La traversée

Il y a vingt ans, j’ai eu un accident. Un grave accident…

Témoignage de Sandrine Lasserre, recueilli par Isabelle Canil

Je travaillais dans une petite compagnie de théâtre, en Gironde. Nous étions trois, j’y faisais le techno lumière, l’apprentie metteuse en scène… Et j’étais jongleuse dans une autre troupe. Mais en parallèle, pour gagner de l’argent, je travaillais aussi à la vigne, où j’ai tout fait – je suis par ailleurs passionnée de vin. Je peux m’émouvoir aux larmes devant une parcelle de vigne…
Je vivais depuis sept ans avec mon amoureuse. Un jour, après une dispute avec elle, je décide d’aller au cinéma à Bordeaux. J’avais 80 km à faire, depuis ma campagne. En me garant à Bordeaux, je rencontre des copains qui m’invitent à manger, et plutôt que d’aller au cinéma, j’accepte. J’ai bu deux whisky et trois verres de vin, ce qui était beaucoup trop, sachant que j’étais fatiguée, triste, et que j’avais les 80 km du retour en vue.
Sur les chemins de traverse, j’ai dû m’endormir au volant de mon camion quelques secondes. Il y avait des travaux sur la route qui n’étaient pas signalés. Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais face à un trou, qui prenait toute la voie de droite sur laquelle j’étais, entouré de gros plots rouges et blancs qu’on avait mis pour le délimiter. J’ai mis un coup de volant, mais trop tard ! Mon camion a heurté un plot et s’est couché sur le côté. J’avais une petite robe à bretelles et conduisais accoudée à la fenêtre gauche… Suivant la bascule du choc, mon bras fut aspiré. Je me suis accrochée au volant par la main droite en hurlant, pour que ma tête ne suive pas le mouvement !
Et quand le camion a arrêté sa glissade-carrosserie-contre-route-mon-bras-gauche-entre-les-deux, j’ai ramené vers moi ce qui en restait et me suis dit : « Là, tu t’es fait mal ! ».
Une image m’est alors venue à l’esprit, celle des rideaux à bandelettes en plastique vert, bleu, rouge et jaune que ma grand-mère avait devant la porte de sa cuisine, côté jardin. C’est à ça que mon bras m’a fait penser, des bandelettes de rideaux. J’ai réussi à attraper mon téléphone pour appeler ma compagne. Le cerveau laisse un répit quant à la douleur, mais je me vidais de mon sang. Je ne me souviens pas avoir pu parler au téléphone, mais je l’ai fait, avant de perdre connaissance. Bien plus tard, un gendarme m’a raconté qu’il n’avait jamais vu un bras dans cet état – ce que m’a dit texto le chirurgien – et qu’il ne comprenait pas comment j’avais pu sortir du camion. Il semblerait que je sois passée par le pare-brise que j’avais cassé avec mes pieds… Je n’en ai aucun souvenir.
Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais à l’hôpital de Bordeaux, et un chirurgien était là qui m’a dit : « J’ai fait tout ce que j’ai pu, mais je ne peux pas vous laisser trop d’espoir, il faudra sans doute couper votre bras. Si vous aviez été un homme, dans les 50 ans, j’aurais amputé tout de suite. Mais vous avez 32 ans, vous êtes jeune et jolie, j’ai tout fait pour le garder. Même ce que je n’avais jamais fait. »
Là, j’ai compris que je serai handicapée jusqu’à la fin de mes jours. J’ai passé deux mois en salle de réveil, entourée de paravents dont un était disposé de façon à masquer mon bras à ma propre vue. Par contre, toute la fac de médecine a défilé pour le voir… mais pas moi. Les infirmières qui s’occupaient de moi étaient géniales. Sauf une ! Un jour, je lui demande d’enlever le paravent parce que je veux voir mon bras. Elle se met à rire très fort, et sans même me regarder, s’adressant à une autre, elle dit : « Ha ha ha, elle veut voir son bras ! Elle veut tomber dans les pommes ! » Je répète ma demande, qu’elle ignore. Alors j’ai saisi le seul objet personnel qui m’accompagnait : un gros réveil à sonnettes, et je l’ai brandi en disant : « J’étais jongleuse, je vise très bien. Je vous promets que je ne vous raterai pas. » Elle a enlevé le paravent et j’ai pu voir mon bras. Sans peau. Je voyais tout l’intérieur et les « rapiéçages ». J’ai pleuré et je me suis dit : « Ben, tu vas devoir l’aimer comme ça. » À partir de ce jour-là, je me suis fait « des visualisations » en imaginant que je me servais de mes deux bras.
