Le tiroir des stups

Les soignants ne sont pas formés aux questions de consommation d’opiacés, mais ils sont vivement alertés contre. Pourtant, ils ne font pas exception et ont un accès facilité à tous les produits...

Anne Perraut Soliveres,
Cadre supérieur infirmier à la retraite, praticien-chercheure

De tout temps, les soignants ont été entretenus dans la crainte de la dépendance de leurs patients aux opiacés largement diabolisés. J’ai ainsi activement insisté durant des décennies afin d’obtenir la prescription d’antalgiques suffisamment puissants pour améliorer le sort de mes patients douloureux, avec peu de succès, il faut bien le dire, jusqu’à ce que la loi de mars 2002 soutienne le droit des patients à être calmés. Je me souviens encore de la culpabilisation que me renvoyaient les médecins du service, n’hésitant pas à me mettre sur le dos certaines aggravations de l’état des patients après que j’aie obtenu de l’interne de garde la prescription d’une injection d’antalgique mineur (une ampoule de Viscéralgine®...) : « Vous voulez le tuer ? ». Je travaillais alors en cancérologie (années 70-80) et ces mêmes médecins allaient même jusqu’à sevrer les patients qui arrivaient avec un traitement morphinique institué dans un autre hôpital. Un de ces patients, fou de douleur, nous avait poursuivis toute une nuit avec un couteau (de table) pour obtenir son injection. Je n’ai pas oublié le trouble de l’interne de garde qui ne savait comment se situer face à notre exaspération (et surtout notre insistance pour qu’il prescrive...) et à sa crainte d’aller contre la position de ses supérieurs. Mais il ne faudrait pas croire que la situation est désormais résolue, car si les médecins sont soumis à l’obligation de prendre la douleur en considération, on observe encore de grandes disparités de fonctionnement d’un service à l’autre. Il y a peu, une infirmière de nuit en cancérologie aiguë s’est vu refuser une prescription de morphine pour une de ses patientes, avec comme commentaire du médecin à l’infirmière de jour qui transmettait la demande : « Je ne vais tout de même pas prescrire un traitement à la patiente pour soulager l’infirmière de nuit... ». Celle-ci, au bord des larmes, me raconta le lendemain : « J’aurais bien voulu qu’elle la voie, elle ne savait plus comment se mettre dans le lit tellement elle avait mal. J’ai essayé de la masser, de la bouger dans son lit, rien ne la soulageait. La nuit suivante, c’était toujours pareil, elle est morte dans mes bras à 5 heures du matin ». Cette infirmière, qui aidait quotidiennement sa collègue du service de soins palliatifs, sur le même palier, voyait bien que le regard médical sur la douleur était radicalement différent selon qu’on visait la « guérison » ou qu’on se résignait à soigner du mieux possible.

Un soir, alors que j’effectuais mon tour des services de soins vers deux heures du matin, je fus alertée par une agitation inhabituelle. Un groupe de soignants se trouvait dans le couloir central, invectivant une personne que je ne connaissais pas. La scène était surréaliste et je me précipitai pour savoir ce qui se passait. Il s’agissait d’une infirmière intérimaire, logée sur place, qui faisait le tour des services de soins et réclamait des calmants pour lesquels elle prétendait avoir une ordonnance qu’elle ne pouvait montrer. L’agressivité était à son comble et mon arrivée fit utilement diversion. Après quelques explications confuses de part et d’autre, je renvoyai les soignants dans leurs services et raccompagnai l’infirmière dans sa chambre en lui proposant d’appeler le médecin de garde pour qu’elle puisse régler son problème de manque. Elle savait bien que les infirmiers ne pouvaient pas lui donner ce qu’elle voulait, mais elle avait déjà réussi à obtenir un peu de calmants dans un autre service et espérait que ça continue. Lorsque je revins les voir, ils étaient très gênés et s’en voulaient de leur réaction intransigeante. Ils se rendaient compte, a posteriori, qu’ils avaient réagi en meute, comme face à une agression, ne tenant aucun compte de la souffrance qu’elle pouvait éprouver, inconscients de la violence qu’ils lui renvoyaient. L’incident était clos, mais ils éprouvèrent le besoin d’en parler longuement pour se libérer de leur culpabilité. Il faut dire, à la défense des soignants, que la toxicomanie est un tabou absolu dans l’univers du soin et qu’il est particulièrement difficile de considérer une collègue avec la même empathie que celle qu’on peut éprouver pour les patients. Ils sont par ailleurs très mal informés sur ces questions. Pour ma part, c’est grâce à mes rencontres fréquentes avec des médecins généralistes, qui soignaient des patients toxicomanes, que mon propre regard s’est ouvert et a changé radicalement. Nous n’étions guère outillés pour faire face à leurs comportements qui tranchaient nettement avec ceux des autres patients. Il était fréquent qu’ils ne respectent pas les consignes, qu’ils volent des médicaments dans les pharmacies ou sur les chariots dans le couloir au moment de la distribution. Lorsqu’ils faisaient le tour des chambres des autres patients, la nuit pour rafler tout ce qui était monnayable dans les tables de nuit, nous n’étions guère enclins à les écouter et encore moins à les comprendre.

