L’art de la sage-femme

Autour de l’enfant à naître, chacun revendique son savoir-faire, complété aujourd’hui par tout un arsenal technique et médical. Qu’est-ce qui constitue « l’art de l’obstétrique » ? Les sages-femmes en sont-elles toujours les représentantes ?

Catherine Thomas
Anthropologue
Auteur de
Sage-femme, gardienne de l’eutocie ?, éd. érès, 2022

Dans le dictionnaire Larousse, à « homme de l’art », on peut lire « personne qui a des connaissances dans une matière précise ; spécialiste ; en particulier, médecin. ». Nous noterons que l’expression « femme de l’art » n’y figure pas.
Jusqu’au XIXe siècle, l’homme de l’art pouvait être quelque peu démuni face à la naissance. Celles qui maîtrisaient l’art des accouchements étaient les matrones, puis les sages-femmes, spécialistes jusqu’à aujourd’hui de l’accouchement physiologique. Cependant, ce sont bien des médecins, plus particulièrement ceux que l’on nommait « chirurgien-barbiers », puis chirurgiens-accoucheurs, qui ont, depuis cette époque, le plus disserté sur « l’art de naître [1] ». C’est en relatant leurs interventions, notamment chirurgicales, face à des complications majeures qu’ils établirent leur réputation dans le domaine de l’obstétrique.
Quant aux sages-femmes, bien que leur formation soit allée de pair avec leur mise sous tutelle, elles ont acquis, par les enrichissements successifs de leur formation, de solides connaissances obstétricales. Lorsque l’on parcourt l’histoire de leur formation et de leur pratique, on peut également constater la démarche récurrente des obstétriciens visant à veiller au cadre de la pratique de celles qu’ils considèrent comme leurs « auxiliaires dociles » [2]. C’est ainsi que, parallèlement à l’allongement de leurs études et au perfectionnement des techniques obstétricales, elles se sont vues refuser l’utilisation d’outils et de techniques dont les médecins se réservaient l’usage exclusif.
Toutefois, par un mécanisme bien connu de glissement de tâches, une technique en chassant une autre, les sages-femmes ont obtenu, parfois retrouvé, la pratique de certains actes.
Ce fut le cas par exemple de l’épisiotomie ou de la rupture des membranes que les sages-femmes avaient l’habitude d’effectuer en toute légalité jusque dans les années 1930 et qui leur furent interdites en dehors « des cas d’urgence au cours desquels il faut agir vite, sans qu’on ait le temps de faire appel aux secours de l’homme de l’art » [3], puis à nouveau autorisées quelques décennies plus tard [4].
Le cas de la prophylaxie obstétricale est également éclairant. La découverte en France de cette méthode appelée « d’accouchement sans douleur », théorisée par le Dr Lamaze, fut dans un premier temps réservée aux seuls médecins, puis, avec le développement de méthodes analgésiques médicamenteuses telle que la péridurale, autorisée aux sages-femmes. Aujourd’hui, la part d’encadrement de la grossesse et de la naissance consistant à préparer les femmes à l’accouchement est une activité propre aux sages-femmes. De même, en salle de naissance, elles ont la primeur de surveiller la progression du travail, laissant la place dans certaines structures privées aux mains de l’obstétricien pour l’expulsion de l’enfant. « Ils ne sont pas là toute la nuit à attendre, à soutenir la femme, eux ils arrivent à la fin et ils encaissent, mais c’est la sage-femme qui fait le truc. À la clinique, on est des accessoires de l’obstétrique » remarque Françoise.
Cette tension entre les sages-femmes et les médecins concernant leurs places et la reconnaissance de leurs compétences lors des accouchements s’est appuyée, de façon parfois très explicite, sur des considérations profondément genrées, à l’image des propos relevés par l’historienne Françoise Thébaud : « Le psychisme du médecin ne se prête pas à ce que vous faites… Vous ne faites pas attendre un homme, un accouchement… Il y a des différences sexuelles dans les occupations. » [5]
Bien que l’art de l’obstétrique, comme tant d’autres pans de la médecine, soit tissé de savoirs et de savoir-faire complémentaires, de théorie et de pratique, de techniques et de relationnel, l’imaginaire collectif et même professionnel tend à placer la sage-femme du côté de la présence, de la veille et le médecin du côté du geste technique, voire du geste qui sauve puisque la gestion de la pathologie lui appartient. Mais la présence ne sauve-t-elle pas ? L’œil expert, l’écoute attentive, le conseil préventif, le bon mot ou le bon geste adapté au cas par cas et appuyé sur une connaissance fine de la physiologie du travail de l’accouchement ne sont-ils pas au cœur de l’art des accouchements ?
Lors d’une enquête sur l’évolution des conditions d’accouchement et du savoir-faire des sages-femmes [6], nombre d’entre elles se sont exprimées à propos de leur identité professionnelle, et de ce qu’elles considèrent comme « l’essence de leur métier ».
L’expression « l’art de la sage-femme », entendue à plusieurs reprises, renvoie à un ensemble de « compétences ». « Apprendre à connaître une femme, savoir ce qui est bon pour elle, est tout l’art de la sage-femme », mais il s’agit également d’un positionnement professionnel face à un système de soins protocolaire qui tend à réduire, à minimiser la part de l’art dans le savoir-faire clinique. « Chaque femme est unique et le système propose une formule standard pour toutes, ce n’est pas logique ! C’est l’art qui se perd ».
Parmi les différentes modalités d’exercice de la profession, celle de l’accompagnement global, entendu comme le suivi pre, per et post-partum par le ou la même professionnelle, semble réunir le plus d’éléments constitutifs de l’art de la sage-femme ; une bonne connaissance de la patiente, la disponibilité et le sens clinique.

