La passion d’enfermer

3e plénière

Dominique Simonnot, contrôleuse générale des lieux de privation de liberté

Le contrôle général des privations de liberté est une autorité administrative indépendante, chargée de visiter et contrôler que les droits fondamentaux sont respectés dans les lieux de privation de liberté que sont les prisons, les centres de rétention administrative, les centres éducatifs fermés pour enfants, les locaux de garde à vue et, bien sûr, les prisons et les hôpitaux psychiatriques en service fermé. L’équipe compte soixante-cinq personnes dont trente-cinq permanents et trente vacataires, tous de professions diverses : magistrats administratifs et judiciaires, médecins psychiatres et non-psychiatres, policiers, directeurs de service pénitentiaire, juristes, avocats et secrétaires. Chaque mois, cinq équipes partent quinze jours dans différents lieux et tout le monde participe aux visites, de la secrétaire au psychiatre. Évidemment, quand on visite un immense hôpital psychiatrique ou une grande prison, les contrôleurs sont nombreux et restent quinze jours et pour une unité plus petite, nous sommes moins nombreux et restons moins longtemps. En fin de visite, nous faisons part de nos constats au personnel qui travaille dans le lieu contrôlé. Il s’agit d’une première appréciation, ou restitution, et c’est parfois un moment un peu dur, et difficile, mais aussi bénéfique. Car il arrive souvent qu’au fil de la visite, les dysfonctionnements constatés fassent l’objet de discussions avec le personnel et aboutissent à des améliorations. Ensuite, si les constats du CGLPL portent sur des faits très graves, ils sont suivis de « recommandations en urgence » qui sortent très vite, le second grade, si je peux dire, est une lettre adressée aux ministres de tutelle et demandant une inspection. Enfin il y a le simple rapport. Je suis assez fière d’avoir réussi, avec toute l’équipe, à faire évoluer le temps d’élaboration des rapports, passé de dix-huit mois à huit ou neuf mois. Parce qu’en bonne journaliste – ou même si j’étais mauvaise journaliste, mais disons bonne journaliste, pour ce qui est du principe –, je sais que s’agissant d’un reportage comme d’un rapport, puisque nous ne sommes pas des chercheurs ou des sociologues, on doit noter nos constats, les faire connaître le plus vite possible. Car, un rapport vieux de dix-huit mois a forcément une moindre portée. Sur place, les choses ont pu changer, en mieux ou en pire, mais en tout cas ce que rapporte le CGLPL n’est peut-être plus d’actualité.
En tout cas, même si les choses changent trop lentement à mon goût, elles changent quand même – et je dois dire beaucoup plus avec les équipes de psy qu’avec d’autres et à force de discussions sur place. Il n’est ainsi pas rare que des professionnels nous disent : « Nous étions pris dans la routine je ne me rendais plus compte, oui vous avez raison là ». Les discussions sur place sont plus fructueuses en psychiatrie ou dans les centres éducatifs fermés ou encore dans les locaux de garde à vue tenus par la gendarmerie. En prison, c’est beaucoup plus difficile car, vous le savez, le fléau de la surpopulation carcérale ne dépend en rien des directeurs ni des surveillants ni des conseillers pénitentiaires d’insertion qui en souffrent également. Cependant, nous parvenons à des résultats, je dirais à la marge, mais ce qui paraît à la marge pour nous est assez important pour ceux qui sont enfermés. Je vous parle là de lutte contre les vermines, de plus à manger parce qu’il n’y a pas assez, de la conduite à adopter au quartier disciplinaire, de système électrique déficient…
Hélas, concernant les énormes problèmes que sont la démographie médicale et soignante, la surpopulation carcérale et le manque de surveillants dans les prisons, il n’y a pas d’avancée, on n’y arrive pas. Ainsi, le CGLPL a alerté tous les ministres de la Santé, en souriant un peu jaune parce qu’à peine on en attrape un qu’il est déjà remplacé, et on est obligé de retourner pour dire : « Monsieur, Madame ça ne va pas du tout là, il faut faire quelque chose pour attirer les psychiatres, les infirmiers, les aides-soignants, les médecins ». Nous évoquons des pistes, nous parlons des pairs aidants et puis chaque fois, il faut recommencer le même discours avec les suivants. Je ne dis pas que ça me lasse, mais bon, il faut le répéter chaque fois en croisant les doigts pour que celui qu’on a sous la main ne change pas dans quinze jours et qu’on n’ait pas à répéter. D’ailleurs je vais aller répéter bientôt chez Monsieur Valletoux ce que je viens de vous dire. (NB : En fait, Frédéric Valletoux a reporté le rendez-vous puis l’a annulé, après la dissolution).
