Lucien Derval, doctorant en psychologie, psychologue clinicien
Je tente un retour personnel sur les Assises citoyennes du soin psychique qui se sont tenues les 24 et 25 mai 2024 à Paris.
Au fil des discussions et des rencontres, j’ai été marqué par cette nécessité du lien dans la conjoncture actuelle de notre société et de nos quotidiens. Si le catalogage et l’étiquetage compulsifs sont à la mode, c’est bien la nécessité d’ouvrir les murs, de s’affranchir des frontières invisibles, de construire avec et dans la cité, et faire corps et lutter qui ont fait écho en moi.
Je ne suis pas retourné travailler en étant le même le lundi suivant car pour la première fois, ma colère m’est apparue légitime : la colère de l’impuissance, d’être témoin de la violence ; parfois même de la maltraitance institutionnelle (et d’y participer contre mon gré).
Jeunes, nous pouvons nous sentir un peu déroutés, un peu seuls et peu assurés dans les détours singuliers de notre existence. J’ai eu un choc lors de ma première prise de poste il y a quelques mois (même si les stages que j’avais pu faire m’avaient donné un avant-goût de ce qui pouvait m’attendre).
En tant que jeune psychologue, j’ai l’impression d’avoir été mis au pied du mur avant même d’obtenir mon diplôme (je reviendrai par la suite sur la formation que j’ai reçue).
En arrivant dans le service public, d’abord en stage, puis sur mon premier poste, j’ai pris un coup et mes espoirs aussi. Je me suis demandé pourquoi j’avais choisi ce métier, si c’était pour tenter d’aider et de soutenir les personnes en souffrance quand les conditions institutionnelles sont difficilement supportables. Dans mon institution, au sein du service « expertise et qualité » dont je fais partie, la Direction prononce bien plus souvent les mots de « budget » et de « dotation » que le mot « enfant » (qui n’est souvent même plus prononcé). Ils ont réussi à annihiler l’enfance au sein même d’une institution qui les reçoit quotidiennement. Ils sont bien plus à cheval sur le badgeage matin et soir des salariés que sur les conditions d’accueil des enfants et de travail. Alors, quand la Direction fait pression, nous menace d’une charge de travail et d’un flicage encore plus important, elle s’appuie sur le fait que cela se fait ailleurs. Oui ailleurs, on maltraite encore mieux que chez nous, parfois au prix de vies de patients ou de soignants ! Que dire de la demande qui nous est faite de fournir des chiffres ? Allez chiffrer l’enfance en souffrance… Je résiste à la pression de devenir un technicien du soin, un savant apprenti-mathématicien capable de quantifier la souffrance de tel ou tel enfant avec un protocole.
Illustration clinique : Grégoire tape tous les jours les autres enfants, il ne supporte pas de se tromper quand il dessine ou quand il joue. Il se met facilement très en colère et il est globalement dans l’opposition avec les adultes… Il est néanmoins capable si et seulement s’il est seul avec l’adulte, de construire son jeu avec soin. Je me demande bien comment je pourrais évaluer cet enfant, je me demande bien pourquoi je devrai l’évaluer d’ailleurs ? On pourrait compter les coups qu’ils donnent chaque jour pour en faire des statistiques hebdomadaires, mensuelles puis annuelles dans son dossier informatisé qui le stigmatisera de nombreuses années ? L’évolution dans l’uniformisation et le contrôle dans la souffrance me donnent l’impression qu’ils n’ont plus de limites : la technologisation de nos sociétés facilite la réduction de l’individu à une ou plusieurs catégories, inscrites dans des cases numériques prédéfinies. Elle oublie le sens premier du soin et accélère la cadence pour répondre à la demande continue des logiciels. La souffrance a de moins en moins de place pour être accueillie. En raison, à mon sens, du double mouvement actuel qui est à la fois l’augmentation quantitative de la charge de travail (sur des tâches qui n’ont pas de sens et de lien dans le cadre de la relation et du soin) et la réduction du temps de travail sur des tâches essentielles – la rencontre et le soin – fait qu’il produit sur tous des impératifs dont le lien avec les réalités est rompu.
Ce double mouvement, cette double attente aliénante nous y sommes préparés, nous y sommes habitués lors de nos études. Produire quantitativement, rester objectifs, rester véridiques, rester fiables, rester dans le scien-ti-fi-que-ment prouvé ! En bref, rester dans les clous...
Nous y sommes même préparés et habitués plus tôt : pour les jeunes de ma génération (enfants des années 2000), rester dans ladite « norme » c’est une prescription faite depuis le plus jeune âge. Je fais partie de ces enfants qui ont été mesurés et testés, à titre personnel à l’âge de six ans. J’ai détesté me sentir comme un rat de laboratoire, je me rappelle m’être senti « tout nu » devant des gens qui me voyaient seulement une fois ou deux dans leur (et ma) vie et qui allaient ensuite m’orienter pour le restant de mes jours. Je n’ai parlé que quand ils m’ont posé des questions standardisées. Ils sont passés à côté de l’essentiel. Cette expérience me guidera probablement toute ma carrière.
