« L’illusion du handicap »

Extraits du blog de Jean-Pierre Brouillaud

Lettre aux handicapés de tous poils et de toutes confessions
2 novembre 2018

…J’étais agressif parce que j’étais malheureux. J’étais malheureux parce que j’étais encore étranger à la forme du corps que la vie m’octroyait. Je n’étais que refus et comparaison et désir d’être un autre.
…Après Peshawar, il y eut l’inconcevable Bénarès. Je n’étais pas le seul être cabossé par l’existence ; j’y découvrais les hordes de crève-la-faim, amputés, estropiés de tout poil, mendiants aux mains crochues, intouchables, familles en guenilles et en survie sur des trottoirs déglingués, gamins sans famille qui avaient fui les campagnes et la famine… Une question tremblotait sur mes lèvres récalcitrantes : pourquoi ont-ils l’air plus accordés avec ce qu’ils vivent que moi, le routard bravache mais malheureux aux tréfonds ? La religion ? L’acceptation de la loi du karma ? Tout ce fatras n’était pas mon truc, je me disais athée.
Et puis il y eut Ceylan, Sri Lanka et une rencontre avec Vishnou et l’éléphantiasis, une terrifiante difformité de sa jambe devenue énorme suite à une filariose qui l’empêchait de marcher. À travers un petit traducteur spontané des rues, un de ces mômes démerdards, j’ai pu dialoguer avec lui, contre une poignée de roupies. Le plus déconcertant pour moi, voire suspect : comment ce mendiant, assis dans la poussière d’un affreux trottoir devant un carrefour très bruyant, comment cet homme atrocement handicapé pouvait-il arborer un sourire permanent ! Je finis par découvrir qu’il n’avait pas de Dieu, vu qu’il était bouddhiste, mais une spiritualité, c’est-à-dire un chemin de transformation de l’esprit sans appui sur des croyances rassurantes.
« Je suis mon seul secours, ami français, je m’accepte ; il reste mon corps difforme, mais plus personne à l’intérieur pour s’en offusquer, s’en plaindre. Si je le refuse, je creuse devant moi une fosse et je m’enterre vivant et me noie dans des larmes infinies. »
…Il y eut d’autres chandelles dans la nuit, des échanges avec de jeunes aveugles, au Népal, au Mexique, au Burkina Faso, en Éthiopie, dont nombre rayonnaient d’espérance alors que je ne voyais pour eux en guise d’avenir pas grand-chose d’autre que la mendicité subie devant temples, mosquées et églises. Je commençai à me convaincre que le vrai courage devait être de prendre dans son entièreté ce qui nous arrive, car en fait c’est notre seul réel. Vouloir autre chose, dire non, refuser, se rebeller, ça faisait obligatoirement souffrir, à des degrés divers.
Des années plus tard, une sorte d’anachorète hirsute vivant dans une cabane sur les contreforts himalayens… me dit que j’étais seul à l’origine de mon inconfort, que j’utilisais la cécité pour me plaindre, mais qu’en fait mes yeux morts ne pouvaient être responsables de mon mal-être. Il me démontra que je les utilisais pour me déresponsabiliser du rôle créateur de mon propre enfer.
« Oui, vous avez le choix de vous faire souffrir ou de retrouver la paix. »
« Et là, je ne parle pas de tous ces êtres croisés, vrais handicapés sociaux, laissés pour compte par les gens comme-il-faut et croupissant dans la fange, devant des cahutes de fortune en carton et tôles rouillées – Djakarta, Manille et autres bidonvilles de Lima, Nairobi ou Sanaa… Ni de ces paysans au Sahel dont les champs deviennent stériles par manque de pluie, ni des migrants rôdant autour de frontières solidement gardées… Je ne m’éterniserai pas sur toutes ces rencontres qui m’ont foutu des claques et m’ont peu à peu fait réaliser que l’auto-apitoiement est un luxe de nantis. »
…Il n’y a plus moi et l’objet gênant, le désobligeant ennemi cécité, mais une reconnaissance intime que je suis certes aveugle, mais pas uniquement que cela. Cette réalité est ce qu’elle est, et si je tente de la modifier, ce qui me la rend étrangère, immédiatement je nourris une des identifications possibles qui oscillent entre le déni, le refus et la résignation.
…J’étais enfin arrivé au bout du chemin de souffrance que je n’avais eu de cesse de jeter devant moi pour me croire victime. Le temps de l’acceptation avait sonné. Enfin, j’intégrais totalement ma différence. Enfin, je comprenais que les autres étaient des êtres à part entière et que la vie était un jardin de biodiversité qui nous reliait les uns aux autres.
J’écrivis en braille : « J’ai perdu l’identité de l’aveugle, me reste la joie d’être et la cécité, non plus comme une identité, mais comme une singularité. »

par Jean-Pierre Brouillaud, Pratiques N°109, novembre 2025

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