Les déserts médicaux, un mirage ?

Les difficultés d’accès aux soins, manifestation non d’une pénurie de médecins, mais d’une raréfaction des temps de soignants.

Chandra Covindassamy
Psychiatre et psychanalyste

Parler de « désert médical » est devenu un cliché, un lieu commun ou, dans un langage plus contemporain, un marronnier. Il est vrai que, si l’on se réfère aux chiffres fournis par le Conseil National de l’Ordre des Médecins, le nombre de médecins généralistes pour 100 000 habitants est compris en France entre 101,2 dans le département de l’Eure et 226,9 pour Paris. Toujours pour 100 000 habitants, les chiffres pour les spécialistes, vont de 64,3 en Haute Loire à 501,3 à Paris ! Ces chiffres se passent de commentaires. Par ailleurs, il convient de noter que les départements et territoires d’outre-mer n’apparaissent pas dans les tableaux portant sur la situation actuelle.
Une lecture naïve de ces chiffres pourrait faire supposer qu’il serait beaucoup plus facile d’obtenir une consultation dans les zones où le nombre de médecins est le plus élevé. Dans la réalité, même dans ces lieux à forte densité médicale, bien des usagers et aussi bien des professionnels se plaignent de la difficulté à trouver une consultation dans un délai raisonnable pour des personnes n’ayant pas les moyens de payer un « dépassement d’honoraires » par rapport au tarif de l’Assurance maladie. Cette simple constatation vient battre en brèche l’idée selon laquelle l’organisation des soins pourrait être pensée (ou plutôt réglée) selon la loi de l’offre et de la demande, comme cela a pu être formulé dans les années 1970 par un ministre de la Santé dont le nom m’échappe, mais qui avait déclaré que pour réduire le coût de la santé, question déjà insistante pour les gestionnaires, il suffisait de réduire l’offre... C’est à partir d’une telle approche que le numerus clausus pour les études de médecine a été institué faisant passer de 8 000 à 3 500, en 1983, le nombre des médecins formés chaque année. L’évolution du nombre des médecins effet du numerus clausus a conduit à le relever, il était de 7 500 en 2011.
Les difficultés avérées d’une part importante de la population de ce pays à avoir accès à des soins du fait de l’éloignement géographique, du manque de moyens financiers et de disponibilité dans les horaires conduisent ces personnes à différer, voire à renoncer à des soins et à s’exposer à des pathologies beaucoup plus sévères.
Une telle situation dans un pays dont l’économie est communément classée comme la cinquième du monde et qui n’a jamais compté autant de médecins (leur nombre est passé de 112 066 en 1970 à 216 145 en 2010) ne peut manquer de faire réfléchir.
Les chiffres indiqués plus haut concernent les médecins inscrits au tableau du Conseil de l’Ordre et, même si les répartitions par spécialités y figurent, de même que le mode d’exercice libéral ou salarié, il est très difficile d’avoir une approche plus précise de l’activité effective des médecins. Puisqu’il est question de « déserts médicaux » et pour rester dans la métaphore paysagère, on ne peut que constater que le paysage médical a considérablement évolué au cours des trente dernières années. D’une part, évolutions des pratiques avec la diffusion de nouvelles techniques, notamment en imagerie médicale nécessitant des investissements financiers très importants. D’autre part, apparition de nombreux dispositifs administratifs visant à collecter des données épidémiologiques, à améliorer les connaissances sur l’état de santé de la population, à obtenir des données fines sur les pathologies traitées en milieu hospitalier par la création des Départements d’Information Médicale et aussi la création des Agences Régionales de Santé dont les missions sont « le pilotage de la politique de santé publique des régions » et « la régulation de l’offre de santé ». Il faut aussi tenir compte de l’importance croissante du nombre de médecins dans des activités d’expertises et de contrôle auprès, notamment, des assurances. Le propos n’est pas de mettre en cause l’utilité de ces dispositifs de régulation, mais de prendre en compte le fait indiscutable que ces diverses instances requièrent du temps de médecins. De plus, il faut avoir présent à l’esprit que la collecte, la mise en forme et la transmission des données incombe aux équipes soignantes. Il en est de même de la mise en œuvre des protocoles lors des procédures d’accréditation dont dépend l’autorisation de continuer à fonctionner. Le poids de ces tâches est d’autant plus lourd et compliqué que la structure de soin est plus petite. Par exemple, dans une structure de soin où j’ai travaillé, il a été possible, grâce à un engagement fort de l’équipe, d’effectuer le processus de la première accréditation (dite V1) sans diminuer d’une demi-journée le temps de présence des jeunes patients, mais en recourant aux services payants d’un cabinet spécialisé. Quatre années plus tard, la deuxième accréditation dite V2 a nécessité la fermeture de l’établissement pendant plusieurs demi-journées et, bien sûr, encore le recours à un cabinet spécialisé.