Les cinq premiers jours, le chirurgien venait très souvent vérifier l’état de mon bras. Au cinquième jour, il m’a dit : « Je ne sais pas quel est votre mode de vie, ni ce que vous mangez, mais vous avez un système immunitaire puissant. Il n’est plus question de vous couper le bras. Donc on va passer à la suite et vous allez m’écouter… »
Il a tiré un trait qui partait de mon aine gauche jusqu’au rein gauche en traversant ma hanche, il a découpé selon ce trait, a saisi et soulevé la peau, la décollant jusqu’à mi-cuisse… Un large morceau qu’il a ensuite re-déposé sur mon bras gauche positionné à l’endroit où la peau avait été momentanément décrochée. Et il a recousu sous mon bras, désormais enveloppé de la peau de mon ventre et de mon dos. Mon bras était désormais sous ma peau, comme prisonnier. Et il y est resté trois semaines, pour reprendre vie nourri par tout mon corps. C’était un peu Elephant man !
Trois semaines comme ça, et une nouvelle opération. Le chirurgien a sorti mon bras et il était recouvert de peau. Mais il ressemblait à un gros magret de canard, de la première phalange de ma main jusqu’au coude.
En deux mois, j’ai eu six opérations. Et pour finir, il m’a planté, à deux endroits, selon quatre piques, une grosse broche avec plein de vis à l’extérieur, sur deux étages, pour tenir le radius collé à l’humérus, parce que le cubitus avait explosé ! Or c’est lui qui permet l’articulation au niveau du coude. Mon bras a été fixé avec un angle que j’ai choisi, ni trop en extension, ni trop replié. La broche extérieure est restée trois mois pour que les deux os se soudent.
Je suis sortie de l’hôpital avec cette broche. Le chirurgien m’avait dit que je ne gagnerai plus rien en mobilité. J’avais un pansement très compliqué sur le bras, mais j’avais toujours regardé quand on me le changeait et je savais par cœur comment faire.
Le jour de ma sortie de l’hôpital, ma compagne m’a mise dehors : « J’ai fait tes cartons, je ne veux pas que tu reviennes. »
Alors, une amie qui partait en Angleterre m’a laissé les clés de sa maison sous le paillasson. Arrivée chez elle, libérée, j’ai foncé chez le boucher m’acheter… un magret de canard. À l’épicerie, j’ai acheté des patates. Mais comment éplucher des patates avec une seule main ? Début de toutes les inventions que j’ai dû trouver pour fonctionner avec ma seule main droite. Je me suis assise par terre, et j’ai tenu la patate entre mes pieds. Couper le magret fut facile. Ouvrir une bouteille de rouge aussi. Le lendemain, j’ai contacté une infirmière pour changer mon pansement. La première fois, elle a presque tourné de l’œil en voyant mon bras. J’ai dû tout lui expliquer au fur et à mesure et elle a refait le pansement en suivant mes instructions. Ça lui a pris quatre heures. La seconde fois, elle m’a expliqué qu’elle ne pouvait plus continuer mes soins, parce que quatre heures pour un patient, c’était trop long, elle devait en voir au moins trois ou quatre sur ce temps-là. Je lui ai alors demandé de me laisser son matériel technique, ciseaux, pinces, toute sa boîte. Et tous les deux jours, je refaisais moi-même mon pansement, qui effectivement me demandait quatre heures de temps avec ma main droite et mes dents ! Je m’occupais de moi toute seule, je lisais beaucoup. J’ai pris huit tramadol par jour pendant quatre ans, au bout desquels j’ai décidé de m’en débarrasser, en diminuant quart par quart. Le sevrage total m’a pris deux ans. Mon médecin généraliste m’a félicitée.
