Le fou dans l’œil de l’État de police

3e plénière

Sarah Massoud, juge de la liberté et de la détention

Cela fait quelques temps que l’angoisse monte au sujet de déclarations de Darmanin sur un projet de doter la police d’un pouvoir médical d’interpellation, voire d’enfermement.
En décembre 2023, à la suite d’une attaque au couteau ayant fait un mort et deux blessés par un homme, surveillé par les services de renseignements puisqu’apparemment fiché S et par les services judiciaires pour avoir fait l’objet d’une injonction de soins impliquant un suivi psychiatrique ayant pris fin sur avis médical, Darmanin avait alors parlé de « ratage psychiatrique » et manifesté en réaction sa volonté de créer une « injonction administrative », hors de toute procédure judiciaire, visant à permettre aux préfets de forcer quelqu’un à se présenter devant un psychiatre.
Au-delà de la vacuité en termes de compréhension du contenu d’un accompagnement psychiatrique, de l’ineptie juridique en termes de validité d’une nouvelle mesure privative de liberté, et également des incompréhensions sur l’absence d’écoute de la mère de cet homme, qui avait signalé aux autorités ses inquiétudes quant au comportement et au repli de son fils plusieurs semaines avant la commission des faits, j’avais pensé – avec j’avoue un certain cynisme – que cette sortie de l’exécutif ne constituait qu’une nouvelle expression dégoulinante de son fiel sécuritaire, mais surtout constituait une nouvelle pièce à l’édifice de notre État de police(s). Et par là, que les fous, outre le fait d’être déjà la cible de diverses formes de pénalisation et de carcéralisation, pourraient bien devenir un nouvel ennemi, si ce n’est déjà le cas.
À rebours des échanges que j’ai pu avoir dans des cercles de psychiatres par le passé, qui étaient principalement centrés sur le droit des patients et les stratégies de défense ou d’accaparement de ces droits, aujourd’hui le droit pourrait devenir notre ennemi. Je vais tenter de vous alerter sur le risque de voir les fous, les personnes psychiatrisées, être saisis par un instrument policier, à savoir le droit pénal de l’ennemi.

L’identification de l’ennemi, par sa substance

La distinction de l’ami et de l’ennemi traverse toute l’histoire de la pensée politique. Mais, il est des périodes, hors les temps de guerre et de régime d’exception – même si des déclarations d’état d’urgence se sont succédées et banalisées ces dernières années –, où le politique fonde de manière plus visible le besoin de créer un ennemi, des figures de l’ennemi. Pour asseoir un discours, donner à voir une action ou permettre l’exercice efficace de la « violence légitime », un éxécutif a souvent recours à la théorie « des deux camps ». Souvenez-vous des propos du préfet de police Didier Lallement, qui rétorquait, le 17 novembre 2019, à une femme du mouvement des Gilets jaunes qui venait de l’interpeller : « Nous ne sommes pas dans le même camp », faisant ainsi des manifestants des ennemis en vue de défendre le « bon ordre » social.
Dans ce contexte de mise en scène d’une action, la tâche primordiale du politique consiste donc à créer la catégorie « ennemi » pour, ensuite, le nommer, c’est-à-dire le démasquer pour l’identifier, et ainsi le construire. Or, notre matière, la folie, s’avère être un terreau idoine pour une telle construction d’un ennemi, d’un antagoniste parfait, en la personne du fou.
En effet, c’est la subjectivité criminelle, et non plus seulement l’acte criminel, qui définit nos pénologies. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme s’attache d’ailleurs elle-même, depuis plusieurs années, à redéfinir le principe de proportionnalité entre peine et crime en termes d’une proportionnalité entre peine et risque (de récidive).
Comme je l’ai développé l’année dernière à l’occasion des journées de La Criée, le droit et, en particulier le droit pénal, est irrigué par la notion de dangerosité et son application par un usage essentialisé de la dangerosité, et ce faisant par la validation de l’amalgame entre folie et acte fou. Le malade, criminel potentiel, est réduit à un objet criminologique, à une « rationalité de précaution ».
Un fort basculement a été acté par la loi Dati sur la rétention et la surveillance de sûreté de 2008 qui a introduit des mesures indexées sur la dangerosité supposée du criminel, c’est-à-dire, selon la définition qu’en donne la Commission nationale consultative des droits de l’homme, sur « la prédiction aléatoire d’un comportement futur », et non pas sur l’acte. Et l’étude des législations ultérieures, avec pour dernière loi marquante celle sur l’irresponsabilité pénale à la suite de l’affaire dite Sarah Halimi, montre que ce mouvement de criminalisation de la maladie mentale s’aggrave.
Dans ce contexte d’une « justice de sûreté », c’est donc la subjectivité criminelle qui est au centre des dispositifs de sécurité et de contrôle.

