Les abeilles… et tout s’entremêle

Nous sommes, ma femme et moi, apiculteurs bio en Ariège. L’Ariège jouit d’une réputation de terre sauvage, préservée. Je pensais naïvement que c’était un paradis pour les abeilles...

Guillaume Canil, apiculteur

En 2014, il y a eu en Ariège une catastrophe pour les apiculteurs. Plus de deux mille ruches étaient mortes. Cela avait donné lieu à un grand et beau mouvement de solidarité : des apiculteurs de toute la France avaient chargé trois camions d’essaims, pour les offrir à leurs collègues d’Ariège (Voir Pratiques n° 74 « Si tous les gars du monde... »).
Comme par hasard, il y avait eu, juste avant, une épidémie de fièvre catarrhale ovine, transmise par un moucheron. Les autorités préconisaient de désinsectiser toutes les zones où il y avait du bétail. Mais même en haute montagne, où les abeilles sont censées être à l’abri des pesticides, énormément de ruches ont péri.
Nous, les apiculteurs, on pense qu’elles ont été en contact avec le pesticide utilisé, la delthamétrine, parce qu’il y a des bêtes qui vont en estive en haute montagne (j’ai perdu un peu mes illusions sur l’Ariège !).
On suspecte aussi tous les produits de traitement des parasites internes, qu’on donne aux animaux d’élevage (vache, brebis, chevaux etc.). Des larvicides, des vermifuges comme l’Ivermectine™ sont rejetés dans les déjections des animaux. Ces selles se retrouvent sur les pâturages et les tas de fumier. Et les abeilles vont boire les jus qui sortent de ces tas de fumiers parce qu’ils sont riches en sels minéraux, mais ils sont aussi chargés de résidus de ces larvicides, ils sont donc toxiques.
Il faut être conscient que rien ne disparaît complètement, c’est un peu comme quand on retrouve des traces d’antibiotiques dans les stations d’épuration…
Ces larvicides sont aussi responsables de la quasi disparition des bousiers, qui se nourrissaient des bouses de vaches et participaient à leur décomposition. Maintenant, on voit des galettes de bouse qui sont presque inaltérables. Le bousier tout le monde s’en fiche, mais sa presque disparition est un dommage collatéral, un maillon manque, la chaîne de l’écosystème est perturbée.
Il y a quelque chose de perfide dans le fait d’accuser les apiculteurs de raconter n’importe quoi, sous prétexte qu’ils ne peuvent pas apporter de preuves que la mortalité des abeilles est liée aux larvicides.
En effet, on ne peut pas voir une abeille boire ce jus et mourir. Ça ne se passe pas comme ça. Il y a tout un processus qui se développe et un temps chronologique impliqué, qui empêche qu’on constate la mort comme un effet immédiat.
Les abeilles récolteuses d’eau vont s’abreuver et ramener l’eau à la ruche pour nourrir les larves de leur colonie. Elles sont nourries d’une bouillie faite de pollen, de miel et de gelée royale, laquelle gelée est très riche de cette eau.
Ces larves vont avoir un développement anormal et donner des abeilles beaucoup moins résistantes. Toutes ces molécules toxiques se fixent principalement sur les corps gras de l’abeille. On dit que ce sont des molécules lipophiles, elles aiment le gras. Ces corps gras sont surtout caractéristiques des abeilles d’hiver, qui doivent subsister de l’automne au printemps, jusqu’à ce que la reine reprenne la ponte (car elle ne pond pas en hiver). Elles sont morphologiquement un peu différentes des abeilles de la belle saison. Pour rester en vie, elles mobilisent leurs corps gras, et libèrent ainsi les toxiques qui sont contenues dedans. Ça leur inflige alors comme une overdose de toxiques. Leur mort n’est donc pas immédiatement consécutive et visible après l’absorption des eaux polluées. Par contre, on la constate souvent plus tard lors du premier coup de froid : pour lutter contre, elles mobilisent leurs corps gras, elles piochent dedans, et on les retrouve toutes mortes. Mais ce n’est pas le froid qui les a tuées !
De la même manière, on sait qu’il est préférable de consommer des poissons petits, du bas de la chaîne alimentaire, plutôt que des gros poissons carnivores du haut de la chaîne qui ont mangé les petits. Ils deviennent des bio-accumulateurs : ils concentrent dans leurs graisses quantité de toxiques lipophiles. Dans un kilo de petits poissons, il y aura moins de toxiques que dans un kilo de gros poissons carnivores.
Pour en revenir aux abeilles, ce qui est malheureux, c’est que quand un apiculteur subit une mortalité exagérée dans ses ruches, il comprend bien que ce n’est pas normal, que ce n’est pas juste parce qu’il a fait trop froid ou trop sec… Mais c’est à lui d’apporter la preuve que c’est une intoxication par des pesticides qui en est responsable. Il faut donc qu’il fasse faire des analyses en laboratoire, qui coûtent trop cher pour un apiculteur, et qui souvent ne donnent pas grand-chose parce que les analyses n’ont pas ciblé la bonne molécule, car leur seuil de détection est trop élevé etc.
Le laboratoire est capable de déceler une quantité minimum de poison. Si la quantité à analyser est inférieure à ce minimum, elle ne sera pas détectée, mais elle est quand même nocive et peut être létale pour des abeilles. Selon la matrice qu’on fait analyser (pollen, abeilles mortes, abeilles vivantes, couvain, cire, miel…), on peut ne rien trouver. Mais une quantité infime est suffisante pour détruire une colonie d’abeilles.
Par exemple, une goutte de Fipronil™ – un antiparasitaire utilisé dans les produits vétérinaires contre les puces, les tiques, les poux des animaux domestiques – suffit à tuer une colonie. Et même si on introduit une autre colonie plus tard dans la même ruche, elle mourra aussi parce que le produit restera actif très longtemps.
Quand on fait faire une recherche, on demande au laboratoire des analyses multi-résidus qui ont un spectre large pour ne pas passer à côté d’une molécule. Mais l’inconvénient, c’est que ces analyses ont souvent un seuil de détection trop élevé qui ne permet pas de retrouver trace des molécules. Donc la plupart du temps, la situation est au même point, voire pire, parce que si l’Administration – la DDT, la Préfecture… – nous demande : « Alors vous avez trouvé quelque chose ? », comme les analyses n’ont rien trouvé, on a l’air de guignols.