On a l’impression que progressivement, et presque insensiblement, mais c’est particulièrement perceptible en psychiatrie, l’axe du travail est déplacé, de l’attention à la relation au patient et aussi entre les soignants, vers le souci d’une pratique qui doit être en accord avec les référentiels, ce qui conduirait à une infiltration bureaucratique de la médecine. Si le soignant se laisse prendre dans un tel dilemme, il est évident que le sujet qui vient demander de l’aide n’aura plus affaire à une écoute présente et attentive à ses propos, mais aura le sentiment de parler dans le désert. L’effet immédiat lorsqu’on a l’impression de parler dans le désert est, soit de faire silence et de garder pour soi questions et ressentiment, soit d’être enclin à hausser le ton avec comme effet, par exemple en psychiatrie, la mise en jeu de « l’arsenal thérapeutique » : camisole chimique, chambre d’isolement et contention. Les situations sont évidemment toujours bien plus nuancées, mais l’augmentation du recours à la chambre d’isolement et à la contention depuis quelques années est une triste réalité en psychiatrie.
Il ne semble pas exister actuellement d’évaluation du temps de médecins absorbé par les diverses instances et tâches administratives et une enquête sur ce sujet serait fort utile, mais il est raisonnable de penser qu’il est en sensible augmentation par rapport au temps de médecins engagés directement dans le soin. C’est particulièrement évident dans les postes à responsabilité hiérarchique, où les tâches administratives peuvent constituer la quasi-totalité de l’activité.
Si une étude précise venait confirmer le constat d’une part croissante des tâches administratives dans le temps médical, voire une augmentation du nombre de médecins engagés dans d’autres tâches que la relation directe avec la population, qu’il s’agisse de soins ou de prévention, il se dessinerait une tendance analogue à celle que l’on observe chez les anciens élèves des grandes écoles. Bon nombre d’entre eux ont des carrières ne correspondant pas aux professions auxquelles ces écoles étaient censées les avoir formés. Mais ils ont été recrutés en tant que personnes ayant fait la preuve de capacités de travail indiscutables et aussi susceptibles d’avoir des relations aisées et une certaine connivence avec ceux qui ont eu la même formation. Cette situation peut être rendue encore plus délicate pour des médecins par un conflit de loyauté entre la relation au patient et la relation de confraternité avec, notamment, un risque de contournement du secret médical.
La part croissante des tâches administratives au sens large, incluant le domaine des assurances, peut être vue avec un peu de recul comme homogène à l’évolution de la médecine elle-même. Le recours à des techniques très complexes et de maniement très délicat entraîne une hyper spécialisation des praticiens qui les mettent en œuvre. Des études rigoureuses monrent que l’utilisation de ces techniques dans le soin pour le diagnostic, le traitement ou le confort sont dans la très grande majorité des cas des progrès évidents. Dans la pratique, le risque majeur n’est évidemment pas du tout dans le recours à ces moyens nouveaux, mais pour le soignant de tomber dans la fascination pour le matériel mis en œuvre et de n’être plus disponible pour accueillir le patient. Le soignant devient alors un agent prestataire de services et prisonnier de sa technique. Symétriquement, si l’on pense que les questions soulevées par la pratique du soin, de par leur nature même, ne peuvent pas être résolues par « la main invisible du marché », ce qui reviendrait à considérer le soin comme une marchandise, des instances et des mécanismes de régulation sont nécessaires. Malheureusement, jusqu’à présent, les décisions de politique du soin sont prises, le plus souvent, dans des tractations entre gestionnaires et professionnels avec le risque de perdre le contact avec les besoins et les souhaits de la population.
C’est la participation effective des usagers à la réflexion et à l’élaboration de la politique du soin à l’échelon local et national qui pourrait remettre en perspective la finalité du soin et explorer des pistes pour résoudre l’anomalie, le symptôme devrait-on dire, que constituent les déserts médicaux dans leurs différentes formes. Ce symptôme est la manifestation d’une hétérogénéité radicale entre l’acte de soigner et une logique de profit. La situation devient critique lorsque la politique du soin est asservie en toute opacité aux équilibres financiers.


par Chandra Covindassamy, Pratiques N°60, février 2013

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