Devant l’inertie du gouvernement, le CGLPL s’est aussi axé sur le contentieux. Je trouve que c’est une très bonne idée. N’ayant pas la personnalité morale pour aller seul en justice, le CGLPL incite les associations (ce que fait depuis longtemps l’Observatoire international des prisons) et les avocats à porter nos rapports devant les tribunaux. Ça a de plus en plus de succès. Je vais haranguer les juges administratifs afin qu’ils soient très attentifs aux conditions indignes de détention dans le but que l’État soit condamné pour ce qu’il ne fait pas. Le CGLPL va bientôt publier un rapport sur les recours juridictionnels qui recense et explique comment faire pour obtenir des condamnations de l’État en ce qui concerne la prison. Et le même travail est en cours d’élaboration pour les hôpitaux psychiatriques. Notre raisonnement se base sur une récente décision du Conseil constitutionnel à propos des conditions indignes de la garde à vue. Il n’y a aucune raison pour que cela ne s’applique pas à la prison et à la psychiatrie, lorsque des conditions indignes sont dénoncées et prouvées. Vous le savez mieux que moi, puisque vous y travaillez tous et toutes. Dès que ce nouveau rapport sera prêt, vous en serez informés parce qu’on va faire un petit ramdam autour. J’espère vous avoir assez bien présenté le CGLPL et que vous aurez compris que ces démarches sont, finalement, un peu en désespoir de cause. Puisque le gouvernement ne nous écoute pas, alors nous plaiderons nos causes devant les juges. Après tout, comme je l’ai écrit dans notre rapport annuel, c’est un peu énervant, mais c’est démocratique de faire juger par quelqu’un d’impartial ce qu’on a vu, d’autant que nos rapports ont acquis, d’après la Cour de cassation et les tribunaux, force de preuve. C’est pour ça que je tiens à ce qu’ils soient rendus le plus vite possible tout en étant complets afin de pouvoir servir le plus vite possible.
Je peux vous parler de ce qu’on voit, de tout ce qui déraille. Il y avait une remarquable étude du Secours catholique et d’Emmaüs, « Au dernier barreau de l’échelle sociale : la prison », et je dirais que souvent la psychiatrie c’est un peu ça aussi. Je le vois dans les centres éducatifs fermés (CEF). Nous n’avons pas compétence pour les foyers de l’enfance et les familles d’accueil de l’Aide sociale à l’enfance qui sont si peu et si mal contrôlés. Or, là commence la chaîne qui fait tout vriller.
Je fais une incise. J’ai refusé que la compétence du CGLPL soit étendue aux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Les EHPAD ne sont pas un lieu où on arrive par décision judiciaire ou administrative, comme le veut la loi qui a fondé le contrôle général. On s’est réunis avec des collègues, c’était tentant de dire oui aux EHPAD, puis nous avons réfléchi au fait que le CGLPL défendant les droits de ceux que personne n’aime et que faire entrer dans notre champ les résidents des EHPAD, que tout le monde aime bien, aboutirait à engloutir les premiers, qu’ils soient enfants délinquants, prisonniers, patients en psychiatrie ou étrangers en centre de rétention. Nous sommes arrivés à la conclusion que l’on n’en entendrait plus parler… Cependant, si je parle des foyers de l’enfance et des enfants placés, c’est parce que le CGLPL les retrouve, en masse, en CEF, en prison ou en psychiatrie, tant il y a de carences dans les décisions des juges des enfants, de manque de personnel, de structures que leur décision de retirer un enfant, de le placer ou même de lui adjoindre une assistance éducative, prend de très longs mois. Cherchez l’erreur. C’est là qu’il y a le plus de besoins. Ces enfants, quand ils sont retirés, sont placés dans des familles d’accueil du foyer de l’enfance où ils retrouvent de la violence. Il y a dix ans, j’ai connu une jeune fille qui a été placée dans un foyer. Son père la battait comme plâtre et quinze jours après son arrivée au foyer, elle était au motel en face à enchaîner les passes. C’est là que je me suis passionnée pour l’Aide sociale à l’enfance et que je me suis rendue compte de la honte que c’était, parce que je comprends qu’il y manque beaucoup de moyens et de formations, alors qu’il s’agit de nos enfants à tous, élevés par notre République. Et il s’agirait de se donner tous les moyens possibles de réparer les dégâts déjà causés par leurs pauvres petites vies chaotiques, fracassées par plein de trucs. Le premier truc, c’est le logement. Quand vous êtes à huit dans deux pièces, oui, vous traînez le soir sur le trottoir, c’est un peu normal, et vous retrouvez les bandes de copains et ça vous sert de famille et ainsi de suite. Je ne vais pas faire un discours judéo-chrétien sur l’oisiveté et les mauvaises fréquentations, mais il n’empêche que quand on n’a pas envie de rentrer chez soi pour diverses raisons… Alors je veux bien qu’on annonce « tu casses tu répares », très bien ! Mais à quel genre de gamin on s’adresse là, le Premier ministre, Gabriel Attal ? Les nôtres ou ceux d’autres parents très pauvres, plus pauvres, qui n’ont pas les moyens de les éduquer. On va faire payer les parents, mais quels parents ? On va expulser les parents de délinquants, mais quels parents de délinquants et quelles familles ? Parce qu’un gosse dérape, on met toute la famille dehors ! C’est une logique que j’ai beaucoup de mal à suivre.
