Le moineau et la qualité

Isabelle Canil, orthophoniste

« - J’ai mal au travail, Docteur.
Monsieur Quidam s’est assis sur le bord du siège, l’air d’un qui ne veut pas déranger.
-  Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur vos symptômes ?
-  J’ai une grande fatigue physique Docteur, et morale aussi... Des fois, le matin, je veux pas y aller...
-  Où ça ?
-  Ben au travail.
-  Mais pourquoi ? Le travail c’est la santé, vous savez bien, ça se chante même ! Comment voulez-vous avoir la santé si vous ne faites pas ce qu’il faut pour l’avoir !
-  Ben j’y vais quand même, mais je ne chante plus. »
Le médecin se lève et pointe son doigt autoritaire vers sa table d’examen.
« - Bon, je vais vous examiner. Allongez-vous. »
Monsieur Quidam s’allonge. On sent qu’il réduit ses mouvements pour déplacer le moins d’air possible. Le médecin palpe son ventre, ses mains appuient un peu partout, elles sautillent comme le petit moineau que monsieur Quidam essaie d’apprivoiser sur son balcon. « C’est dur, là ? Plutôt ici, plutôt là ? »
Monsieur Quidam roule des yeux perdus : « Heu... oui… non, là oui... là non…
-  Soyez précis. Oui ou non ?
-  Ben, c’est parce que vous changez de place... » Monsieur Quidam pense au petit moineau du balcon. Quelquefois ils sont deux, il n’arrive pas à les reconnaître. Il n’est même pas sûr que ce soit toujours les deux mêmes qui viennent picorer, alors comment pourra-t-il jamais en apprivoiser un s’ils ne sont que de passage ? Cette pensée le décourage encore plus. Et dans un murmure, il répond : « Je ne sais pas bien… Ça fait rien… Laissez Docteur...
-  Dites, c’est moi le docteur. Vous croyez que je ne sais pas où ça se situe, le travail ? Si j’appuie là et que vous dites que c’est dur, et si j’appuie ici et que vous me dites que ce n’est pas dur, vous avez tout faux. Ça doit être dur aux deux endroits ou à aucun des deux. »
« - Pardon, chuchote monsieur Quidam. Mais moi c’est pas dur ici, dit-il en montrant du doigt le sud de son ventre, mais là oui, et il montre le nord-est.
-  Vraiment ? fait le médecin soudain intéressé. Vous en êtes sûr ? Vous avez le travail qui pousse une excroissance dans cette zone, vous ? C’est rare, mais possible. Il y a eu un cas, cité dans Le Manuel Nocturne du Grand Doc, il y a quelques années... je chercherai dans les archives. Et là, ça vous fait quoi ? », dit le médecin en retournant monsieur Quidam comme une crêpe et en lui enfonçant les deux pouces dans la fesse ouest.
Monsieur quidam se cambre.
« - Là... tout doux tout doux, fait le médecin d’une voix apaisante. Concentrez-vous, je vais appuyer en tournant. Ça va faire réagir la méridienne laborieuse. C’est elle qui gouverne l’appétence antiglande. Vous allez me dire exactement ce que vous éprouvez, d’accord ? Je vous écoute.
-  Je sens une pression…
-  C’est tout ?
-  Une pression tournicotante...
-  Ah c’est mieux !
-  Oui, ça tournicote sur place, un peu comme un moineau qui veut nettoyer les plumes de sa queue, vous voyez ? Il veut aller plus loin, jusqu’à l’extrémité des plumes, mais la rotation de la tête est limitée, alors il tourne, il tourne sur lui-même dans un inutile effort, parce que c’est lui tout entier qui tourne… Et la queue avec... » Et dans un souffle, monsieur Quidam ajoute : « C’est affreux. Il ne chantera plus, il n’atteindra jamais le bout des plumes. Tout cela est vain…
-  Ah mais non ! Nous venons de localiser le noyau dur de l’empêcheuse de tourner rond. C’est elle qui entrave votre gnaque ambitionnelle. Vous allez voir comment je vais vous la réveiller moi ! Attention, j’y vais ! Vous avez juste à vous concentrer sur les plumes de la queue de votre piaf. »
Le docteur prend une grande inspiration, se dresse sur ses ergots et enfonce ses pouces de sorte que monsieur Quidam sent sa fesse ouest se perforer. Il gémit. Le docteur, cramoisi par l’effort, les pouces endoloris, agite ses mains pour les décontracter.
« - Eh bien mon ami ! Je vous ai libéré la bulbette salariale, je vous écoute maintenant.
-  Docteur, ça fait vingt-neuf ans que je travaille. Tout soudain, la direction a voulu améliorer la qualité. On va se payer un audit, ils ont dit. Des experts sont venus, ils ont parlé des procédures, des normes à respecter, des investigations et des contrôles à réaliser, ça s’améliore pas comme ça la qualité vous savez...
Alors on m’a évalué, j’ai passé des tests pour voir si je savais faire le travail que je faisais. Et ils ont dit que bof bof… pas tellement, fallait m’améliorer. Et c’est depuis que je m’améliore Docteur, que j’ai mal au travail.
-  Hum... Classique. J’en vois des dizaines comme ça. Mais vous au moins, vous avez le piaf ! Ça vous sauvera. »

par Isabelle Canil, Pratiques N°105, juillet 2024

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