Sauf qu’il n’est plus seulement question d’une gestion de masse des risques, de régimes de précaution, ni même de politiques de sûreté, mais de procédés de neutralisation, d’arrachement. Il importe à ce stade de rappeler une réalité du terrain : celle du mode de gestion extrahospitalière des personnes psychiatrisées, corollaire de l’affranchissement – espéré – du monde asilaire. Avec ce constat que ces personnes, invisibles lorsqu’elles sont enfermées, deviennent indésirables dehors, vu l’assèchement des voies institutionnelles protectrices et l’abaissement du seuil de tolérance de certaines formes d’irrationalité – la pratique du droit étant fortement percutée par la sacralisation de la tolérance zéro qui a conduit à une diabolisation du moindre désordre et annihile toute tentative de gradation dans l’acceptation de certaines formes de violences.
C’est ainsi que le fou, et d’autres d’ailleurs, le marginal, l’exclu, le déviant, deviennent hors les murs des sujets de captation à leur corps défendant. Dangereux et menaçants en substance, et d’ailleurs souvent diagnostiqués ou fichés comme tel dans un passé plus ou moins éloigné, avant même tout passage à l’acte, mais seulement au décours de certains accidents de vie, préfigurant même une sorte de radicalité insaisissable, l’État se doit d’anticiper leurs atteintes à l’ordre public. L’atteinte putative – nous le verrons après – pouvant constituer en soi un trouble à la tranquillité publique et ainsi justifier des mesures coercitives, et, comme je le disais, des dispositifs d’arrachement de l’espace public.
Le fou constitue donc une menace. Et dans une culture tabloïd de la catastrophe et de la peur, qui dit menace, dit ennemi. (Si je voulais un peu romantiser mon propos et même être de mauvaise foi, j’irais jusqu’à dire qu’il constitue aussi une menace idéologique en ce que le fou, par la voix de son délire, renvoie à certaines représentations sur l’imaginaire. Or, nous le savons, le marché a pour sel, ou fétichisme, de vouloir éradiquer tout type d’imaginaire et de canaliser toute forme de déprise).
Darmanin l’a bien compris en parlant de « ratage psychiatrique ». Il sait que la dimension clinique de la psychiatrie s’est vue reléguée bien derrière la demande hygiéniste faite aux psychiatres d’avoir à participer à un projet de contrôle des comportements, mais il pense aussi au-delà. La pathologisation du crime étant acquise, le psychiatre étant devenu le spécialiste du mobile, du motif, pour le juge, il serait désormais peut-être temps de pouvoir en amont armer en ce domaine une autre figure d’autorité, la police.

La neutralisation de l’ennemi, par le droit

Comme le disait Denis Salas en traitant du populisme pénal, toute la question est de savoir comment contrôler cette masse de « perdants », d’irrécupérables, inadaptés au marché et tentés par la déviance ou le crime, et de comprendre comment, dans le vide créé par le déclin de l’État social, s’est installée une idéologie pénale ségrégative.
C’est en parallèle, voire en son sein, de cette idéologie pénale, que s’est construit un droit pénal de l’ennemi que nombre de juristes, de tout bord, ont étudié et commenté.
Le droit pénal de l’ennemi constitue un prolongement naturel du droit pénal de l’auteur, lequel permet de juger un individu pour ce qu’il est et non pour ce qu’il a fait. Théorisée par le professeur allemand Günther Jakobs, la doctrine du droit pénal de l’ennemi est fondée sur le concept de « dépersonnalisation » et consiste dans une anticipation de la répression sur l’iter criminis (cheminement criminel) et un durcissement du traitement réservé à certains délinquants en considération de leur dangerosité sociale et/ou criminologique présumée. Cela entraîne, comme le développe longuement le chercheur Olivier Cahn, « une exclusion du délinquant de la communauté politique et permet alors à l’autorité publique de se départir des principes du droit pénal libéral et d’articuler la répression autour d’un dispositif combinant 1/ infractions-obstacles situées très en amont sur l’iter criminis 2/ déploiement d’une procédure pénale moins garantiste 3/ sévérité des sanctions en rupture avec le principe de proportionnalité des peines ».
Cette théorie n’opère pas une révolution de la pensée pénale, elle réactualise des idées déjà anciennes, que la doctrine pénale avait délaissées en raison de leur utilisation mortifère par certains régimes politiques mettant en œuvre l’exclusion, la neutralisation et, en définitive, l’extermination. En effet, la thématique de l’ennemi porterait en germe la solution finale en la rendant théoriquement concevable. Carl Schmitt avait d’ailleurs fait de l’ennemi, après le registre de l’exception, la condition de l’existence de l’État, ce qui implique que l’État soit en mesure de le désigner et de prendre la décision de le combattre.