Depuis le plus jeune âge, c’est cette génération qui est maintenant présente sur le marché du travail, dans un premier poste, en stage dans les institutions et pour qui la pression du contrôle et de la mesure pèse depuis nos premiers souvenirs. La créativité a été mise à mal, l’audace aussi. Car, oser n’est pas enseigné à l’école – c’est même tout l’inverse – ni enseigné à l’Université alors que c’est le lieu historique de la pensée.
Faire autrement et oser me semble indispensable mais qu’est-ce qui nous en empêche ?
Comment sont formés à l’Université les étudiants de psychologie aujourd’hui ? Je vais tenter de répondre à cette question à partir de ma place actuelle de doctorant en psychologie.
Je n’ai pas eu à attendre la fin de mes cinq ans sur les bancs de l’Université pour avoir le sentiment désagréable que ma formation était déconnectée de la réalité du métier de psychologue. Avant tout, j’ai appris le mini DSM-V (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) dans son intégralité au cours de ma licence. Chaque année de licence était synonyme d’au minimum, un, deux ou même trois cours en lien avec la neurobiologie et/ou la neuropsychologie, saupoudré de cours de méthodologie en tout genre. La psychanalyse nous avait été présentée dès le premier semestre comme monstrueuse et inutile. Beaucoup de mes camarades ne s’y intéresseront pas. Alors, j’étais comme un écureuil avec toutes ses noisettes dans la bouche : j’avais l’habitude de gober des connaissances (lister les symptômes de la schizophrénie selon le DSM-V, expliquer l’attachement en m’appuyant sur le rôle d’une hormone, etc.), de les recracher lors du partiel, parfois à travers des QCM à points négatifs, puis de les oublier immédiatement… mais je n’avais pas la moindre idée de ce que pouvait être mon futur métier : Comment accueillir ? Comment faire alliance ? Comment travailler en équipe et avec les autres institutions ? Comment mener un entretien ? Comment faire ce travail d’élaboration avec un patient ? Car c’est bien cela le ciment de mon métier.
J’ai été un écureuil docile et bien repu de connaissances neurocomportementales et neuro-cognitivistes. En Master, l’écureuil a eu le droit à un petit supplément de docilité : j’ai appris à faire passer des tests (les mêmes que j’avais eu à passer enfant) puis je les ai fait passer (trop de fois à mon goût) en stage, j’ai appliqué des consignes, j’ai appliqué des protocoles. Dans ma formation j’ai appris bien trop tard que la question fondamentale dans ce métier, c’est bel et bien de prendre en compte où se situe dans son développement une personne, qui elle est individuellement, de distinguer ce qui relève de son histoire singulière, de sa place dans son environnement et de sa condition sociale. La formation a rogné sur l’un des aspects les plus importants à mon sens : le caractère pluridisciplinaire dans le soin qui est annihilé par la tendance neuroscientiste.
Car l’autre aspect fondamental de ma formation fût de partir à la quête de la Sacro-Sainte Vérité. Qu’importe le sens ou la vérité individuelle, de l’importance du discours singulier du patient que l’on reçoit. Il n’est pas question d’apprendre à comprendre la réalité de la personne en face de nous, il est question d’apporter une pseudo-vérité dictée par des attendus sociaux normatifs et réducteurs, pour l’éduquer en conséquence. Il est question de pouvoir répondre à une requête de manière fiable et vérifiée et de pouvoir l’appliquer par la suite au plus grand nombre, le plus rapidement possible. Étudiants de psychologie, nous sommes bien éduqués, la majorité des discours reçus et nos connaissances sont bien policés. Nous sommes dans la continuité de notre enfance, sauf que peu à peu nous devenons ceux qui testent et mesurent. Je crois qu’il serait injuste de leur jeter la pierre tout de suite, car c’est l’institution universitaire qu’il faudrait requestionner. Cette gigantesque fabrique « chocolatière » est constituée de nombreux enseignants, divers et variés. Et ces enseignants, ceux qui sont arrivés ces dernières années, concurrent eux-mêmes dans la même course effrénée à la productivité, à la vérité et subissent une pression énorme à laquelle la plupart cède consciemment ou non. Avec des moyens qui diminuent toujours plus, avec de plus en plus d’étudiants arrivant chaque année, l’Université est le parent pauvre de l’enseignement supérieur : personnels, enseignants et étudiants en payent les frais. Dans mon Université actuelle, ce sont en partie les chargés de cours (payés au lance-pierre des mois après) qui donnent une partie des cours (parfois de simples PowerPoint balancé par mail par les enseignants référents). Je ne ferai pas ici d’histoire sur l’enseignement