La schize médicale

Les alarmes ont sonné. On manque de docteurs, on manque de professeurs, on manque de policiers, on manque de valeurs. Et cela semble déterminer les causes de notre insatisfaction.

Jonathan Zaffiran,
médecin généraliste, membre du collectif Massila Santé System

Je ne suis pas fou, pas encore, je suis supposé soigner les fous, je suis supposé savoir.
Les alarmes ont sonné. On manque de docteurs, on manque de professeurs, on manque de policiers, on manque de valeurs. Et cela semble déterminer les causes de notre insatisfaction. C’est le grand retour annoncé des poitrinaires, des valétudinaires, et la camarde qui doit s’amener avec sa tête de grenouille bancroche.
Moi je suis le petit sergent. Fidèle à son poste. On va enrayer tout ça. Mon rôle m’est dévolu, ce n’est plus la Nation qu’il faut sauver, mais la banqueroute sanitaire va couler la France.
Alors, je regarde attentif. Quel est ce marasme annoncé ? Les chiffres où sont-ils ? Ah bon, on vit de plus en plus vieux ! Notre espérance de vie s’est allongée ! Ah bon, le Japon qui a une densité médicale plus faible vit mieux ! Ah bon, les Crétois vivent plus longtemps ?
Me voilà rassuré. Il existe peut-être des inégalités de santé intra-territoriales. On vit sept ans de moins dans le Nord qu’à Paris et sept ans de moins quand on est ouvrier que quand on est cadre. Pourtant, notre pratique est quasiment aussi standardisée qu’un produit manufacturé. Plus inquiétant, l’environnement aurait plus d’importance que les pastilles pour la gorge. Quelle nouveauté ! Mais là, on n’a pas le droit d’intervenir, nous, c’est juste sirop pour la toux.
Pas de pas de côté Messieurs les Docteurs, restez dans le rang.
Et puis, on fait de la prévention, d’ailleurs c’est étonnant comme ça marche ! Tout le monde finit par être mince, et faire du sport, et bientôt tout le monde sera blond vous allez voir...

Alors quelle inquiétude ? D’abord, on ne sert à rien ou à peu de choses et puis là où on devrait intervenir, on n’a pas le droit. Nous voilà bien coincés. Nous, médecins, allons disparaître et nos beaux critères de santé ne vont pas bouger. Oups !
Gavés de merci et de gratitude, nous acceptons mal l’idée de notre illégitimité. Cet aveu est trop lourd. Nous nous sommes laissé emballer par notre propre frénésie thérapeutique, expulsant chacun de son propre corps, leur désapprenant à soigner cathares, biles noires, aegilops, acrysies, vésanies, les expropriant de leur savoir, générant une nouvelle dépendance toxique. Et nous voilà, aujourd’hui, honteux, coupables, apeurés d’abandonner nos ouailles, intimement décidés à les protéger contre eux même, magnanimes.
N’ayez pas peur doux médecins, les habitants de Détroit, symbole de la crise du rêve américain, délaissés et oubliés, recommencent spontanément à cultiver leurs friches urbaines, se réappropriant leur milieu, de manière totalement naturelle. Et l’État providence n’est pas intervenu. Ne méprisez pas l’homme, en lui retirant la dernière chose qui lui reste, la souveraineté de l’esprit, et son corollaire, la capacité grisante, d’arracher sa propre liberté.
Le prêtre est mort, et dans cette nouvelle sécularisation boiteuse, nous voilà devenus coach conseiller, confesseur, magicien, gourou... Et nous sommes parfois tellement égarés, dans les traverses sombres, que notre regard s’obscurcit. Nous sommes inquiets pour les chiffres tensionnels, et nous transmettons notre inquiétude, empreinte d’un insidieux jugement moral. A contrario, la pénibilité du travail, l’insalubrité, la désespérance, l’âpreté morale, la sécheresse émotionnelle, la misère sexuelle, tout cela n’est que billevesées. Pourquoi croyez-vous que l’ouvrier Picard ne ressent aucune peine, dans l’injustice quant à sa longévité ? Parce que nous sommes les premiers à en être paradoxalement détachés, tant que sa tension artérielle tient la route, tout va bien. Ils deviennent alors des patients sans corps. Ce sont les expropriés de la santé. Ceux qui sont tellement dedans qu’ils finissent par parler avec des mots qui ne sont plus à eux, ils parlent une langue étrangère qu’ils ne comprennent pas, où il existe disjonction totale entre le réel, l’imaginaire et le symbolique.
Je panse les plaies, mais je ne suis pas le grand ordonnateur, garant de la morale et de la foi, je ne suis pas le zoologue des masses humaines, figé impassible dans sa tour d’argent, je ne suis pas la loi qui n’agit que par courroux ou miséricorde. Mais je me place à la fin, m’interrogeant sur mon propre cri de colère, sur le propre malaise qui m’habite et me fait hurler. Dans cette coupure entre ma culpabilité et l’illusion messianique, dans un vocable plein d’arrogance omnisciente, suis-je si différent ?


par Jonathan Zaffiran, Pratiques N°60, février 2013

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