Juliette Ferry-Danini, Pilules roses. De l’ignorance en médecine, Stock, 2023

Note de lecture

Juliette Ferry-Danini est philosophe de formation, enseignante-chercheuse à l’Université de Namur en Belgique. À partir de sa confrontation personnelle avec la prescription médicale de Spasfon-phloroglucinol® et après une recherche bibliographique délicate, elle nous apporte une analyse très éclairante sur la prescription médicamenteuse de cette molécule, dans la France actuelle.
Elle interroge cette véritable « success story du phloroglucinol » derrière laquelle « se cache finalement une expérimentation humaine moralement problématique et à la scientificité très contestable ».

Le Spasfon-phloroglucinol® a été mis sur le marché en 1963. Il est prescrit comme antalgique dans certaines indications (gynécologiques, obstétricales, digestives ou urinaires). Il a été développé par un laboratoire français, Lafon, dont il a fortement contribué à assurer la richesse. Le laboratoire a ensuite été racheté par Céphalon, puis Teva. Cette molécule est quasi exclusivement prescrite en France, probablement grâce à un marketing efficace, alors qu’ailleurs son efficacité n’est pas reconnue.

On dénombre 25 millions de boîtes délivrées annuellement sur prescription, sans compter les boîtes achetées sans ordonnance. Du fait d’un remboursement à 15 % par l’Assurance maladie, cela représente un coût annuel de 13,5 millions d’euros auxquels s’ajoute le prix individuel, quand il est délivré sans prescription. L’auteure évoque une véritable « taxe rose » (en plus d’une rente à Teva) en lien avec la couleur du comprimé pelliculé.

Or, cette mise sur le marché et cette prescription franco-française reposent sur un rationnel scientifique inexistant. Deux revues récentes (European Journal of Clinical Pharmacology. 2018 et 2020) le montrent : que ce soit pour les douleurs abdominales ou gynécologiques, il n’y a eu aucun essai clinique. En réalité, les indications du Spasfon-phloroglucinol® reposent sur le « mythe du spasme » – une entité inexistante héritière de l’hystérie et de la « crise de foie ».
Bien plus grave, les « essais cliniques » initiaux étaient basés sur une épreuve « cholérétique-morphine » visant à déclencher des douleurs intenses chez des femmes dans l’espoir de les soulager avec ce traitement et en ne retenant que les cas qui ont répondu favorablement. Malgré cette « désinvolture épistémologique » sans considération éthique, les études princeps biaisées, et les alertes récurrentes et anciennes de la revue indépendante Prescrire, le produit a été validé par les instances de régulation du médicament, dont la Commission de la transparence des médicaments encore récemment et fait partie de recommandations de différentes sociétés savantes…
Les prescripteurs qui ont bien conscience de l’absence d’efficacité pharmacologique justifient son utilisation par son effet placebo. D’un point de vue éthique, ceci est questionnable dans la mesure où le prescripteur fait preuve de mensonge, certes à visée thérapeutique, mais contestable dans la mesure où l’alliance thérapeutique repose sur la confiance réciproque.
De plus, cela empêche aussi de développer, voire même de prescrire, des antalgiques efficaces pour les douleurs gynécologiques, notamment lors des dysménorrhées ou lors des douleurs après la pose d’un stérilet, car le Spasfon-phloroglucinol® est alors souvent prescrit en premier. Tout ceci concourt à créer une injustice épistémique et sexiste, puisque ce sont majoritairement sur les femmes, qui souffrent des douleurs gynécologiques, principale indication de prescription en France, que les premiers « essais cliniques » ont été effectués.

Ce livre met en lumière à la fois l’ignorance en médecine dont font preuve les instances de régulation du médicament, certaines sociétés savantes qui promeuvent ce produit, les praticiens qui prescrivent en y croyant – s’illusionnant souvent par un biais de confirmation – et les risques de perte de confiance et de chance par ceux qui le prescrivent comme placebo.

Alors comment expliquer sa prescription encore extrêmement importante ? Selon l’auteure, « le succès du Spasfon® repose vraisemblablement plus sur l’imaginaire du spasme, les habitudes des médecins et l’apathie des autorités sanitaires que sur des données sanitaires solides » et dont les patients, surtout les patientes, font encore les frais.

Julien Vernaudon

par Juliette Ferry-Danini, Julien Vernaudon, Pratiques N°104, avril 2024

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