L’échappée belle

Manque de temps et questions que l’on maîtrise mal peuvent mener à des négligences, rattrapées par le travail en équipe.

Martine Lalande,
Médecin généraliste

Fin des journées Prescrire : une journée et demie d’échanges sympathiques et fructueux. Nous avons pris des contacts pour travailler sur l’erreur médicale et, à l’atelier « Évitons l’évitable », j’ai retenu la phrase : « Oser en parler ». Sur le chemin de la gare, mon téléphone vibre. C’est une de mes jeunes collègues qui travaillait ce samedi à mon cabinet, avec une stagiaire. Elle me dit : « Nous avons regardé les résultats d’examens arrivés par Internet, sais-tu que tu as un patient qui est en hyponatrémie profonde – 122 mm M/l pour une normale à plus de 132 – ? Veux-tu que je l’appelle ? » Ouf, j’avais oublié, la veille de mon départ, j’ai vu quinze personnes en visites, je me suis dit que j’allais m’en occuper, mais je ne l’ai pas fait. Honte sur moi, je le savais puisque le résultat précédent n’était pas bon non plus (125 il y a quinze jours). Je lui explique : « Ce patient est sous Aldactone®‚ pour une cirrhose, je voulais appeler son hépatologue, pourquoi je ne l’ai pas fait l’autre soir ? Il était sûrement encore à son cabinet… » Je suis désolée de lui imposer ce travail de début de samedi après-midi. Elle me rappelle car ne trouve pas son téléphone. Il est dans son dossier papier que j’emmène en visite, justement je l’ai mis sur mon bureau pour m’en occuper. Cinq minutes plus tard : « Il n’a pas l’air convaincu de la nécessité d’aller à l’hôpital, il veut venir mardi – c’est le week-end de Pentecôte –, ce n’est pas prudent. Je lui fais peur ? » Je réponds : « Oui, tu peux lui dire qu’il risque de mourir, d’être dans le coma, tu peux aussi joindre sa fille qui est infirmière, c’est une grande famille, tu les connais… »

Avant de prendre train, je ne suis pas tranquille, je discute avec mes amis de la complication des résultats reçus par Internet, ce qui risque de nous faire louper des choses. Mais je suis obligée de reconnaître en moi-même que j’avais vu ce résultat et que je l’avais négligé. Ce qui explique aussi que mon patient ne s’en inquiète pas, car nous en avions parlé. Je lui ai même prescrit l’examen de contrôle du ionogramme sanguin et urinaire et je me souviens lui avoir dit que j’en parlerai à mes collègues pour essayer de comprendre. En oubliant le risque d’aggravation. J’avoue que je connais très mal les désordres métaboliques du sodium, le potassium un peu mieux, peut-être parce que c’est plus courant.
Je suis dans le train avec un ami qui travaille à Prescrire. À l’arrivée, il me dit : « A qui aurais-tu pu en parler, un interniste que tu connais ? » Mais celui en qui j’avais confiance est parti à la retraite, je réfléchissais à joindre un néphrologue ou un interniste, mais j’ai toujours peur de les déranger. Il me fait remarquer que cette peur n’est plus justifiée à mon âge – vingt-cinq ans d’expérience. Je réalise que j’ai toujours les mêmes complexes vis-à-vis de l’hôpital : petite généraliste mal formée au départ, beaucoup moins bien que mes jeunes collègues. Ce qui se vérifie aujourd’hui.
Dans le métro, j’envoie un message à mon fils, qui est en bibliothèque – cinquième année de médecine et déjà un puits de science – : « Ckoi les causes de l’hypona c 1 hom ki a 1 cirrhose Aldactone lasilix et quel risk à 122 mmol ». Réponse quand j’arrive à ma porte : « Je reviens dans 30 minutes, on en cause ».
Je n’arrive pas à joindre ma collègue pour savoir ce qu’elle a convenu avec le patient.
Alors j’appelle les urgences des deux hôpitaux du secteur, où ils ne le trouvent pas. Enfin j’arrive à joindre sa femme au téléphone – numéro que ma collègue m’avait envoyé par SMS –, elle me le passe. Il est allé aux urgences d’un troisième hôpital, où travaille sa fille, où il a été reçu très vite… Il a vu un médecin très gentil qui a fait plein d’examens, l’a rassuré et a changé son traitement en attendant qu’il revoie avec moi et l’hépatologue. Il l’a félicité d’avoir arrêté l’alcool.
Il conclut : « J’ai eu très peur quand votre collègue m’a appelée. Mais je trouve ça bien que vous ayez pu revenir en arrière et changer d’idée. C’est pour ça qu’on vous fait confiance. »
J’envoie un message à ma collègue pour la rassurer et la remercier encore. Mon fils me demande s’ils l’ont mis en restriction hydrique. Je n’ai pas la solution du problème, mais je réalise comme c’est utile d’avoir un entourage et des amis à qui en parler, et des collègues qui assurent.


par Martine Lalande, Pratiques N°59, novembre 2012

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