sans affection. On va même jusqu’à évoquer un vieillissement « réussi » pour celui qui a peu de comorbidités, qui reste très autonome et actif. A contrario, on qualifiera le vieillissement de celui devenu plus malade et/ou dépendant avec l’âge de « pathologique », signant l’échec d’une bonne prise en charge médicale préventive. Cette conception risque de rendre responsable celui qui n’a pas suivi la bonne voie et les bons conseils « hygiéno-diététiques ». Malheur à celui qui ne suit pas son plan personnalisé de soin avec prévention primaire, secondaire, tertiaire, quaternaire.
De plus, avec la multiplication des études scientifiques, on assiste à une prolifération de facteurs de risque pour une multitude de problèmes liés au vieillissement (chutes, troubles cognitifs, dépendance, dénutrition…) et donc une multiplication des prises en charge pour les prévenir. Tout comme avec la polymédication (multiplication des traitements médicamenteux) qui majore les effets indésirables et les interactions de molécules (ce contre quoi lutte le gériatre), la « polyprévention » n’est-elle pas à risque de iatrogénie [4] par interactions de ces prises en charge et une médicalisation de tous les évènements de vie potentiellement considérés comme des facteurs de risque ?
Entendons-nous bien, on doit une bonne part de l’amélioration de la santé des personnes âgées, et même de la possibilité de vieillir, à une prévention étayée par les données scientifiques. Cela n’interdit pas de tenter de faire preuve de discernement pour éviter de tomber dans le piège de la « contre-productivité » [5] (Ivan Illich) qui voudrait qu’en (sur)médicalisant cette partie de la vie, on ne finisse par altérer état de santé et qualité de vie. Le vieillissement risque de devenir ainsi la maladie à prévenir. Mieux vaut prévenir que vieillir !
Piège de cristal
Approfondissant la réflexion sur la prévention en gériatrie, de nombreux cliniciens et chercheurs, face à l’augmentation du risque de dépendance avec l’avancée en âge, ont poursuivi leurs travaux afin de comprendre pourquoi certaines personnes âgées deviennent dépendantes (« vieillissement pathologique ») et d’autres non (« vieillissement réussi »). L’idée associée était aussi de pouvoir agir pour éviter ce point de basculement entre indépendance et dépendance. C’est ainsi qu’a émergé, il y a une vingtaine d’années, le syndrome de fragilité (frailty dans la littérature internationale) [6]. Ce syndrome clinique entraîne pour la personne âgée une perte d’adaptation au stress (infection, hospitalisation, déshydratation…), dont les causes sont multiples (accumulation de facteurs de risque et pathologies) et pouvant entraîner dépendance, décès, entrée en EHPAD, chutes [7]. Ce syndrome est potentiellement réversible et, correctement pris en charge, on peut éviter ses conséquences négatives. Tout l’enjeu réside dans le repérage précoce pour agir le mieux possible. On assiste à une expansion des études visant à repérer la fragilité et des essais cliniques pour la prévenir ou la traiter. On trouve désormais un florilège d’outils, d’échelles, de scores classant les personnes âgées en fragiles, pré-fragiles, susceptibles d’être fragiles, fragiles qui s’ignorent… avec une multitude d’interventions possibles dont nombre sont basées sur l’alimentation et l’activité physique, car un des déterminants de la fragilité est la masse musculaire. Sa perte en quantité et en qualité est appelée sarcopénie, de sarx, la chair, et penia, la perte, en grec. Ce concept est aussi promis à un bel avenir. Il dispose de sa task force européenne, de ses définitions mouvantes et complexes [8], de ses outils de repérage, de ses études fondamentales et de ses essais cliniques. Enfin, la complexification de ces concepts complique à son tour la pratique clinique. Là où, en pratique, un examen clinique méticuleux suffirait amplement, il faut désormais s’appuyer sur des recommandations complexes à l’aide d’outils inhabituels pour continuer en gros la même prise en charge. À titre d’exemple, les recommandations récentes sur la dénutrition de la personne âgée de la Haute autorité de santé [9] intègrent ces nouvelles découvertes et deviennent très difficiles à mettre œuvre en pratique puisqu’il faut désormais utiliser une balance corporelle à impédancemétrie (coûteuse et d’utilité discutable) pour la diagnostiquer.