Lors d’expérimentations avec l’Association de développement de l’apiculture (ADA), il est arrivé que sur un même échantillon envoyé à des laboratoires différents, les résultats d’analyse étaient soit positifs, soit négatifs. Donc certains labos trouvaient, d’autres non…
Parfois, il n’y a pas de mortalité ni dans la ruche, ni devant, mais elle est désertée. Pourquoi ? Parce que les pesticides utilisés en agriculture sont des neurotoxiques, qui perturbent le cerveau de l’abeille, qui la désorientent et l’empêchent de se géolocaliser et retrouver sa ruche, son GPS interne est brouillé.
En 2012, mes ruches ont subi 80 % de mortalité et certains de mes ruchers 100 %. L’ADA a fait analyser des abeilles mortes et le laboratoire a trouvé du coumaphos. C’est un insecticide et acaricide interdit en France depuis 2008. Je ne sais pas d’où cela venait, ni si mes colonies sont mortes à cause de ça… Cette molécule se dégrade très très lentement, on en retrouve encore. On sait très bien aussi qu’il y a des produits vétérinaires interdits en France, mais qui arrivent d’Espagne. Et s’il reste des stocks, les fournisseurs les vendent, qu’ils soient interdits ou pas.
Le public a entendu parler des néonicotinoïdes. C’est une famille d’insecticides massivement utilisés sur les grandes cultures. Ces produits sont beaucoup plus nocifs à faible dose que les anciens produits, type DDT, ou divers autres organochlorés. Leur toxicité est de plus en plus aiguë.
Dans le plan écophyto du gouvernement, il est préconisé de diminuer de 50 % l’utilisation des pesticides d’ici 2025, c’est-à-dire dans un an. D’une part, ça a plutôt tendance à continuer d’augmenter et, d’autre part, les produits sont de plus en plus toxiques, donc même si on les réduit de moitié, et que leur toxicité est multipliée par quatre, l’environnement est loin d’être gagnant !
Pourtant, les mots pesticides, insecticides, herbicides disparaissent du langage. Maintenant, on parle de produits phytosanitaires et même de produits phytopharmaceutiques, ça fait plus sain et plus propre, alors qu’ils sont de plus en plus dangereux.
Il faut savoir que la molécule de dégradation d’un pesticide par exemple, peut être tout aussi toxique que le pesticide lui-même. C’est-à-dire que si elle est dégradée par des UV, ou par des microorganismes, ou par des températures anormales, elle ne disparaît pas, mais elle se transforme et peut être tout aussi dangereuse. Du coup, le pesticide ne sera plus incriminé, puisqu’il sera devenu « autre chose ». Et cette autre nouvelle molécule, le laboratoire ne la recherchera pas, parce que personne n’y pensera.
Il y a aussi le problème des effets cocktails, qui ne sont jamais étudiés par les fabricants. C’est ainsi qu’une molécule toute seule qui n’a pas montré d’effets délétères sur une colonie (ou sur un rat, un être vivant etc.) pourra être dangereuse si elle est associée à une autre.
L’objectif de tous ces produits, c’était d’augmenter les rendements de l’agriculture, mais c’est une vue à très court terme, parce que ça déséquilibre complètement le milieu. Et les agriculteurs, pour maintenir leur rendement, sont obligés d’en utiliser toujours plus. Tous ces produits dont le nom finit par cide ont détruit les équilibres.
Par exemple, un herbicide est censé supprimer les herbes d’une culture. Mais chaque année, il y a des plantes qui sont plus résistantes, ou nouvelles, et c’est sans fin… Alors il faut en mettre toujours davantage. Si l’agriculteur veut cesser d’en utiliser, c’est la catastrophe pour lui, parce que comme l’écosystème a été détruit, les mauvaises herbes qu’il maîtrisait – mal d’ailleurs – par les herbicides vont se multiplier de manière anarchique.
Les agriculteurs disent souvent : « Donnez-nous une solution, une alternative, tant qu’il n’y en a pas, on continue. » Effectivement, c’est très difficile pour eux de passer à un système qui n’utilise plus la chimie. Une fois que l’écosystème est déséquilibré, ça vous projette dans une fuite en avant…
Mais il faut être très naïf pour penser que les insecticides par exemple, ne tuent que le puceron, la pyrale, les acariens etc. Ça va tuer aussi les coccinelles, les abeilles, les bourdons, les vers de terre, les hérissons…
Pourtant, des alternatives, il y en a. Il y a déjà des agriculteurs, pas forcément bio, qui travaillent sans pesticides. Ils s’en sortent souvent mieux et ils sont beaucoup moins dépendants des aides agricoles. Ils doivent réfléchir et faire en sorte que leurs animaux ou cultures soient en bonne santé, pour être plus résilients aux agressions comme les maladies, les ravageurs…
Trop souvent en agriculture intensive, l’agriculteur est dépossédé de son savoir-faire, de sa réflexion. Il devient un simple exécutant de la firme qui fournit la coopérative, qui lui dicte les produits qu’il doit utiliser, à quels moments etc. Cela participe beaucoup au malaise – et le mot est faible – des agriculteurs. Quand ils parviennent à se libérer de ce système de fuite en avant, leur travail a beaucoup plus de sens.
Il faut bien savoir qu’il n’y a pas un seul monde agricole. Entre la production intensive et l’agriculteur qui vend en AMAP, ou sur les marchés, il y a un monde.
Ce qui importe à mon avis, c’est de garder une exploitation à taille humaine.
Près de chez nous, par exemple, il y a un Groupement agricole d’exploitation commune (GAEC), qui a une taille modeste, 70 hectares, et sur lequel vivent cinq personnes associées. Ils produisent des légumes, ils élèvent des brebis laitières et des vaches, fabriquent du fromage… C’est très différent d’une exploitation de plus de 100 hectares, sur laquelle travaille une seule personne, et qui est dépendante des aides de la PAC (Politique agricole commune).

