Présenté par Philippe Oblobeff
« Profession philosophe », c’est dans le cadre de cette émission de France Culture que je découvre l’auteure, professeure de philosophie politique, responsable d’un Master intitulé « Soin, éthique et santé » à l’université Bordeaux-Montaigne. « La philosophie, c’est la chance de connaître des gens qui ont des pratiques, des disciplines des manières d’être et qui n’ont jamais fait de philosophie. » Cela me parle. Je commande le livre chez mon libraire.
Cet ouvrage, pensé dans le climat des mobilisations contre les réformes universitaires néolibérales initiées en 2009, est né d’un besoin de mettre des mots sur un sentiment partagé et oppressant qui résulte de « l’injonction permanente à s’adapter pour évoluer » et de l’interrogation sur l’origine de « cette colonisation progressive dans le champ politique et social d’un lexique biologique de l’évolution ».
Ce discours sur le supposé retard dans l’adaptation cache une pensée politique, structurée et dominante qui s’est donné le nom de « néolibéralisme » depuis le fameux colloque Walter Lippmann de 1938 à Paris.
Son histoire a été peu étudiée et ses liens avec le darwinisme oubliés. L’auteure propose une nouvelle généalogie du « néolibéralisme » et convie à un voyage dans l’œuvre de Lippmann, diplomate, journaliste et essayiste politique américain. Elle souligne que cette théorie se distingue du libéralisme classique par l’intervention de l’État dans toutes les sphères de la vie sociale.
Pour le théoricien du nouveau libéralisme, l’espèce humaine est dans une situation inédite de désadaptation par rapport à son environnement. Les populations sont rivées à une stabilité de l’état social (la stase, en termes biologiques) que bouleversent les flux qui résultent de la complexité de la « grande société », autrement dit « la multiplication de changements interdépendants qui produit une croissance exponentielle des problèmes pour tous les vivants. » Il faut « réadapter l’espèce humaine à la grande société ». Ce qui implique de « repenser l’action politique à partir des questions d’évolution, de retard et de réadaptation à l’environnement ».
Face à Lippmann, le philosophe pragmatiste John Dewey se pose les mêmes questions mais avec des conclusions opposées. À partir du débat passionnant Lippmann/Dewey, l’auteure met en lumière le thème de la démocratie sous un aspect inédit : « une démocratie darwinienne » dont le conflit tire ses sources de la biologie. Ce sont deux modèles de la démocratie qui s’opposent, celui d’un « gouvernement des experts », d’une part, celui de l’« usage systématique de l’enquête, réinterprétée comme le partage social des connaissances », et la réappropriation des moyens de communiquer, de l’autre. Lippmann choisit la première solution, Dewey la seconde.
Lippmann conçoit le champ du politique comme une procédure judiciaire et convoque le droit comme un « code de la route » pour réformer l’espèce humaine. Dewey y voit au contraire le lieu d’une discussion collective sur la substance des valeurs mises à l’épreuve expérimentalement.
Pourquoi faut-il lire cet essai de Barbara Stiegler ? Vous découvrirez un débat qui a structuré la vie politique américaine. Il est riche en références et il part des textes. Au terme de sa lecture, que reste-t-il comme impression ? La question est au fond de savoir si « tout retard est en lui-même une disqualification », s’il faut « souhaiter que tous les rythmes s’ajustent et se mettent au pas d’une réforme graduelle de l’espèce humaine qui irait dans le sens de son accélération ». Il faut se saisir de cet ouvrage pour méditer, dans le domaine qui chacun nous touche (cela peut être le travail, la santé, l’éducation, etc.), comment l’injonction de s’adapter paralyse notre liberté à agir, mais suscite aussi de nouvelles conflictualités et ouvre des chantiers politiques de réflexion.
* Barbara Stiegler, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique. Collection NRF Essais, Gallimard.