Didier Ménard,
médecin généraliste
Nous savons maintenant, ou du moins nous devrions le savoir : l’accès aux soins ne joue pas un rôle essentiel dans la formation des inégalités de santé (10 à 15 % selon pierre Aïach).
Certes, mais pour les professionnels du soin, cela reste important et ils n’ont pas, par leur comportement, besoin d’en rajouter « une couche » en favorisant le non accès aux soins : refus de CMU-c, dépassement d’honoraires, infantilisation de la relation médecin-malade. Les politiques publiques actuelles se suffisent à elles-mêmes pour fabriquer du rejet de soins par le cumul des difficultés à faire valoir ses droits, et par les dispositifs économique (déremboursement, franchises...) qui aggravent la vulnérabilité de la population.
Il est nécessaire, aujourd’hui encore plus qu’hier, de dénoncer toutes les contraintes qui fabriquent avec application et détermination l’exclusion des soins. On peut aussi se demander à partir de quel seuil de dénonciation l’indignation s’empare des médias, des chercheurs, des élus, et de tous ceux qui maintenant s’intéressent à ce « phénomène » de société. Des professionnels du soin lancent des alertes concernant cette discrimination depuis plus de vingt ans et seulement maintenant cela devient un sujet politique. Nous ne sommes pas dupes, cette irruption de la thématique de l’accès aux soins sur le champ du politique ne signifie absolument pas que va être mise en œuvre une réelle politique publique d’accès aux soins. Nous savons trop que l’in-accès aux soins résulte de choix économiques inhérents à la « marchandisation du soin » et que, dans le système libéral, la libre concurrence et la rentabilité du marché laissent toujours sur le bas-côté de la route du progrès social les groupes sociaux situés au bas de la hiérarchie sociale. Alors comment faire ?
Dans ce triste constat de l’augmentation constante des inégalités, il existe aujourd’hui plusieurs formes de résistance et de riposte. Les collectifs militants, les forces politiques de gauche, des syndicats ouvriers et professionnels tentent de modifier le rapport de force et d’imposer un recul de ces politiques publiques d’exclusion, et ils défendent la Sécurité sociale, système de protection sociale solidaire comme un système exemplaire qui a fait ses preuves. Il existe aussi d’autres formes de construction d’un système d’organisation de l’offre de santé qui garantisse un accès à la santé à tous, du moins à la communauté au sein de laquelle ce système se construit. Il s’appuie sur les principes de la santé communautaire.
C’est ce que nous sommes en train d’essayer de réaliser à la « La Place Santé » à la cité des Francs-Moisins à Saint-Denis.
Le constat aux Francs-Moisins est hélas le même que partout où vivent les populations les plus victimes des inégalités territoriales de santé. La pauvreté s’aggrave, l’exclusion sociale s’installe dans un temps où chacun est plus occupé à construire une stratégie individuelle de survie que de s’occuper de son « capital » santé. Et là comme ailleurs, les habitants ont une espérance de vie moindre que les habitants des beaux quartiers. Le diabète « explose », les maladies cardiovasculaires fabriquent du handicap à tours de bras, le cancer tue de plus en plus, le mal être fait le lit de la dépression, et tout le monde s’enferme dans un fatalisme qui aggrave la désespérance. Pour faire face à tant de souffrance, nous avons bâti un centre de santé communautaire qui prétend améliorer la santé des habitants de la cité : utopie ? inconscience ? Peut-être, mais nous pensons que c’est une utopie belle à vivre. Surtout que nous la vivons depuis vingt ans ! Alors, sur la question, nous en connaissons un bout. Quels sont les principes mis en œuvre ? Les ingrédients ne sont pas nouveaux, mais leurs mélanges et utilisations fondent notre projet.
