Présenté par Martine Devries
C’est un livre sérieux ! Bien documenté et plein de références, pas très long, plutôt facile à lire et passionnant. À la fois un livre d’histoire des sciences (histoire de l’anatomie) et un livre militant, féministe. Mais il ne se limite pas à cela. L’auteure invite à réfléchir à ce qu’on va faire de ces connaissances nouvelles : interpeller ? Intervenir ? Réparer l’oubli : « Mesurer avec effroi ce qu’ils en firent, pour imaginer ce qui pourrait être. »
L’auteure aborde le sujet sous trois aspects :
- la description anatomique et physiologique du clitoris au cours de l’histoire,
- l’interprétation particulière qui en fut faite au XIXe siècle, dans le cadre de l’orientalisme, en période de colonisation, et même plus tard de néocolonialisme,
- le chapitre ironiquement appelé « clito today » concerne la période actuelle et fait intervenir les notions de genre, LGBTQI+ et dépasse le point de vue de l’organe.
La description anatomique de la partie externe du clitoris est ancienne, mais elle a beaucoup varié dans le temps, disparaissant, parfois confondu avec les petites lèvres, redécouverte par les chirurgiens de la Renaissance. Organe dérangeant qui, avec l’hermaphrodisme et l’homosexualité, est souvent interprété comme signe de « mépris de l’homme » et à ce titre, condamné. Une des solutions trouvées au XIXe siècle fut la clitoridectomie, car le clitoris fut rendu responsable de bien des maux : onanisme, nymphomanie, hystérie. C’est un des aspects de l’interventionnisme chirurgical masculin sur le sexe des femmes. Tandis que peu après, ces mêmes maux furent traités par massage manuel, hydrothérapique ou mécanique de la vulve.
Parallèlement, la médecine est appelée comme expert lors de procès de femmes accusées de comportement contre nature, pour examiner et juger de leur anatomie. Vint Freud, qui contre son temps, s’intéressa à la vie érotique des femmes, et donc au clitoris ; mais qui, avec son temps, maintint le masculin comme référent, et le féminin défini par le manque et l’absence. L’auteure développe l’évolution des conceptions des psychanalystes sur ce sujet, notamment de Marie Bonaparte, qui fait un parallèle entre la clitoridectomie occidentale et l’excision, et qui invente le concept « d’excision psychique ». L’auteure souligne la focalisation des psychanalystes au XXe siècle jusque dans les années soixante-dix sur la relation hétérosexuelle. À partir des années soixante-dix, il y a floraison de publications féministes tant psychanalytiques que littéraires, critiques littéraires, et philosophiques : enfin on aborde une vision globale de la représentation de la sexualité féminine.
Vient ensuite dans cette première partie un chapitre sur la physiologie reprenant les travaux de Reich, Kinsey, puis de Masters et Johnson : la révolution sexuelle est plus que la révolution contraceptive, c’est aussi la découverte de l’orgasme, la déchéance de l’orgasme vaginal et le rôle majeur du clitoris dans « la jouissance auto-érotique, non pénétrative et lesbienne », symbole de la puissance d’agir des femmes. Les groupes de femmes et les militantes féministes inventent des espaces non mixtes où sont échangées des expériences et des réflexions sur l’intimité et la sexualité. Le privé devient politique, le pouvoir médical et scientifique est contesté. Du projet collectif Our bodies, ourselves surgit un corpus de savoirs théoriques et pratiques émancipateurs. Le clitoris est l’un des bénéficiaires de ce grand chambardement. Cette nouvelle anatomie rompt avec l’essentiel des codes narratifs, elle est politique.
Dans la deuxième partie, Delphine Gardey s’intéresse à un autre aspect politique du clitoris : l’utilisation qu’en ont fait certains avec un regard orientaliste. Au XIXe siècle, aux côtés des États colonialistes, voyageurs et savants s’attachèrent à une entreprise taxinomique qui produisit, renforça de la différence et de la hiérarchie, justifiant le dessein colonial. Puis l’anthropologie européenne découvrit les pratiques de mutilation génitales féminines rituelles (excision et infibulation). Le clitoris préservé des femmes occidentales s’affirma progressivement comme valeur au regard des clitoris mutilés des femmes exotiques. L’auteure s’appuie et cite de nombreux travaux pour souligner ceux de Sylvie Fainzang (1985) qui s’attaque frontalement au thème du rite.