Voilà cette incise faite, j’en reviens aux CEF. J’ai le souvenir de cet enfant – j’ai arrêté de dire mineur parce que le mot « mineur » égale, désormais, danger : soit mineur non accompagné, soit mineur délinquant, soit mineur fou. D’ailleurs, aucun de nous dirait « j’emmène mon mineur au collège ». Donc au terme mineur, je préfère enfant, gosse, ou gamin, comme on veut. Je me souviens d’un gamin donc, de seize ans, rencontré dans un CEF. La nuit il dormait avec une totote et la journée, il se baladait avec un doudou et son pouce dans la bouche. Avant de faire ce qui l’avait amené dans le CEF, il dormait dans une voiture avec ses parents. Jusque-là personne ne s’était ému de sa situation et je me suis dit « pourvu qu’il reste là plus de six mois », parce qu’il était vraiment bien dans cet endroit. Je ne me serais jamais imaginée dire ça dans un CEF où le CGLPL rencontre le meilleur comme le pire, et malheureusement souvent le pire. Dans les CEF, parce qu’il n’y a aucune structure où les envoyer, on trouve de plus en plus de ces enfants, atteints de troubles psychiques, psychiatriques ou de tout ce qu’on appelle cognitif, je crois que ça veut dire qu’ils ne comprennent pas tout. Je ne vois pas ce qu’ils font là où ils n’ont rien à faire. De même qu’un jour en prison une surveillante me dit : « Madame venez voir » et elle me montre un garçon de dix-neuf ans roulé en boule, elle me dit qu’il est trisomique 18, je me dis bêtement : « Bah ça doit être moins grave que trisomique 21 » – ça vous fait tous rire parce que vous savez très bien et je sais maintenant que c’est beaucoup plus grave –, et qu’est-ce qu’il faisait là ? Eh bien il avait donné un coup de couteau, à bout rond je vous rassure, à son éducateur, qui était nouveau parce que son éducateur habituel était en vacances, parce qui lui avait apporté un plateau sur lequel il y avait du fromage et ce gamin détestait le fromage. Alors j’ai une immense sympathie pour lui parce que moi aussi je hais le fromage, donc j’étais tout de suite en fusion avec lui et, pour se venger, il a donné ce coup à l’éducateur, ce qui a causé son renvoi de la structure où il était et le juge n’a rien trouvé, aucune structure pour l’accueillir, que la prison. J’étais horrifiée, il n’y a pas eu que moi d’ailleurs, toute la taule était horrifiée. Bon, je crois qu’il n’est pas resté très longtemps, mais quand même quinze jours, trois semaines, le temps qu’on trouve un point de chute J’ai été amenée aussi, par une surveillante toujours, qui me dit : « Venez voir le monsieur qui est là, il n’y a pas d’autres mots, il grignote sa cellule ». On ouvre la cellule et c’est vrai qu’il était roulé lui aussi en boule dans ses excréments et tout ce qu’il avait pu mâchouiller et découper dans sa cellule gisait à terre autour de lui. Qu’est-ce qu’il faisait là ? Et ça n’est pas un mystère pour vous ni pour moi maintenant qu’on emprisonne la folie. Comment ça a pu arriver ? J’ai passé très longtemps comme journaliste à assister aux audiences de comparution immédiate, auxquelles je recommande à tout le monde d’aller, parce que c’est là qu’on entend des juges qui ne connaissent pas tellement la réalité dire : « Monsieur au moins en prison vous serez soigné ». Chaque fois j’ai eu envie de me lever et de dire : « Mais non Madame le juge, mais non Monsieur le juge, il ne sera pas soigné du tout, il y a trop de monde, il n’aura pas accès au médecin, ou de façon épisodique ». J’ai parlé de ce problème aux Agences régionales de santé et je me suis fait remettre à ma place vertement, par pas mal de monde lorsque j’ai soulevé le problème de « la piètre qualité des examens psychiatriques de garde à vue qui durent quoi cinq, dix minutes et parfois en visio. Je pense que ces "examens" contribuent à remplir les prisons de fous, c’est sûr et certain ». D’ailleurs je me souviens, il y a quelques années, d’un appel de psychiatres à ne pas se prêter à ces pseudo examens. J’ai aussi vu des magistrats très désemparés dire à un type manifestement complètement à l’ouest : « Écoutez Monsieur – je dis Monsieur, c’est toujours monsieur, vous savez que nous, les femmes, on est exemplaires, on n’est que 3,5 % de la population carcérale – je ne vois pas comment le psychiatre a pu vous trouver tout à fait apte à comparaître. Je vais donc ordonner une expertise psychiatrique… » Et en attendant, c’est la prison en détention provisoire. Beaucoup de magistrats nous parlent de ces mauvais examens et en sont préoccupés. Je ne sais pas comment faire pour que ça change, puisque lors de cette rencontre avec les ARS, il m’a été signifié que je n’avais pas à remettre en cause un acte médical. Je le fais quand même parce que, derrière moi j’ai ces vingt-huit années d’observation des comparutions immédiates, cette justice ultra rapide et ces « examens » qui contribuent à faire que la prison est devenue l’asile d’antan. D’ailleurs, un livre vient de sortir, sous le titre La prison pour asile ?, c’est la dernière étude sur les sortants de prison atteints de troubles psychiatriques, ça ne vous étonnera pas.