À ma sortie de l’hôpital, un ami m’avait mise en contact avec Mathilde, qui avait 65 ans à l’époque. Mathilde a des pouvoirs magiques et soigne des gens depuis qu’elle a 9 ans. Elle s’est occupée de moi pendant dix ans toutes les semaines. Actuellement, je peux bouger deux doigts et je plie un peu le coude. Aucun docteur ne comprend ça, mais moi je pense que c’est grâce à elle. Elle m’a mise en relation avec un autre chirurgien, spécialiste de la main à Pessac près de Bordeaux. Je l’ai adoré. Il m’a demandé ce que je voulais et j’ai dit : « Je veux jongler ». « Pas possible a-t-il répondu. Et sinon ? » Euh… Ouvrir la porte avec le loquet ? En tout il m’a réopéré onze fois de plus ! Pendant six ans, une fois tous les trois mois, puis tous les six mois. Il a sculpté le magret et lui a redonné forme humaine.
Je n’avais toujours pas d’endroit à vivre ! Un autre ami, Charles, m’a proposé son appartement à partager avec lui à Bordeaux, pour être plus près de l’hôpital. Il me laissait son lit et se déroulait un matelas dans la cuisine. Je naviguais entre les terrasses de café et l’hôpital, je lisais…
Un jour au comptoir de mon troquet préféré, une dame de 62 ans, Colette, les yeux sur ma broche folle, m’aborde et me demande ce que j’ai fait. Je lui dis en riant que j’avais eu un accident. Elle m’a dit plus tard avoir été stupéfaite de me voir rire comme ça, parce que ce n’était pas drôle (j’ai découvert qu’on m’appelait Robocop dans le quartier !). Petit à petit, des liens se sont tissés, elle a très bien su s’y prendre avec moi et m’a beaucoup soutenue au-delà de « l’imaginarisable » !
J’ai voulu reprendre des études. Je n’avais que le bac et je ne pouvais plus ni jongler ni travailler à la vigne. Je voulais faire psycho à la fac de Toulouse parce qu’il y avait une orientation clinique psychanalytique et je pouvais suivre l’enseignement par correspondance. Pas question de côtoyer des tout jeunes et tout jolis à ce moment de ma vie.
Pourquoi psycho ? Quand j’étais môme, il arrivait que ma tante me garde et elle avait un « home d’accueil » qui recevait de grands fous, mais pas dangereux. Je m’entendais bien avec les fous.
J’ai donc passé ma licence, en cinq ans au lieu de trois. En 2004, l’accident et ses conséquences encore trop frais, j’ai eu du mal à me mettre au travail. À l’époque, les examens étaient en juin et les sessions de rattrapage en septembre. Alors j’ai étalé mes modules de cette façon : une partie en juin et le reste en septembre. Je travaillais donc tout le temps, sans vacances, absolument seule, mais à un rythme qui me convenait. Puis j’ai postulé pour un master 1, et là j’ai dû déménager à Toulouse car la présence aux cours était obligatoire. J’ai passé six ans dans une chambre d’étudiant au Mirail. Un jour, six ans avant la chambre universitaire, Colette m’a invitée à vivre chez elle, et j’ai quitté l’appartement minuscule de Charles. Elle avait décidé qu’à sa retraite, pendant six mois de l’année, elle partirait vivre au Brésil. En 2004, je l’ai accompagnée pendant quatre mois et demi, de novembre à mars. J’étais partie avec 30 kilos de cours sur le dos, car je n’oubliais pas mes examens de juin. Au Brésil, les gens ont un autre rapport au corps que nous, et c’est là-bas que j’ai véritablement pu commencer à me réapproprier le mien. J’y ai noué des amitiés qui durent toujours.
Au mois d’octobre qui a suivi mon accident de juin, je suis allée à la MDPH pour demander une Allocation aux adultes handicapés (AAH) et une reconnaissance de mon handicap. J’ai été reçue par une docteure, et j’ai très vite vu qu’elle n’avait pas fait son travail. Elle n’avait rien lu de mon dossier, qui était devant elle, très épais. J’étais arrivée, persuadée qu’on serait bienveillant envers moi, qu’on serait content de mon inscription à la fac. Et glaçante, elle me dit : « Vous ne croyez pas qu’on va vous payer pour faire des études ? » Je ne sais plus les horreurs qu’elle m’a dites en suivant, entre autres que j’étais trop vieille. Mon inconscient a fait le taf, j’ai tout refoulé ! L’entretien prenant pour moi un tour horriblement inattendu, je me suis d’abord redressée sur ma chaise et puis levée, j’ai attrapé les radios dans mon dossier et les ai collées à la vitre pour lui expliquer de quoi il retournait ! Puis j’ai tourné les pages de mon dossier sur son bureau, en lui expliquant ce qu’il y avait dedans. Et je suis retournée m’asseoir en face d’elle. Quand elle a enchaîné sans sourciller : « Votre dossier passera en commission ! » j’ai dit : « Et puisque le médecin de la commission ce sera vous, je vous demande de me mettre un taux à 80 %, car vous avez évidemment compris que, vu ma situation globale actuelle, c’est assez vital pour moi ! »