Connaître sa patiente, pour un suivi personnalisé
L’accompagnement global comprend un accompagnement dans le temps, du début de la grossesse jusqu’aux suites de couches et permet d’établir un lien entre la sage-femme et sa patiente qui fait partie intégrante de la préparation tant physique que psychique à l’accouchement. Dans ce cadre, la continuité des soins participe à la sécurité apportée par la sage-femme, en ce sens qu’elle implique un engagement professionnel et moral envers la patiente et une prise en compte objective de la qualité du suivi sur le déroulement de l’accouchement, « On s’implique ! On est responsable de la grossesse, on essaye de prévenir des complications et puis y’a l’accouchement au bout ». Cette implication permet de prévenir des risques et de responsabiliser le praticien en vue de l’accouchement en préparant la femme en amont. « Notre valeur médicale c’est ça, c’est de connaître les gens de A à Z, ça apporte une vraie sécurité et au regard de ça on pourrait se permettre d’être moins technique. »
Pour Dominique, la relation de proximité entre la parturiente et la sage-femme accroît la patience de cette dernière face à une naissance un peu longue. Dans son propre cas, c’est la présence d’une de ses collègues lors de son premier accouchement qui a permis, selon elle, un accouchement par voie basse malgré une durée du travail dépassant le temps admis par le protocole. La confiance est abordée par les sages-femmes comme le point central de la relation soignant-soigné. Le temps de la relation, le sentiment d’être entendue, comprise, pour les patientes comme pour les professionnels, favorisent un climat serein et un respect mutuel nécessaire aux soins et au bon déroulement de l’accouchement ainsi que la compréhension des gestes invasifs en cas d’interventions médicales importantes.
L’attachement à la médicalisation est particulièrement caractéristique de la prise en charge obstétricale « à la française » et est alimenté par un discours dominant, accentuant les notions de risque et de sécurité au détriment de celles d’accompagnement global et personnalisé.
L’uniformisation des pratiques hospitalières, en renforçant le paradigme biomédical, tend à faire disparaître des pratiques et des modes d’accompagnement qui, paradoxalement, répondent par les moyens mis en place et par leurs résultats, aux objectifs annoncés par les institutions de santé publique.
Pour les professionnelles qui pratiquent l’accompagnement global, les consultations de suivi de la grossesse propices à la délivrance de conseils personnalisés permettent aux femmes d’apprendre à connaître la sage-femme, comprendre son raisonnement, « quand on suit la femme depuis le début, il y a une relation de confiance qui se crée et ça facilite beaucoup les choses pour l’accouchement ».
Les sages-femmes hospitalières quant à elles ne voient que rarement les patientes avant leur accouchement. Les fermetures successives des petites maternités et le regroupement dans de grandes structures se sont accompagnés d’une concentration de leur activité sur la pratique des accouchements, relayant les suivis de grossesses et de suites de couches au secteur libéral. Concrètement, les parturientes peuvent bénéficier d’une consultation au huitième mois puis au terme de leur grossesse : « À la maternité, on ne voit les patientes que tardivement ».