« À l’évidence, l’intégrité corporelle et génitale des femmes subalternes est devenue un enjeu, tout comme le monopole de la pensée masculine. »
Surtout, elle insiste sur l’importance du contexte culturel dans l’énonciation et la description. Pour poser finalement la question majeure : la compassion occidentale ne sert-elle pas à reproduire des rapports néocoloniaux et à mettre en scène une autre légende ? Ce récit imaginaire de l’intercession de l’homme blanc en faveur des femmes colonisées ne sert-il pas à légitimer la mise sous tutelle des corps et de la sexualité de ces femmes, ainsi que l’anéantissement de la masculinité et du rôle social des hommes dits de couleur ? C’est un enjeu central : que les blanc·he·s et les dominant·e·s prennent la mesure de ce qui conditionne leurs expériences individuelles et collectives. Analyser ainsi les rapports de pouvoir à la lumière de données historiques et anthropologiques permet-il de les dépasser ? Une fois dénoncé le néocolonialisme des blancs et des blanches, les questions sont nombreuses et douloureuses : si faire campagne pour défendre le droit des autres, c’est imposer un point de vue (de dominant), est-ce que cela ne conduit pas, symétriquement, à cautionner des pratiques comme l’excision, ou au moins à entériner leur poursuite ? Faut-il être myope ou inhumain au nom du respect de la différence et de la lutte contre le néocolonialisme ? Est-il interdit de se mobiliser quand on constate des atteintes graves aux personnes ? Existe-t-il d’autres choix que la formulation de ces impasses ?
Le chapitre sur les mutilations génitales et sexuelles, leur prise en compte tardive par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et différentes organisations non gouvernementales, est bien détaillé, posant entre autres la question de la décolonisation de la recherche, en l’ouvrant aux femmes africaines. La question aussi de l’appropriation par la population locale des campagnes de sensibilisation et le cas particulier des jeunes filles excisées en Europe. L’auteure ouvre une réflexion sur les interventions de réparation : loin de l’idéologie du sauvetage, elle souligne l’importance que la femme « victime » soit actrice de son histoire personnelle et culturelle.
La troisième partie, « clito today » : pendant ce temps-là, en Europe, la chirurgie « réparatrice » et esthétique des organes génitaux féminins se développe sur le mode contagieux : dans le but « d’optimiser le bien-être des femmes », au croisement de pratiques commerciales d’un secteur marchand prospère et d’une pression culturelle concernant les normes de la beauté, de la santé et de la performance sexuelle. On peut remarquer que l’intervention de « nymphoplastie », très en vogue, est bien proche de la mutilation sexuelle de type 2 selon la nomenclature de l’OMS. Pourtant, la sanction pénale est différente. C’est une allégorie parlante du « nous, versus, les autres » de « l’émancipation, versus l’oppression ». Dans les deux cas, c’est bien la dimension proprement culturelle des pratiques occidentales qui demeure inaperçue.
Pendant des siècles, la description du clitoris est demeurée indigente, l’auteure le souligne tout au long du livre, faisant du clitoris « l’emblème d’une épistémologie de l’ignorance ». À la fin du XXe siècle, savoirs et pratiques se transforment, les travaux de Helen O’Connell sur l’anatomie du périnée, les données de l’IRM, enfin la représentation d’un clitoris avec une imprimante en 3D suscitent l’emballement médiatique. L’objet témoigne directement et ne peut plus être effacé, l’identité de l’enfant fille ou de la femme ne sera plus basée sur le manque, la capacité d’agir érotique des filles et des femmes se transforme, une nouvelle anatomie politique du clitoris est un atout pour le féminisme. Mais s’agit-il seulement d’une vérité anatomique ?
Longtemps, les médecins et hommes de science étudient l’appareil génital et la taille des organes pour expliquer l’intersexualité, l’hermaphrodisme, l’homosexualité, le travestisme… Et jusqu’à récemment, le parcours des transsexuels est resté très normalisé, médico-centré sur les organes. Actuellement, la transformation totale est remise en cause, par les sujets eux-mêmes. Ils, elles se sont emparé·e·s des ressources disponibles, infiltrant les interstices entre les protocoles. « Un espace politique s’ouvre, avec ou sans organe, et il trouble l’espace corporel, subjectif, politique des possibles. »
L’auteure relève plusieurs écueils à dépasser : la fétichisation de l’organe, la focalisation sur la physiologie, toujours de l’organe et la puissance des métaphores alimentées par la biologie.
Arguant que la conception organique de la sexualité mutile le corps érotique, elle évoque d’autres expériences érotiques lesbiennes, comme Luce Irigaray ou Monique Wittig le font dans leurs productions littéraires et philosophiques, ou encore Eve Kosofsky Sedgwick, Adrienne Rich.
« En bref, ce qui fait un corps est toujours et déjà bien plus que la présence d’un organe. L’organe ne fait pas le corps, et le corps ne fait pas l’identité, l’invention est ailleurs. »
* Politique du clitoris, Delphine Gardey, Éditions textuel Petite encyclopédie critique, 2019.