« Je fais ce que je veux » m’a-t-elle répondu.
En sortant, j’étais incapable de raconter cet épisode, d’une violence inouïe, à qui que ce soit. Le lendemain, j’ai eu une angine avec 40 de fièvre, je pense que j’avais vraiment les boules. La MDPH ne m’a pas donné les 80 %. Je suis allée au tribunal, et j’ai gagné : 1 500 euros et les 80 %. Mais j’ai attendu plus d’un an avant de recevoir l’argent de la pension et le complément de l’AAH. Et Colette a été là.
En sortant de l’hôpital, je n’avais pas déclaré mon accident et, de ce fait, je touchais le chômage. Quatre mois après, je me suis occupée de tout ça, j’ai écrit une lettre à Pôle Emploi en expliquant que j’avais continué de toucher mon chômage d’intermittente sans déclarer mon accident, car à cette période, j’étais handicapée et à la rue, bref je n’avais aucune autre ressource. Ils n’ont rien voulu savoir, et j’ai dû rembourser tout ce qu’ils m’avaient versé, en échelonnant les remboursements sur deux ans. Toujours la violence…
Un assistant social m’a beaucoup aidée. Il m’avait expliqué qu’à la CAF, ou à la Sécurité sociale, il ne fallait jamais dire que je faisais des études, parce qu’ils ne voudraient rien me donner. Pour obtenir la pension d’invalidité et le complément AAH, je ne l’ai plus jamais dit. J’ai fait le sous-marin pendant dix ans.
Depuis 2014, je suis diplômée, et à la suite, j’ai fait un doctorat, sur la souffrance au travail. Depuis 2016, je suis psychologue et psychanalyste en libéral. J’ai une nouvelle compagne. Je trouve que j’ai eu beaucoup de chance. J’ai rencontré des gens merveilleux, et les gens horribles, je me suis fait fort « de les regarder dans les yeux ».
Dans l’administration, Pôle Emploi ou la MDPH, je n’ai rencontré à peu près que des monstres… Ceux qui portent les habits de la bureaucratie « jusqu’à dormir avec ».
On dirait que j’ai eu la force de pousser toutes les portes, de ne pas renoncer. Mais je sais qu’il y a beaucoup de gens qui n’ont pas cette force, et que cela peut être terriblement destructeur pour eux, parfois jusqu’à l’insoutenable… ça, je l’avais dit à la toubib de la MDPH, à la fin de l’entretien : « On vous a jamais attendu à votre voiture le soir lorsque vous débauchez ? » et elle avait répondu : « Sortez ! ».
Je ne suis pas allée l’attendre à sa voiture. J’avais autre chose à faire.

par Sandrine Lasserre, Pratiques N°109, novembre 2025

Lire aussi

N°109 - avril 2025

Éthique du risque et clinique du sujet

par Fabien Clouse
À partir d’un récit de pratique Dispositif intégré thérapeutique éducatif et pédagogique (DITEP), cet article interroge la place du risque dans l’accompagnement du handicap, en défendant un pari …
N°109 - avril 2025

Penser l’infirmité motrice cérébrale

par Philippe Oglobeff, Anne Perraut Soliveres, Catherine Thomas
Que pense une personne vivant avec un handicap de l’inclusion des médias, des professionnels de santé ? La demande parentale et médicale de « redresser » le corps de l’IMC tient-elle toujours compte …
N°109 - avril 2025

MDPH : des critères à repenser

par Christine Fasquelle
La place de la MDPH par rapport au handicap et la société est celle d’une administration qui décide de financements selon un diagnostic médical : places en établissement médico-social, aides …
N°109 - avril 2025

« L’illusion du handicap »

par Jean-Pierre Brouillaud
Extraits du blog de Jean-Pierre Brouillaud Lettre aux handicapés de tous poils et de toutes confessions 2 novembre 2018 …J’étais agressif parce que j’étais malheureux. J’étais malheureux parce …