L’art et la culture pédopsychiatrique

Parler d’art, c’est toujours parler un peu de soi. Je pense que le développement et l’entretien d’une culture artistique sont nécessaires pour exercer pleinement ma profession d’Infirmier en pratique avancée en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent.

Rémi Izoulet
Infirmier en pratique avancée, Équipe mobile de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Hôpital des enfants, Toulouse

Parler d’art, c’est toujours parler un peu de soi. Je pense que le développement et l’entretien d’une culture artistique sont nécessaires pour exercer pleinement ma profession d’Infirmier en pratique avancée en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent.

Je suis Infirmier en pratique avancée au sein de l’Équipe mobile de psychiatrie de l’hôpital pédiatrique du Centre hospitalier universitaire de Toulouse. J’assure le suivi et les soins pédopsychiatriques d’enfants déjà suivis pour des troubles organiques et présentant des comorbidités psychiatriques. Il peut s’agir d’un adolescent qui va développer un épisode dépressif caractérisé durant le traitement d’un ostéosarcome ou bien un enfant en état de stress aigu des suites d’une brûlure grave.
L’exercice de ma profession implique une expertise, une rigueur dans la maîtrise et l’application des champs nosographiques, théoriques et pharmacologiques. L’exercice de mon métier implique également une sensibilité à la psychanalyse, la psychologie, la sociologie et l’anthropologie.
Je suis convaincu de l’intérêt d’adosser à ces connaissances une culture artistique. Cette culture concerne tous les champs culturels. Ceux que je fréquente régulièrement sont la littérature, le cinéma et la peinture.
Parler d’art, c’est toujours parler un peu de soi. Je pense que le développement et l’entretien d’une culture artistique sont nécessaires pour exercer pleinement en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent.
Je ne prétends pas détenir une vérité absolue. Un chef-d’œuvre artistique a le pouvoir de faire résonner en chacun une intimité profonde. Au-delà de considérations techniques, l’échange autour de ce qui fait d’un objet artistique un chef-d’œuvre peut être vain. Cet article a valeur de proposition et d’exemple. Une considération générale étayée par des exemples personnels d’objets artistiques qui m’ont servi à étayer et densifier ma pratique clinique.

Aborder la clinique par ses marges
Une culture artistique peut nous permettre d’aborder la clinique par ce qui n’est décrit dans aucun manuel nosographique ou théorique. L’art permet de rendre accessible l’indicible d’une situation clinique. Fréquenter des objets artistiques en rapport avec nos pratiques permet, je crois, de complexifier la compréhension phénoménologique des phénotypes cliniques que nous rencontrons et, par extension, de favoriser les possibilités psychothérapeutiques dans la relation.
Je vous propose de partager quelques objets artistiques qui m’ont marqué dans mon parcours professionnel et qui ont fait écho à ma pratique clinique quotidienne. Ces objets m’ont tous permis un abord plus complexe des phénotypes cliniques que je rencontre chaque jour dans mon exercice professionnel.

-  L’idiot de Fédor Dostoïevski et le vécu des victimes de viol
Nastassia Philippovna est un des personnages principaux du roman. Elle est décrite comme une aristocrate belle, intelligente, mais néanmoins déchue par la société qu’elle fréquente. Nastassia Philippovna a été violée par son tuteur dès le début de son adolescence. Dostoïevski nous raconte avec une grande finesse que la souffrance de Nastassia est induite par un sentiment de souillure intérieure. C’est ce sentiment qui lui fait se sentir irrémédiablement perdue. La nuance clinique fondamentale identifiée par Dostoïevski est cette différenciation entre la dimension inter subjective (avoir été victime de) et intra psychique (se sentir soi-même impossible).

