La haine du gras

D’où provient la suspicion acerbe assez généralisée projetée sur le gras ? Quelques propositions généalogiques pour replacer son histoire et nos visions le concernant...

Paul Ariès
Politologue, théoricien de la décroissance

La haine du gras n’est pas un phénomène naturel. Elle mérite donc des recherches interdisciplinaires tant elle devient un symptôme du caractère pathologique de notre société. Deux indices : plus d’un Américain sur trois considère que le gras est une toxine, plus d’une Française sur trois suit un régime alimentaire en dehors de toute pathologie... Comment a-t-on pu faire de cet aliment des Dieux de l’Antiquité un poison ? Comment peut-on « bien manger » si on oublie que le gras est le support du goût ? De nombreux chercheurs nord-américains tentent de comprendre depuis des années cette diabolisation du gras, comme symptôme de notre modernité historique. On sait déjà que cette haine du gras apparaît en Angleterre au moment de la réforme religieuse. Pour le dire simplement : les catholiques romains aimaient le gras, tout comme les Français, donc les réformés insulaires vont devoir détester le gras : « Historiquement parlant, les origines de cette réaction peuvent remonter à l’Angleterre du XVIIe siècle, quand la gourmandise et la luxure, le couple infernal, étaient des péchés mortels.

La gourmandise ne consistait pas seulement à trop manger, mais à consommer trop de nourritures riches en graisses [...] Il y a quatre cents ans, la cuisine riche était quasiment interdite en Grande-Bretagne parce que c’était la cuisine préférée des Français, des Italiens et des catholiques et était perçue comme une menace pour le protestantisme anglais » [1]. La haine du gras fut donc la forme que prit la déclaration d’indépendance à la fois religieuse (protestantisme) et nationale (insularité). Ce mécanisme est bien connu des politologues : on se définit toujours par opposition à son (ses) adversaire(s). On sait aussi que cette haine du gras accompagna celle de la sexualité. Linda Murray-Berzok a pu établir l’importance de ce lien, notamment dans la littérature populaire anglaise. Une femme mangeant « gras », une femme obèse, serait aussi nécessairement une femme avide de sexualité, une femme incapable de se contrôler, bref une femme dominée par ses pulsions. [...] Cette disqualification morale des personnes obèses concerne aussi aujourd’hui les enfants et les hommes. On a même vu se constituer aux États-Unis une association des personnes obèses souffrant de discriminations, notamment au travail, en raison de leur embonpoint. Murray-Berzok a donc raison de noter que la minceur a été idéalisée pour réprimer le désir sexuel féminin... a contrario de l’ensemble des autres cultures où des formes opulentes ont toujours été symboles de séduction, de réussite sociale, etc. La femme parfaite française du XIXe siècle est encore la femme-fruit peinte par Renoir. Le signe de la réussite est le petit bourgeois bedonnant... signe qu’il a su « capitaliser »... La haine du gras est donc aussi un enjeu social et un enjeu de pouvoir. Murray-Berzok note que « Dans la culture américaine, on a toujours enseigné aux femmes à nier la faim et le désir de nourriture et de sexe, mais dans le même temps et contradictoirement, on leur demande de donner de la nourriture et du plaisir sexuel aux autres ! » Certaines féministes pensent que cette contradiction est la cause du taux élevé de troubles du désir sexuel et alimentaire chez les femmes. La mondialisation de cette phobie du gras serait donc à mettre en relation avec la domination d’un modèle culturel anglo-américain... et partant, du capitalisme. Domination insidieuse : toutes les enquêtes sociologiques réalisées montrent que confrontés à de simples silhouettes en papier corrélées à des jugements de valeur, les personnes jugent toujours les personnes obèses moins dignes de confiance, plus volages : « la « maigre » était jugée comme sexuellement monogame, alors que la « grosse » était considérée comme ayant des mœurs légères. S’abandonner à la nourriture riche en graisses signifiait automatiquement et immédiatement s’abandonner dans le domaine sexuel » (Murray-Berzok). Domination sociale : on sait en effet qu’on peut diagnostiquer l’obésité en fonction de la classe sociale. La haine du gras est donc une forme du mépris des puissants envers les faibles, une forme de racisme de classe qui viendrait conforter le sexisme et parfois le racisme. Le New York Times pouvait écrire en 1992 : « Les riches maigrissent, les pauvres vivent grâce aux frites ». Murray-Berzok en conclut : « la répulsion vis-à-vis de la graisse a aussi une connotation de classe. Tout comme la manie de la minceur est un phénomène des classes supérieures et les troubles alimentaires se produisent principalement chez les femmes de cette catégorie, de même les gens prennent du poids au fur et à mesure qu’ils descendent l’échelle socio-économique ». La maxime de la modernité alimentaire (manger pour avoir la forme sans les formes) n’est-elle pas celle d’une société de « killers », d’un monde qui justement ne fait plus société ?


par Paul Ariès, Pratiques N°56, février 2012

Documents joints


[1Linda Murray-Berzok, « Une question de moralité », in « Malaise, honte, plaisir », revue Sloow, 1994, page 24.


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