En droit positif français, le basculement est d’abord intervenu, de manière théorique, au travers des Livres blancs sur la sécurité intérieure face au terrorisme de 2006 et sur la Défense et la sécurité nationale de 2008 et, surtout, par le rapport d’Alain Bauer de 2008 « Déceler-Étudier-Former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique - Rapprocher et mobiliser les institutions publiques chargées de penser la sécurité globale ». Puis, de manière pratique, par toute une législation antiterroriste dont la loi SILT du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme a intégré dans le droit commun divers dispositifs d’exception, censés être dérogatoires et transitoires, de l’état d’urgence de 2015.
Seulement, le curseur du terrorisme, censé justifier – à leurs yeux – un droit et une procédure pénale dérogatoire du droit commun, s’est déplacé à d’autres domaines d’application : le maintien de l’ordre, et donc la liberté de manifester, la répression des mouvements sociaux, et donc la liberté d’association voire la liberté d’expression et, de manière différente, le droit sanitaire avec des mécanismes issus de l’état d’urgence sanitaire. De sorte que le terroriste n’est plus la seule figure de l’ennemi, puisque sont également visés – dans l’œil de l’État de police – le manifestant, le militant politique ou syndical, l’écologiste et l’infecté dans certains contextes.
Dans l’œil de l’État de police a été mise en place une tactique répressive étatique avec un traitement différentiel des illégalismes et des instruments juridiques ont été créés et mis au service de la coercition : le développement de délits obstacles pour lesquels il n’est pas nécessaire de caractériser un passage à l’acte matériel, mais seulement de circonscrire une intention délictuelle, le développement des gardes-à-vue préventives avec les fichages qui en découlent, l’extension des périmètres de protection et des critères de contrôle d’identité et de fouille avec un brouillage entre police administrative et police judiciaire, la mise en place de dispositions non-discriminantes (législation galopante en matière de Technopolice : boîtes noires, IMSI Catchers [1], surveillance des flux de télécommunication, vidéosurveillances mobiles, embarquées ou immobiles, déploiement des drones, technologies d’intelligence artificielle).
Ajoutons que ces dispositifs juridiques coercitifs ont été accompagnés – ce que les gouvernements Hollande et Macron ont officiellement qualifié sous la bannière du continuum de sécurité – d’une militarisation de la police, d’un accroissement des prérogatives de sécurité privée et d’une augmentation du nombre d’agents de voie publique. Et, pour certains sociologues de la police, d’une autonomisation du corps policier par rapport au pouvoir politique.
Aussi, lorsque Darmanin parle de cette « injonction administrative », il sous-entend l’exercice possible de pouvoirs de police administrative et fait application – consciemment ou pas d’ailleurs – de ce droit pénal de l’ennemi, dans un cadre qui diffère des SDRE (Soin sur décision d’un représentant de l’État) puisque le contrôle du juge serait exclu.

Ce court décryptage, loin d’être dystopique, et que je ne voudrais pas anxiogène, montre que l’histoire du droit est aussi celle de l’histoire des parias. C’est pourquoi, je voulais profiter d’un public non-juriste pour vous dire que des verrous de l’État de droit sautent à tout-va ces derniers temps au préjudice de tous, mais surtout des plus fragiles.

par Sarah Massoud, Pratiques N°106, novembre 2024

Documents joints


[1Un IMSI-catcher (International Mobile Subscriber Identity) est un matériel de surveillance cachée, utilisé pour intercepter des données de trafic de téléphonie mobile.

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