Je reprends à propos des enfants qui arrivent tout abîmés, pas réparés, fracassés, dont on n’a pas le temps de s’occuper, qui arrivent dans des CEF où bien souvent, il n’y a pas le personnel pour prendre soin d’eux, pour les amener sur une route qui les rende meilleurs, qu’on leur donne le goût de quelque chose. J’ai vu des CEF où justement ils apprenaient les métiers du bois, les métiers du métal, ils apprenaient les métiers de la cuisine, ils étaient heureux, ils étaient passionnés, ils avaient noué avec le village à côté, qui les avait regardés arriver d’un œil très mauvais, des liens grâce à l’intelligence de l’équipe dirigeante, des liens qui ont permis qu’ils fassent les buffets de la maison de retraite, les buffets de la mairie, et construisent les tables, les chaises, les bureaux de la maison de retraite et de la mairie et le mobilier municipal. Et à la clé, ils pouvaient passer des CAP, quand on voit que les trois-quarts des prisonniers n’ont pas de diplôme ou des diplômes inférieurs au bac, je trouve que ça donne de l’espoir. Au-delà de ça, il y a des CEF où malheureusement… Je peux vous raconter cette visite d’un CEF où des enfants allaient très mal, vivant enfermés dans leur chambre à fumer du shit, arrimés à leur PlayStation. Parmi les éducateurs, embauchés pendant la crise sanitaire, figuraient deux tenanciers de boîtes fermées pour cause de Covid, ils s’étaient dit : « Tiens on va faire du social », ils se sont fait embaucher comme éducateurs au CEF, c’est vous dire le soin qu’on prend à entourer ces enfants – je signale qu’une place en CEF c’est 890 € par jour par gamin, c’est quand même un montant respectable qui permettrait peut-être de faire un peu mieux –, donc ces « éducateurs » réagissaient comme dans leur boîte de nuit, et dès qu’un gosse se rendait insupportable, il prenait une grosse baffe. Donc le rapport du CGLPL qui a suivi a été épouvantable…
Pour poursuivre sur l’emprisonnement, la nouvelle étude, dont je vous ai parlé, montre qu’un nombre impressionnant – je crois que c’est 67 % – de sortants de prison sont atteints de troubles sévères, addictifs ou psychiatriques. Les auteurs, Camille Lancelevée et Thomas Fovet, ont appelé leur étude La prison pour asile ?. Exactement ce que dit, depuis des années, le CGLPL, la prison étant devenue un immense asile psychiatrique. Est-ce normal ? Les surveillants et les codétenus sont-ils infirmiers psychiatriques ? L’accès aux soins en prison est-il satisfaisant ? Et j’entends, je vois tant d’histoires horribles : des détenus rejetant un « fou » de leur cellule et renvoyé dedans par des surveillants, ou les railleries, harcèlements, voire hélas et souvent bien pire. Je rappelle que le taux de suicide en prison est six à sept fois plus élevé que dehors. Et il n’y a pas de semaine où le CGLPL ne soit saisi par des médecins ou des infirmiers, des patients et des proches qui nous disent : « On n’y arrive plus, aidez-nous, au secours, on n’arrive plus à faire notre boulot ! ».
Pour toutes ces raisons, le CGLPL continuera de se battre contre l’emprisonnement des plus vulnérables d’entre nous.

par Dominique Simonnot, Pratiques N°106, novembre 2024

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