de cette discipline car bien d’autres s’y sont consacrés dans des articles mais il me semblait néanmoins important de l’écrire : les différentes réformes de l’enseignement supérieur des dernières années ont mené entre autres à une augmentation de cours de méthodologies en tout genre pour remiser au placard les cours essentiels et mettre en plus de côté la possibilité d’ouvrir la formation à la pluridisciplinarité. Nous sommes donc bien plus armés de tests qu’équipés de connaissances qui peuvent être utilisées concrètement pour faire notre métier. Le syndrome de l’imposteur prend de l’essor. Cela devient encore plus difficile d’oser quand nous ressentons que nous n’avons pas le bagage nécessaire pour faire un métier qui nous tient à cœur. Je me sens si ignare face à mes aînés quant à leurs connaissances de l’humain, des liens qu’ils peuvent faire, du travail de la pensée dont ils font preuve. Car l’écart abyssal entre les cours théoriques neuroscientifiques ne permettent pas de nous préparer à la relation. Honnêtement j’ai peur, et j’ai eu peur quand j’étais en stage de me retrouver plongé dans le grand bain, face à mon inexpérience et mon ignorance. Je sais que mon bagage neuroscientifique ne m’aide pas car je n’ai pas décidé de choisir la voie de la neuropsychologie. J’ai décidé d’aller voir ailleurs, là où je trouve plus de sens certes, au prix d’un certain inconfort. Mes études ne m’ont pas permis de me sentir légitime pour exercer mon métier comme je le pense. Je pense néanmoins qu’il fait se sentir légitime d’autres psychologues, des camarades que j’ai moi-même entendu et qui se satisfont de la vision neuroscientifique exclusivement. Je me demande bien à quoi pourrait ressembler ce métier dans un monde où l’on continuerait, dans certaines Universités, à invisibiliser et dénigrer des courants qui ont permis à la psychologie d’être ce qu’elle est aujourd’hui au profit d’une approche unique. Si pour essayer d’aider et de soutenir la souffrance, nous procédions à coup de « Votre hypothalamus est hypertrophié, prenez une pilule de Seroplex® [1] chaque matin », je crois que nous perdrions le sens même de ce métier qui est un métier de relation avant tout. Les molécules et les thérapies cognitivo-comportementales brèves sont particulièrement adaptées au climat financier qui pressurise tous les domaines jusqu’à ce qu’on en arrive à marchandiser la santé depuis bien des années. Surtout, l’argument neuroscientiste permet d’occulter le fond d’un problème : dans une société qui fait la course au rendement, l’école est comme toujours adaptée aux demandes du marché du travail.
Enfant de mon temps et étudiant d’aujourd’hui, j’ai été bien éduqué. J’ai été un écureuil presque docile comme ceux dans Charlie et la Chocolaterie. Mais, il me semble important de ne pas rester sur une vision défaitiste et de plutôt revenir sur d’autres points éclairants : tout à l’heure j’ai dressé un portrait un peu tronqué de mes études. Heureusement, j’ai suivi des cours essentiels : des cours de psychologie clinique où les enseignants ont eu le courage d’exposer leurs cas cliniques, leurs réactions, leurs doutes, leur humanité et leurs limites… J’ai vécu mes meilleurs instants à l’Université lors de la réalisation de mes mémoires de recherche car pour la première fois, j’ai travaillé sur des sujets qui avaient du sens et qui étaient nourri par des échanges sincères et enrichissants. Mes enseignants m’ont transmis leur passion, leurs intérêts, leur vision. Grâce à eux, j’ai pu attraper un peu d’essentiel, un peu de matière sur laquelle construire un début de sens à ma pratique. C’est par la rencontre que j’ai commencé à forger le professionnel que je suis.
Étudiant, je n’ose pas, même lors de ces Assises je n’ai pas osé parler car je ne me sentais pas assez formé et légitime. Écrire ici, c’est le premier pas de ma légitimité. Nous ressentons tous la même chose, vivons les mêmes difficultés et nous faisons les mêmes constats. Je remercie cette personne qui a dit lors de l’Atelier auquel j’ai assisté : « ce qui nous grignote est impersonnel » car, je doute de moi quand je souffre de mes conditions de travail, quand je doute de ma maturité lorsque j’ose refuser de faire passer des tests, quand je m’oppose à la Direction, que je bidouille mes badgeages en signe de protestation. Cela me rassure que mes aînés fassent de même. On se sent plus légitime dans ce que l’on défend quotidiennement quand nous sommes unis.
Sans ces Assises, je ne l’aurais pas vécu, je ne l’aurais pas entendu.
Ces Assises furent pour moi des moments d’audace, de rencontres fécondes.
Ces moments m’ont donné la certitude que je continuerai d’oser porter mes rêves, mes convictions et mon éthique chaque jour.