Et que dire du contrôle maniaque et pluri quotidien des stupéfiants dans un tiroir de la pharmacie, fermé à clef, appelé aussi tiroir des toxiques, dans lequel nous rangeons tout ce qui est précieux (les bijoux ou l’argent des patients) ! À chaque changement d’équipe, les soignants doivent signer l’état de leur vérification. Chaque prescription est donc soigneusement contrôlée sur des carnets à souches de feuilles individuelles et paginées. De plus, comme nous sommes contraints de garder les ampoules vides et de les rendre à la pharmacie, ce contrôle prend un temps fou et oblige les soignants à beaucoup de rigueur et de vigilance. On imagine bien qu’à part s’injecter les demi-ampoules restantes ou prélever une partie des doses destinées aux patients, il n’est pas facile de détourner les stupéfiants à son avantage.
Parallèlement, les soignants sont souvent adeptes de l’automédication et j’ai parfois été étonnée de voir comment certaines aides-soignantes se soignaient ou soignaient leurs familles, sans tenir aucun compte des risques ni des effets secondaires des produits qu’elles utilisaient.
Dans certaines unités, on commençait la journée par la vitamine C, en comprimé effervescent ou à sucer... Tout le monde buvait sa petite boisson orange avant le café... Pas de quoi crier à la toxicomanie, mais d’aucuns avaient les mêmes comportements avec les calmants, les stimulants, avec le tabac ou le café. Certains essayaient tous les produits qui pouvaient modifier le comportement, sans le dire, bien évidemment, sauf lorsque ces « essais » prenaient la forme d’expériences collectives. J’ai ainsi essayé, pour voir, un produit qui se prescrivait comme somnifère « Le mandrax » dont les effets étaient tout à fait agréables. C’est un étudiant en médecine qui travaillait comme infirmier qui m’avait « initiée ». Cela ne faisait pas tellement dormir... Ce médicament est subitement passé au tableau B et a donc quitté la classification « normale », c’est-à-dire qu’il est devenu inaccessible.
Lorsque Michel, un réanimateur de garde très talentueux, s’endormait le soir en parlant, laissant traîner ses doigts dans son bol de café au lait, y mettait le sucre sans enlever la protection de papier, je pensais qu’il était fatigué par ses nombreuses gardes. Lorsqu’il changeait brusquement de sujet alors que nous parlions d’un patient et qu’il ne savait plus où nous en étions, je pensais encore qu’il était épuisé, d’autant que nous travaillions la nuit. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il prenait des opiacés ni qu’il finirait par se suicider par overdose quelque temps plus tard.
Le mal-être des soignants est totalement inaudible et la morale ambiante ne nous aide guère à affronter ces auto-prescriptions de produits illicites, à portée de main de n’importe quel soignant à l’hôpital.
C’est ainsi qu’une infirmière vacataire de nuit a été retrouvée, par l’aide-soignante qui travaillait avec elle, écroulée dans le tiroir des stupéfiants vers 6 heures du matin. Cette aide-soignante, très investie dans son travail, ne sentait pas les patients en sécurité avec elle et avait prévenu la cadre de nuit qui n’avait rien fait. Elle avait aidé l’infirmière à se coucher et avait fini la nuit seule, demandant à l’infirmière du service proche de l’aider. Au moment de l’arrivée de l’équipe de jour, c’était un dimanche matin, elles avaient estimé qu’elle n’était pas en état de rentrer chez elle et l’avaient laissé dormir toute la journée, sans se rendre compte qu’elle aurait pu mourir. Vérification faite, il s’est avéré qu’elle s’était trompée de posologie et s’était injecté dix fois la dose de morphine qu’elle voulait absorber. Ces situations sont heureusement peu fréquentes, mais en l’occurrence, cette femme qui faisait le tour des hôpitaux de la région, mettait ses patients en danger, en même temps qu’elle-même, et personne n’osait aborder cela avec elle. Comme elle ne faisait que passer, ses collègues n’avaient pas le loisir de la connaître suffisamment pour comprendre vraiment ce qui se passait. Elle ne fut pas reprise dans l’hôpital (elle était intérimaire), sans que le problème soit abordé avec l’encadrement, ni discuté avec elle pas plus qu’avec son employeur.
Il est d’autant plus difficile de traiter une question aussi délicate, que l’encadrement infirmier, en général, est plus disposé à éviter les problèmes qu’à tenter de les comprendre.


par Anne Perraut Soliveres, Pratiques N°58, juillet 2012

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