Avec le concept de fragilité, nous sommes arrivés (ou revenus) à un moment de la gériatrie où la population digne d’intérêt est celle qui n’est pas dépendante, celle encore fragile voire pré-fragile. Pour les personnes âgées dépendantes, c’est trop tard ! En outre, le terme même de fragile renvoie à la vulnérabilité de la personne qu’il s’agirait de protéger dans son état de santé, dans un cocon médical, appelé plan personnalisé de soin, bref enfermée dans un piège de cristal qu’il faudrait empêcher de se briser.
Retour au logos
La gériatrie est une spécialité médicale qui dès ses origines vise à prendre la personne en charge dans sa globalité bio-médico-psycho-sociale. Son approche holistique est l’essence même de la discipline. La démarche clinique est complexe avec intrications de plusieurs pathologies et souvent des problèmes d’adaptation au milieu de vie avec nécessité d’aides humaines et matérielles. Là où nombre de spécialités dites d’organe s’exercent dans un champ bio-médical plus restreint, la gériatrie se déploie dans un champ de la santé plus vaste et stimulant. C’est pour cette raison qu’elle s’exerce en interdisciplinarité (médecin, infirmier, assistant social, kinésithérapeute, diététicien…).
Cependant, on assiste à une augmentation spectaculaire des connaissances en gériatrie et il devient très difficile d’embrasser tout ce savoir. Par conséquent, tout comme cela s’est produit en médecine puis dans les différentes disciplines [10], apparaissent des sur-spécialités (cardiogériatrie, oncogériatrie, orthogériatrie, mémoire…) tendant à restreindre la pratique dans une partie seulement du domaine de la gériatrie avec le risque de ne plus soigner la personne âgée dans sa globalité, ce qui est le cœur du métier. L’art médical se déploie alors à la façon des spécialités d’organe, passant du suffixe « iatre » au logos.
Il s’agit ici de retracer quelques traits modernes et risques évolutifs de la gériatrie devenue médecine du vieillissement, parfois ultra-spécialisée, et dont l’objectif actuel peut s’éloigner de celui de départ : la prise en charge globale de la personne âgée malade quel que soit le degré d’altération de son état de santé. L’auteur de ces lignes a bien conscience d’être lui aussi un acteur agissant et non un simple spectateur critique des dérives potentielles, qu’il décrie, de cette discipline. À travers une activité de médecin gériatre hospitalier avec une consultation très spécialisée dans la prise en soin et le diagnostic des maladies d’Alzheimer et apparentées, nul désir ici de faire étalage de vertu, de pureté, de sagesse éthérée, comme au-dessus du lot de ses collègues. Cependant, il paraît fortement indispensable de s’efforcer à faire preuve de réflexivité sur notre pratique, particulièrement dans le champ médical où dynamiques d’évolution au gré des données scientifiques accumulées, désirs légitimes de reconnaissance et ambitions professionnelles sont sources de tensions [11].
La gériatrie a permis de tirer un peu le vieillard des confins ténébreux de la médecine dans lesquelles il était relégué. Elle n’a d’autre but que de soigner la personne âgée malade et prévenir ce qu’il est légitime d’essayer d’éviter : les maladies et certaines incapacités. Le vieillissement n’est pas une maladie, il est singulier, le résultat de tout une vie. Il ne paraît pas souhaitable que la médecine exerce un contrôle médical total(isant) sur le vieillissement au prétexte d’améliorer l’état de santé, en voulant escamoter le vieillissement usuel comme on a depuis longtemps escamoté la mort [12]. Au-delà du devoir d’humilité du gériatre quant aux objectifs de son art, celui-ci doit se montrer prudent et raisonnable dans sa pratique.
Dans notre société, l’accent est mis sur le contrôle de nos vies, de nos corps, de notre mort, de notre vieillissement. Ce dernier en vient lui aussi à être escamoté : Établissements pour personnes âgées dépendantes camouflant derrière leurs murs les plus dépendants, publicités excluant les « mauvais vieux », médicalisation de la fin de vie… La gériatrie ne doit pas se faire le relais de ces travers. Cette discipline s’est construite justement contre l’âgisme médical [13], il serait fort regrettable qu’elle subisse l’influence de l’âgisme sociétal.