Le LEAN, une machine à broyer

Sylvie Cognard
Médecin généraliste enseignante

        1. Le terme de LEAN de l’anglais « maigre », « sans gras », sert à qualifier une théorie de gestion de la production qui se concentre sur la « gestion sans gaspillage » ou « gestion au plus juste ». Elle est inspirée du système de production de Toyota au Japon.

Un matin de septembre je trouve, glissé dans ma boîte aux lettres, un livre intitulé Des… Espérances. L’auteur, Bruno Michel est le père d’un ami de mon fils. Nous nous sommes croisés çà et là depuis l’adolescence de nos enfants, échangeant sur nos rôles de parents face aux tumultes de cet âge, puis au gré des événements de la vie, devisant en pointillé lors des rencontres sur nos idées et nos espérances en un monde plus juste qui ne serait pas régi par « l’argent roi ». Lire le récit de Bruno me bouleverse d’autant plus qu’il est atteint d’un cancer du pancréas désormais au-dessus de toute thérapeutique.

Son récit est traversé par quatre thématiques :
La confrontation au cancer au moment de la retraite, inséré dans le livre par « petites touches », histoire de rappeler sans cesse cette rupture de nos espérances avec la confrontation au réel.
La construction de son métier d’ergonome du travail au cours des années. Construction en lien avec les autres professionnels, aboutissant à une façon d’exercer gardant en permanence la globalité de l’approche « homme travail », dans toutes ses dimensions, y compris politiques et économiques… Une façon d’exercer qui se trouvera brutalement confrontée à la montée du LEAN dans tous les secteurs de l’activité humaine, une théorie reprise aussi par les institutionnels. Et enfin une réflexion sur l’avenir, le sien avec son cancer et celui de nos sociétés.

Les thématiques abordées par Bruno résonnent particulièrement en moi. Depuis le début de mon exercice, je suis intimement persuadée que « l’on ne tombe pas malade par hasard ». Sa recherche de faire du lien entre son cancer, sa révolte face à l’évolution délétère de son métier, sa prise de retraite, inspire mon respect. La description fine et argumentée par de nombreux exemples de vécu sur le terrain de la relation « homme-travail » et ce qu’il en est advenu avec la politique ultralibérale, fait résonance quant à l’évolution de mon métier de médecin de famille. En le lisant, je comprends ce que c’est que le LEAN et cela me donne envie d’écrire un article sur ce sujet.

Dans son ouvrage, Bruno Michel nous expose comment cette technique de management a perverti son travail de spécialiste de la relation « homme-travail » abordée avec les concepts proposés en ergonomie de langue française et en psychodynamique du travail.

Une pratique de plusieurs années d’interventions dans tous secteurs d’activité, dont certaines sous forme d’expertise CHSCT, a démontré la pertinence et l’efficacité d’une approche multifactorielle fine des conditions de travail. En parallèle, le LEAN se développait dans tous les secteurs avec une reprise, y compris universitaire et institutionnelle. Cela a amené un retour violent des approches « biomécaniques » pour la souffrance physique et « développement personnel » pour la souffrance psychique.

Derrière le LEAN, il y a toute une boîte à outils portant des noms bizarres que je ne détaillerai pas tous : 5S, 6 sigma, 7 muda, muri, chantiers cartons, FIFO, PDCA, amélioration continue, « 5 pourquoi », gymnastique à poste, qualité totale, zéro défaut, juste à temps, gestion par projet…

Pour les chantiers cartons, il s’agit de faire travailler un groupe d’opérateurs sur l’amélioration de leur poste de travail. Le groupe pouvant utiliser une maquette en carton du poste à l’échelle 1, d’où le nom de chantier carton. Ces groupes démarrent le lundi, ils doivent être finalisés et mis en fonction pour le vendredi. Ce rythme focalise sur les aspects matériels et pousse à l’action technique, il ne permet pas aux participants de « penser » les aspects sens du travail, reconnaissance et coopération.

Au résultat, il y a une tromperie, en effet le plus souvent, la situation a été optimisée, mais seulement du point de vue gestuel. Cela va se retourner contre l’opérateur lui-même : « Tu as toi-même participé à l’amélioration de ton propre poste, tu as été d’accord avec les modifications proposées, alors si maintenant tu ne vas pas bien, il va falloir te poser des questions. C’est peut-être toi qui as un problème ! » L’auteur assimile cela à de la vente forcée… Il raconte qu’un responsable avait affiché sur sa porte : «  Si tu ne viens pas avec la solution, c’est que c’est TOI le problème »…

« La gymnastique à poste » est présentée comme un échauffement servant à se préparer au travail et à éviter les claquages musculaires en prévention de troubles musculosquelettiques (TMS). Or les TMS n’ont rien à voir avec un claquage, il s’agit d’une usure en lien avec une sollicitation répétitive et sous stress. Si la préparation au travail est un réel besoin, elle doit être faite en lien avec le travail. Pour se préparer à faire un saut à la perche, un athlète visualise mentalement son saut, c’est la même chose pour un ouvrier, un employé administratif ou un directeur. Il est important de visualiser ce que l’on va avoir à faire et de s’y projeter. Pour ce qui en est du travail à la chaîne, les études ont bien démontré l’efficacité, sur l’ensemble des registres qualité, santé, sécurité, productivité, d’un démarrage sur un produit « facile » et à vitesse réduite de la ligne.