-  Barry Lyndon de Stanley Kubrick et l’expérience de la mort de son propre enfant
Barry Lyndon et son épouse Lady Lyndon appartiennent à la haute aristocratie anglaise du XVIIIe siècle. Ils ont un fils qui se nomme Bryan. C’est un enfant aimé du couple parental. La veille de son neuvième anniversaire, Bryan chute de cheval. Les médecins diagnostiquent une mort inévitable. Au chevet de l’enfant mourant, Stanley Kubrick parvient à approcher la douleur fondamentale qu’éprouvent des parents lorsqu’ils sont confrontés à la mort prochaine de leur enfant. La mise en scène rappelle qu’il ne s’agit pas que d’une histoire de tristesse. La détresse, le désarroi, la sidération et surtout un vide intérieur qui se crée chez chaque parent. Un vide qui aspire toute la cohérence du monde. Stanley Kubrick montre avec justesse comment la mort des enfants amène l’humanité à ses frontières, bien au-delà de n’importe quelle science.

-  Faute d’amour d’Andreï Zviaguintsev et l’oubli de l’enfant dans le conflit parental
Le film met en scène Boris et Genia, deux Moscovites, en instances de séparation. Ils vivent encore sous le même toit avec leur fils Aliocha âgé de 12 ans. Les parents ont déjà des nouveaux partenaires amoureux. Dans cette période de tensions, Aliocha va disparaitre un matin sur le chemin de l’école. Andreï Zviaguintsev montre dans ce film comment, dans ces périodes de conflictualité paroxystique, l’intérêt de l’enfant peut s’effacer au profit des luttes parentales. La volonté des parents d’Aliocha de refaire leurs vies et de la partager sur les réseaux sociaux ou dans leur entreprise décrit un abord consumériste et individualiste de la construction familiale. La disparition de l’enfant n’est pas qu’objective, elle est aussi symbolique. Une disparition favorisée par nos modes de vie contemporains.

-  Requiem pour un massacre de Elem Klimov et le potentiel traumatique de la guerre
Le récit d’Elem Klimov prend place durant la seconde guerre mondiale. Elem Klimov nous propose de suivre le parcours d’un jeune biélorusse, Fiora, qui va s’engager dans la lutte contre les commandos nazis. Ce film met en scène toute l’horreur des conflits armés. Ce film permet d’approcher la réalité du parcours des populations migrantes qui ont été exposées à des conflits armés. Elem Klimov met en lumière l’absurdité, l’injustice et l’incohérence fondamentale à laquelle sont exposées les populations civiles. Le risque de mourir est permanent et imprévisible. Le risque de développer un syndrome de stress post-traumatique apparaît alors comme évident. L’impact de ces expériences sur le développement psychique des individus nous terrifie.

-  Le château de Franz Kafka et les ravages du sentiment d’impuissance
L’ouverture de cet ouvrage inachevé est très rationnelle. K. arrive dans un village dans lequel il se présente comme le nouvel arpenteur du château. K. se décrit alors comme convoqué par les gouvernants du château. À partir de là, Franz Kafka décrit un personnage qui va se confronter à un labyrinthe administratif. Son personnage va éprouver un sentiment d’impuissance profond, renforcé par ses tentatives d’agir dans ces systèmes sans éléments de compréhension. La multiplication d’espoirs systématiquement suivis d’échecs, ainsi que la complexité et la rigidité du système dans lequel K. s’engage va progressivement le conduire aux portes de la folie. Ce récit d’une grande portée symbolique nous invite à prendre soin des patients dans les parcours de soins. Il nous invite également à ne pas sous-estimer le caractère terriblement délétère de l’absence de possibilité d’action et de compréhension dans la vie d’un individu.