D’abord, nous marions le social et le médical : la Place Santé abrite sur le même lieu des consultations médicales adaptées et des consultations de médiatrices/santé. Une consultation médicale adaptée à la population, c’est une consultation qui mélange les ingrédients : du temps, toutes les vingt minutes ; de l’empathie pour toujours essayer de construire un parcours de santé où la personne malade peut faire valoir sa propre expertise de sa maladie ; un décodage constant de la complexité de la situation et toujours la volonté de chercher une solution au problème qui s’exprime pendant la consultation. Cette manière de faire n’est pas spécifique à la Place Santé. Partout en France, des médecins généralistes tentent de conduire de telles pratiques professionnelles, ce qui n’est pas facile. Mais à la Place Santé, les cinq jeunes médecins ne sont pas seuls dans cette volonté d’adapter leurs pratiques aux réalités vécues par la population. Ils peuvent compter sur les médiatrices/santé (toutes des femmes issues de la communauté et ayant des parcours de vie similaire à la majorité des personnes qu’elles accompagnent). Elles sont aussi cinq. Elles ont pour mission dans ce cadre d’accompagner les habitants à « reconquérir » les droits sociaux, ce qui n’est pas simple tant aujourd’hui les institutions de la protection sociale s’ingénient à rendre compliqué le parcours social des personnes, ce qui devient insurmontable pour les malades vulnérables. Cet accompagnement peut se faire à la demande du médecin. Elles interviennent aussi comme interprètes, elles parlent plusieurs langues existantes dans notre cité, elles pratiquent la médiation santé, car elles expliquent aux habitants comment fonctionnent le système médico-social et elles expliquent aux professionnels comment la réalité sociale, psychologique et culturelle impactent le parcours de santé. Par exemple, l’éducation thérapeutique du patient diabétique que nous réalisons se fait en duo : une médiatrice un médecin et cela est efficace. Ce mariage du social et du médical permet de trouver des solutions aux problèmes de santé des personnes qui, à cause de leur situation sociale et économique, renoncent aux soins. Il est évident qu’à la Place Santé, le tiers-payant est de rigueur et l’accessibilité toujours recherchée.
L’autre grand principe est de faire du collectif. Il nous semble aujourd’hui que c’est l’essentiel de notre innovation : porter le mariage du médical et du social dans un même lieu par une démarche collective. On ne peut pas améliorer sa santé dans un monde de solitude d’autant plus qu’aux Francs-Moisins, la solitude est mortifère. Mais comment faire participer les habitants à des ateliers et actions de promotions du mieux être dans un tel environnement ? Nous avons construit des ateliers collectifs : bien être ensemble pour mieux se former à la santé, estime de soi pour mieux se respecter, ateliers cuisine pour continuer à bien manger, mais de manière diététique, le groupe marche pour lutter contre la sédentarité, le café santé pour débattre de toutes les questions qui sont difficiles à résoudre : la parentalité, la violence, la vie de famille... la pause-café s’adresse plus aux hommes, l’atelier démarches administratives pour que chacun apprenne à se débrouiller avec les formulaires à remplir, la musicothérapie pour se relaxer, l’éducation thérapeutique. Tout ce travail collectif est animé par les médiatrices et les médecins y participent. Cette collaboration médecin, médiatrices, musicothérapeute permet aussi de conduire des projets collectifs plus centrés et portés par les médecins, les infirmières : comme l’organisation du maintien à domicile, la coordination avec les réseaux de santé. L’idée d’un parcours santé pour les enfants et les adolescents fait son chemin aussi bien à la Place santé qu’à l’Éducation Nationale. Les médecins, les infirmières, les médiatrices et les autres sont porteurs et acteurs de ce type de projet. Ceux-ci ne manquent pas tant les besoins sont présents ; mais la réalisation d’un projet nécessite de coordonner tant de paramètres que cela reste difficile, même quand la volonté et la compétence sont là, seul un travail collectif permet de le faire.
Mais construire le collectif reste une démarche difficile si on veut véritablement offrir à la population une authentique place. Pour cela, nous avons appris à construire notre action en permettant, et cela est la condition du succès, aux habitants d’apporter dans chaque atelier une compétence, un savoir-faire, une idée, un moyen de s’organiser, une expertise, une envie... nous sommes très vigilants à ne pas « instrumentaliser » les habitants et à ne pas en faire des « habitants alibis » de notre projet. Cela s’apprend, s’organise, cela à un coût, mais cela est possible et cela change radicalement le contenu de l’action collective et permet à la santé communautaire d’exister.
Certes, il y a encore beaucoup d’obstacles à dépasser, l’action est minoritaire, elle sélectionne une partie de la population ; la citoyenneté progresse, mais au regard des enjeux elle reste minuscule ; la santé des habitants s’améliore un peu, mais se dégrade aussi beaucoup sous les coups de butoirs de l’exclusion sociale. Nous résistons ensemble, cela permet aussi de faire reculer le fatalisme, cela favorise la renaissance d’un espoir qui veut que le mieux vivre ensemble n’est pas une illusion, mais une espérance qui donne du sens à l’exercice professionnel.