Ma femme et moi, nous avons décidé de conduire nos ruches en bio. C’est-à-dire que les abeilles butinent soit sur des terres sauvages, soit sur des terres cultivées en bio – mais je vous ai expliqué plus haut que ça ne garantissait pas leur survie.
Apiculteur bio, ça détermine aussi une façon de lutter contre le varroa, qui est une tique de l’abeille. Je n’utilise pas de produits chimiques, mais des acides organiques, qui ne sont pas des insecticides et qui demandent beaucoup plus d’intervention de ma part et beaucoup plus de temps de travail.
Un apiculteur en conventionnel utilise le plus souvent une bandelette déposée dans la ruche, imprégnée d’amitraze (molécule acaricide).
En bio, je dois d’abord mettre la reine en cage, pour l’empêcher de pondre pendant vingt-quatre jours, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de larves dans la ruche (au bout de vingt-quatre jours, toutes les abeilles sont adultes, il n’y a plus de couvain.) Alors tous les varroas sont sur les abeilles adultes (on dit qu’ils sont phorétiques) et non plus dans le couvain, où le varroa est naturellement à l’abri. Le traitement du varroa nous accapare pendant pratiquement deux mois, tout cela est donc beaucoup plus long.

Souvent les gens nous disent : « Ça va le frelon asiatique, il ne vous nuit pas trop ? » Mais jamais ils ne nous disent : « Ça va les pesticides ? ». Il est vrai que le frelon asiatique est aussi un fléau pour l’apiculture. Pourtant, le déclin des abeilles et leur mortalité sont essentiellement dus à la pollution environnementale, mais c’est plus compliqué à expliquer, parce que ça remet en cause les pratiques agricoles et les modèles économiques. Le frelon asiatique, les gens se le représentent plus facilement.

D’une façon générale, il ne faut pas attendre grand-chose des politiques. Ils ont toujours un temps de retard, et il y a trop d’intérêts de lobbies en jeu. Il n’y a qu’à voir le scandale du chlordécone, l’insecticide utilisé dans les bananeraies. Il va polluer le sol pour des centaines d’années, sans compter le danger qu’il représente pour la vie des gens. Il faut savoir que rien de toute cette chimie nocive ne disparaît, ce qui peut la rendre encore plus difficile à identifier et donc à dénoncer.

par Guillaume Canil, Pratiques N°104, avril 2024

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