La militante et chercheuse handi-féministe Charlotte Puiseux fait fond dans ce livre sur son expérience de vie pour traquer les discriminations et les violences du validisme, cette idéologie dominante qui impose les classifications et les normes auxquelles les personnes en situation de handicap doivent se soumettre sous peine de mort sociale.
Dans la gestion du handicap, le corps médical se trouve naturellement en première ligne. Face à un corps physiquement ou psychiquement défaillant, il est question de tout faire pour le rapprocher de la normalité à travers une panoplie d’interventions (thérapie, chirurgie, appareillage), dont la violence n’est pas toujours épargnée au soigné. L’élargissement des marges d’autonomie de l’individu est recherché par l’adaptation du corps à l’environnement social, tandis que l’inverse, une société s’adaptant, n’est qu’insuffisamment entrepris par la puissance publique. À ce dernier propos, la loi de 2005 qui fonde la politique d’inclusion en France, a favorisé la scolarisation en milieu ordinaire, l’accessibilité du bâti et des transports, l’ouverture à l’emploi, mais sans que les moyens financiers et humains n’aient jamais permis de la mettre en œuvre pleinement. Quant à la vie en collectivité entre pairs (maison d’accueil spécialisée-MAS, foyer d’accueil médicalisé-FAM) que la France continue d’impulser (sans d’ailleurs satisfaire les besoins), elle risque de conforter l’isolement social que craignait la rapporteuse de l’ONU sur les droits des personnes handicapées lors de son enquête en 2017.
Mais sortir du modèle médical du handicap, qui individualise et biologise la différence, ne suffit pas car la condition d’handicapé est avant tout « une construction sociale, tout comme d’ailleurs ce qu’on y oppose, à savoir être valide ». C’est ce que montre avec force l’autrice : « Un individu est désigné handicapé parce qu’il est exclu des critères de validité, parce que son corps, au sens large, ne correspond pas aux critères délimités par une société donnée dans un contexte précis. » Marginalisation et infériorisation sociales découlent directement des normes qui régissent la « normalité » et plus précisément de l’importance attribuée à telle ou telle capacité. Or, dans l’actuel « contexte social capitaliste et néolibéral, l’idée d’être “capable” ou non est avant tout évaluée en fonction de notre aptitude au travail et à la production ». L’employabilité est soumise aux exigences de productivité : un individu, avec handicap ou non, doit pouvoir s’adapter au rythme et à l’intensité du travail, au prix de surmenages aussi bien physiques que psychiques. Même si la personne classée « handicapée » est embauchée pour respecter un quota d’emploi – dont beaucoup d’employeurs s’exonèrent moyennant une amende modique – et qu’on lui consente des aménagements des conditions de travail, n’est-elle pas la mieux à même pour formuler une critique du travail capitaliste rivé à la logique productiviste du profit ?
Longtemps engagée dans un parti anticapitaliste où elle a rencontré des féministes, Charlotte Puiseux n’a pas tardé à faire le lien entre sa lutte pour l’autonomie et les luttes que mènent contre l’oppression d’autres minorités, qu’elles soient racisées, sexisées, travailleuses du sexe ou immigrées. Il y a là une féconde intersectionnalité des combats pour rompre avec l’assignation des gens à une catégorie, à un genre ou à une origine. Cette désidentification, l’autrice l’a menée dans sa propre vie en faisant exploser le carcan normatif asexué du handicap, soit par le droit à la séduction et à l’amour (mais curieusement sans reconnaître le droit à l’assistance sexuelle, alors qu’elle n’est pas abolitionniste en matière de prostitution), soit par le brouillage queer, soit encore par sa propre parentalité.
Notons enfin l’usage malheureux de l’écriture inclusive puisqu’aux points médians est préféré un « féminin universel » qui réintroduit, à l’envers, la non-discrimination que produisait la primauté du masculin. Voici néanmoins un bel ouvrage à l’écriture claire et soignée, tantôt poétique, avec un argumentaire émaillé d’exemples concrets, référencé juste ce qu’il faut d’études militantes et scientifiques, et dont le mérite est de donner les outils pour déconstruire des catégories de pensée qui brident la vie des personnes ne rentrant pas, pour une raison ou une autre, dans le moule de la société du travail et de la performance.
Willy Gianinazzi