Être disponible, respecter le temps du travail de l’accouchement
L’organisation du travail des sages-femmes hospitalières s’appuie sur une logique de rentabilité et d’efficacité renforcée par le manque de personnel, au détriment du soutien que nécessite cette épreuve pour les parturientes : « On n’est plus dans l’accompagnement. Le travail est fragmenté, un coup on est au bloc, un coup en suites de couches. Et puis y’a le dossier informatique, le téléphone, une autre femme qui arrive et puis on refait un dossier informatique, voilà comment ça se passe. »
Les sages-femmes qui ont choisi à un moment de leur carrière d’être libérales évoquent un besoin ou une découverte du temps de la relation absent de la pratique hospitalière : « En m’installant en libéral, j’ai retrouvé ce que j’aimais dans mon métier, accompagner les femmes dans leur maternité. », « Le libéral, c’est ce qui arrive le plus à mettre le côté humain en avant, alors qu’à l’hôpital, on a plein de patients en même temps et c’est difficile, c’est même impossible avec le nombre de personnel », « Moi je me sens plus à l’aise maintenant, dans ce côté relationnel que dans le côté médical, c’est sûr. »
Le choix des femmes pour l’accompagnement global s’appuie sur la confiance envers le ou la professionnelle choisie. L’expertise de la sage-femme, en aval de la validation des critères de grossesse physiologique, pallie, pour la plupart de leurs patientes, l’absence d’un environnement technique et médicalisé. De même, le sentiment de confiance établi avec la sage-femme remplace, pour certaines femmes, le besoin, plus souvent exprimé en milieu hospitalier, de « tout savoir » sur l’avancée du travail.
La présence en continu de la sage-femme tout au long de l’accouchement est également très appréciée, d’autant plus lorsque la surveillance se fait au domicile de la patiente avant un départ éventuel à la maternité. Amandine, qui a eu un accouchement particulièrement long et qui a été accompagnée par sa sage-femme avant de rejoindre le plateau technique de la maternité où elle devait accoucher, insiste sur ce point : « Qu’elle reste là, toute la nuit en plus, c’était très rassurant ».
Les gestes techniques entourant la pratique des accouchements dirigés et la gestion administrative imposée par les protocoles hospitaliers réduisent le temps à consacrer à l’accompagnement des parturientes. Cette indisponibilité est clairement ressentie par les parturientes comme le raconte Sidonie : « Faut être réaliste, ils font style ils sont à l’écoute, mais le jour J, y’en a quatre et la nana elle n’a pas le temps de faire dans le sentiment, “Allez madame on y va !” comme si t’es au marché quoi, tu veux un kilo de bananes, “Allez un kilo de banane pour madame !” C’est le même truc quoi. Enfin moi, en tout cas, c’est comme ça que je l’ai ressenti. »
Les sages-femmes qui ont connu le passage des gardes de 24 heures aux gardes de 12 heures partagent toutes cette impression de ne plus avoir eu le temps d’accompagner pleinement les femmes. « Dans la division du service, on était responsables de quatre chambres, c’est tout, pas plus. Comme ça, il y avait une continuité, on connaissait bien les femmes », « Avec les gardes de 12 heures, on n’avait pas le temps de commencer qu’il fallait laisser les femmes en route. Quand t’as 24 heures si la femme elle n’a pas accouché, tu restes pour finir le boulot quoi ». Cette impression que le travail a été ainsi « dénaturé » est exprimée par un grand nombre d’entre elles.
Pour Pauline, le facteur temps est également primordial pour l’apprentissage de la clinique : « J’ai connu ce système-là qui était intéressant parce que sur 24 heures, ça permettait soit de revoir les mêmes femmes qui revenaient, soit de les gérer sur plusieurs heures et ça c’est intéressant même pour la clinique, pour apprendre le métier ».
L’organisation des naissances en milieu hospitalier exige une rigueur, une temporalité qui ont justifié la mise en place de pratiques médicales d’intervention pour déclencher, accélérer, contrôler le travail. Les protocoles, ayant pour but de protéger les professionnels de santé sujets à des pressions médico-légales croissantes, concernent également les techniques médicales visant à surveiller et rendre compte de l’évolution du travail de l’accouchement. La pratique des sages-femmes s’est vue « fragmentée », « morcelée », par la multiplication de gestes techniques et de tâches administratives d’une part et par l’organisation du temps de travail pour répondre aux exigences du salariat, d’autre part.