Enfin dernier exemple, « l’amélioration continue ». Une démarche consistant à dire que l’on n’atteint jamais le plus efficace, il faut toujours se remettre en question. Mais comment faire pour se remettre en question si on ne peut pas « tester » d’autres façons de travailler que celle imposée par la prescription ? Comment être à la fois « convoqué » sur l’innovation et, « bloqué » sur le respect d’un standard. L’amélioration continue « gomme » l’ancrage sur les savoir-faire de métier.

Dans toutes ces méthodes, les liens entre les différentes dimensions du travail sont absents. Une des caractéristiques de ce type de système est de « sortir » régulièrement un nouveau truc, une nouvelle approche ; un coup sur la sécurité, un coup sur le matériel, un coup sur la gymnastique, etc. au total cela permet d’envoyer en permanence un signal du type : « On s’occupe de vous, puisqu’on est dans l’amélioration continue ». Les gens sont en quelque sorte asphyxiés par ce mouvement permanent. Ils n’arrivent plus à prendre de recul, voire sont culpabilisés ou « interdits de souffrir » par l’argument sous-jacent de tout ce remue-ménage : « Vous voyez, on fait tout pour vous aider, si maintenant vous allez mal, c’est peut-être que vous avez un problème personnel, mais vous comprenez bien, ça n’est plus de notre ressort et il va peut-être falloir trouver une autre issue »… Une méthode comme « la « gymnastique à poste », sans répondre aux réels besoins du travail contribue de plus à entretenir l’idée que la santé est liée au fait de faire du sport et de manger cinq fruits et légumes par jour. Elle contribue à la soumission des individus, contraints de pratiquer collectivement un exercice qu’ils n’ont pas choisi.

Ces approches contribuent à mal envisager la question de l’automatisation et de la robotisation qui est « hypocritement » posée comme visant à faire diminuer la pénibilité. L’auteur a pu démontrer sur le terrain la possibilité de continuer à faire « à la main », sans démolir les individus… à condition de mettre en place des marges de manœuvre. L’auteur n’est bien sûr pas opposé à l’automatisation, il apprécie le lave-vaisselle et le péage automatique, mais il repose cette question sous un autre angle, celui qui vise principalement des gains de productivité, à avoir un « personnel » stable, sans absentéisme, sur lequel il n’y a pas de cotisation, bref qui coûte moins cher et pose moins de problème. Il demande à ce que soient anticipées les conséquences de ces évolutions en termes de protections sociales, de formation, mais aussi en termes de changement de statut du travail. C’est l’incohérence de tout cela qui le heurte, le fait que, en se posant mal les questions, on les résout mal.

Le terme « valeur » travail est jeté en pâture, en espérant être entendu comme : c’est important, c’est « noble » de travailler, de gagner sa vie, d’avoir un métier pour être autonome financièrement. Mais en fait, le terme de valeur doit être entendu dans son sens économique premier : « Qu’est-ce que ça vaut, combien ça me coûte et combien ça me rapporte ».

Pour preuve, dès que possible, le travail humain est supprimé ; il est remplacé par un automate, par un robot, par une « intelligence artificielle », ou alors il va « ailleurs », là où il est moins cher. Bref la « valeur » travail, au sens développé dans son récit est « mal traitée », malmenée, ubérisée.

Lors de certaines interventions il a été possible de discuter avec des intervenants LEAN de points tels que la prise en compte du vécu et du ressenti. Lors de ces discussions, ces intervenants « s’échappaient » en utilisant principalement trois arguments :
C’est l’intérêt d’être en amélioration continue : ces points seront pris en compte dans l’avenir, sous-entendu, « lorsque nous aurons réussi à leur donner un côté rationnel, quantifiable, objectif ». Les points que vous abordez sont intéressants… mais ça n’est pas à nous de « faire du social » ! Une forme de discours empathique, qui se reporte toujours, avec compassion sur l’individu, mais se refuse à faire le lien avec l’organisation du travail. Et enfin, « les exemples que vous citez sont le fait d’entreprises appliquant mal les principes du LEAN ! Vous verrez d’ailleurs, avec nous, les choses ne se présenteront pas du tout de la même façon ! » Un discours très rationalisant et productiviste bien instrumenté pour justifier les privatisations de services publiques, ne pas remettre en cause les fermetures d’usines, sacrifiées sur l’autel de la rentabilité.

Une belle machine obtenant la soumission des individus en les empêchant de penser à d’autres modèles. C’est la notion même de démocratie en entreprise qui est en question. Une telle démocratie en entreprise, c’est trop dangereux ! Cela ne permet pas la soumission des salariés à un modèle de développement économique, faisant fi de l’écologie, de la morale, de l’éthique et présentée comme inchangeable ; il faut fermer Whirpool, on n’y peut rien, c’est comme cela, c’est comme une loi naturelle. Bruno Michel conclut que le libéralisme économique n’est pas aménageable parce que ce système s’appuie uniquement sur le volant économique, financier de la vie et l’idée d’une croissance perpétuelle faisant fi des enjeux écologiques et humains.

Et pourtant, « ce que l’homme a fait, l’homme peut le défaire », l’auteur nous propose pour sortir de ce marasme, une approche globale qui nécessite de surmonter tous les « empêchements de penser » qui se sont installés au cours de ces 40 dernières années.
« Est-ce que vivre ça n’est pas donner corps à ses espérances, quitte à se blesser et en mourir ? »

Chapeau bas Bruno ! Tu peux désormais « brûler par les deux bouts » ce qui te reste à vivre, intensément entouré par l’amour des tiens…

Des… espérances, Bruno Michel – accessible sur le site THEBOOKEDITION.COM


par Sylvie Cognard, Bruno Michel, Pratiques N°80, février 2018

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