Une relation plus sereine et complexe à nos métiers

-  Andreï Tarkovski et la fonction de l’art chez l’Homme
Tout au long de sa carrière, Andreï Tarkovski a mené une réflexion sur la nature de l’art. J’ai trouvé dans ces réflexions une lecture phénoménologique de l’effet que la fréquentation d’objets artistiques avait sur moi.
Pour Andreï Tarkovski, l’objet de l’art est l’essence de la vie. À travers l’art, l’Homme exprime son espoir. L’art ne s’aborde pas par un aspect technique car, dans un idéal absolu, tout le processus de création doit être imperceptible sur l’œuvre aboutie. L’art ne vise pas à rendre l’Homme heureux ou performant. Il nourrit chez chacun une vie spirituelle et favorise une relation apaisée à la finitude de nos existences. L’art nous permet de constituer notre propre credo, c’est-à-dire d’identifier les principes sur lesquels nous fondons nos valeurs et notre conduite.
Je pense que, chez les soignants, la fréquentation d’objets artistiques peut favoriser une relation plus apaisée à nos métiers si complexes. Côtoyer quotidiennement la maladie et la souffrance psychique peut nous amener à adopter des pratiques opératoires. Or, avoir un rapport plus apaisé à la complexité et la finitude de nos existences peut permettre de la dichotomie « guérir ou échouer ». Cet apaisement peut également permettre de proposer à autrui une relation qui mobilise moins nos mécanismes défensifs.

-  Les paysagistes romantiques et la rencontre avec soi
Le mouvement romantique apparaît à la fin du XVIIIe siècle. Dans ce courant, la peinture de paysage prend une grande importance. Les artistes proposent une représentation de la nature dominante vis-à-vis de la présence de l’Homme. La représentation de ces paysages vise à favoriser un processus introspectif chez l’individu par l’évocation du lointain et du sentiment d’infini. Ces paysages paraissent imprégnés d’une dimension mystique. Les vagues d’Ivan Aïvazovski ou la mer de nuages de Caspar David Friedrich deviennent des allégories de la vie intérieure de l’individu.
La rencontre avec ces peintures favorise l’irrigation de notre esprit par le fait qu’il existe la plupart d’entre nous ont un accès au symbolique et une vie spirituelle. Cette vie spirituelle est souvent complexe et connectée à des questionnements existentiels. Ces peintures invitent les soignants à dépasser la dimension formelle de nos pratiques et à considérer le rapport de chacun avec un environnement qui le dépasse et qui induit en lui des questionnements sur sa propre existence.

Un art du syncrétisme

La démarche syncrétique qui vise à lier sciences biomédicales, sciences humaines et sociales ainsi que culture est particulièrement complexe. Le soignant ne doit jamais céder sur la rigueur de son exercice socle tout en accueillant des perspectives scientifiques et artistiques.
L’exercice des soignants permet de valoriser la résistance à nos contraintes d’exercice qui favorise toujours chez nous des pratiques uniquement rationnelles et processuelles.

Conclusion
La société actuelle ne favorise pas la rencontre avec l’art. Nos habitudes de consommation rapides et multiples nous rendent certainement plus difficile cette rencontre. La consommation muséographique, la facilité d’accès aux œuvres ainsi que la recherche d’une valorisation narcissique par l’entourage immédiat ne favorise cette rencontre avec soi-même.
Afin de rendre mon propos intelligible, j’ai partagé dans cet article plusieurs expériences intimes qui illustrent mon intérêt pour l’art. Il s’agit d’une proposition au travers de laquelle j’invite tous les professionnels du champ du soin à fréquenter des objets artistiques. J’espère que vous trouverez dans cette démarche les ressources nécessaires pour sublimer la confrontation quotidienne à la souffrance, la maladie, la détresse et la mort.
La démarche artistique du peintre Pierre Soulages est basée sur l’exploration de la couleur noire. Concernant sa démarche, Pierre Soulages soulignait que son intérêt ne se portait pas sur la couleur noire, mais sur la lumière qui émanait de ses tableaux. Cette démarche artistique pourrait être prise comme une parabole de l’exercice soignant, apporter du soin dans des situations de détresse, rencontrer la beauté de la relation dans des situations terribles.


par Rémi Izoulet, Pratiques N°100, mars 2023

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