Développer les sens dans la clinique
Le constat de la technicisation de la formation est fait par les sages-femmes les plus anciennes qui ont vu l’utilisation des « machines » et des nouvelles techniques de surveillance remplacer le toucher, l’observation, l’écoute de la femme en travail : « Moi je n’étais pas très à l’aise avec toutes les nouvelles machines, je préférais travailler avec mes mains ». C’est également cette omniprésence du matériel moderne de surveillance, ainsi que la systématisation des méthodes d’analgésie et de direction du travail, qui justifie chez un certain nombre de sages-femmes leur abandon de l’hôpital et a fortiori des accouchements : « Toutes les machines et tout ça, ça m’énervait. L’art de l’accouchement, c’est quand même quelque chose de très important et c’était mon truc, mais petit à petit, c’est passé par toutes les machines possibles et imaginables quoi. »
Bien qu’elles ne soient pas véritablement dissociables, la technique, dans le sens d’un savoir-faire spécifique et l’empathie, indispensable à l’accompagnement et au soin, sont fréquemment opposées dans les discours. Josiane se rappelle une époque où : « On différenciait les techniciennes des relationnelles. On disait, "oh oui mais celle-là, elle est très relationnelle, celle-là, elle est très technicienne". Mais en même temps, une sage-femme qui était connue pour sa dureté, même son inhumanité à l’endroit des femmes, on disait, "Mais c’est une bonne sage-femme" et ça voulait dire qu’elle avait une maîtrise de sa technique ».
Les plus expérimentées mettent également en avant la place essentielle de la pratique, du développement du savoir empirique dans l’apprentissage du métier. Elles soulignent que leurs enseignements ont toujours intégré des savoirs scientifiques et techniques pointus indispensables à la surveillance, au diagnostic, à l’examen clinique des parturientes et à l’accompagnement de l’accouchement, mais que ces compétences étaient jadis complétées par la pratique quotidienne d’accouchements physiologiques : « On a toujours eu une formation médicale. On avait moins d’années d’études, mais on apprenait au lit des patientes, à l’hôpital on y était tous les jours ».
Aujourd’hui, les conditions sanitaires se sont fortement améliorées et les modalités de surveillance, de dépistage et de prise en charge des grossesses pathologiques sont telles que l’accouchement ne représente plus les mêmes risques qu’autrefois. Mais la médicalisation est devenue la norme, s’imposant bien au-delà du champ de la pathologie, faisant de chaque accouchement le réceptacle de toutes les techniques de surveillance et d’encadrement possibles. Les moniteurs auxquels sont reliés les monitorings, le brassard à tension, les perfusions ont remplacé l’observation et l’écoute attentive de la femme en travail. Les connaissances théoriques et pratiques de la mécanique obstétricale propres à l’accompagnement du déroulement physiologique de la naissance, dont les sages-femmes sont par définition les garantes, deviennent inapplicables, en tout cas oubliées, devant le déroulé d’un accouchement dirigé sous péridurale et Syntocinon® (ocytocine de synthèse).
Les sages-femmes libérales praticiennes, qui allient dans le suivi global de leurs patientes, le suivi gynécologique, l’accompagnement physique et émotionnel de la grossesse et leur savoir-faire dans la surveillance et la guidance des accouchements physiologiques, préservent et font évoluer l’art de la sage-femme pour le plus grand bénéfice des femmes qui font appel à elles.


par Catherine Thomas, Pratiques N°100, mars 2023

Documents joints


[1A. Minkowski, L’art de naître, Paris, Odile Jacob, 1987.

[2Y. Knibiehler, Accoucher, femmes, sages-femmes, médecins depuis le milieu du XXe siècle, Édition ENSP, 2007 (p. 26)

[3La Puériculture, no 17, du 10 juin 1932.

[4Cf. art.18 du Code de déontologie des sages-femmes.

[5F. Thébaud, Quand nos grands-mères donnaient la vie, PUL, 1986 (p. 173).

[6C. Thomas, Accoucher en France aujourd’hui. Les enjeux de la profession de sage-femme et le positionnement des femmes face à la naissance médicalisée, thèse de doctorat, Université de La Réunion, 2016.


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