Julia Duplessy
Infirmière, centre hospitalier Les Murets (94)
Première semaine. Le pavillon est étrangement calme et détendu. Une des seules sources de tension, la privation de sucre, chips et café. Damien a l’habitude d’en consommer en grande quantité dans sa chambre en plus du petit-déj et du goûter. Il nous tanne jusqu’à l’usure pour qu’on lui en donne. Vu qu’il n’est pas le seul à souffrir de ce manque, on décide un temps supplémentaire de distribution de café dans la matinée à 10 h 30, Damien aux manettes, avec la cadre du service. Succès fou !
Deuxième semaine. Tour dans le parc en groupe de quatre un après-midi. Alors que nous traversons un endroit où je n’étais pas passée depuis longtemps, notre tour est soudain arrêté net par une barrière de chantier. Un large espace est creusé par les pelleteuses, ils vont construire un nouveau bâtiment. Nous ne pouvons plus passer et devons faire demi-tour pour contourner. Drôle d’effet. Ça bétonne à la place de vieux arbres. On a préféré couper ces arbres-là plutôt que ceux de là-bas qui étaient plus vieux encore, mais penser que cette parcelle entière ne verra plus de verdure résonne d’une manière particulière dans la crise que nous traversons. Je me souviens que cet endroit ressemblait encore à un petit bout de clairière l’année dernière. J’étais venue plusieurs fois chercher les derniers patients qui traînaient sur un banc l’été, à l’heure du dîner.
Martine arrive en hospitalisation. On la connaît bien, elle a des phases de mélancolie, où elle pense par exemple qu’elle va nous contaminer si on la touche. Cette fois, vu qu’elle est plutôt faible physiquement, on fait plus attention, alarme Covid en tête. Pour la sortir un peu du lit, d’habitude on la prend par le bras, la prend à bras-le-corps. Mais comment faire aujourd’hui sans la toucher ? Exercice verbal redoublé. Ça ne marche pas à chaque fois, mais parfois oui, on découvre que c’est possible de faire autrement. L’autre soir, alors qu’elle se lève de table, elle me tend la main pour que je l’aide à se lever. Nous venions, en réunion soignant soigné dans l’après-midi, de faire un rappel à la vigilance sur les mesures barrières à respecter, les distances de sécurité. Et alors que je lui tends en retour la main, un autre patient me regarde : je suis prise en faute de non-respect des recommandations… Ben oui, y a des fois quand même, on ne peut pas faire sans se toucher (…mais on se lave les mains !)
Huit jours de confinement, un début d’après-midi radieux, j’ai fini ma journée de travail. Je dois quitter l’hôpital, la convivialité et l’ensoleillement sur le parc pour rentrer me confiner chez moi. Je n’ai pas envie, je traîne. Des collègues me disent : « Reste ! Tu iras faire des tours dans le parc avec les patients cet aprèm ! » Oui vraiment, je passerai bien mon après-midi dehors à me balader, profiter du soleil et de la verdure.
Alors bon, je rentre quand même, mais avec la résolution de passer encore plus de temps dehors, là où je peux respirer au max. Alors comme on avait parlé ces derniers temps de faire un potager, j’appelle Delphine, psychiatre du service : « Tu veux pas qu’on fasse du jardinage ce week-end ? On ferait un carré devant le secrétariat… Tu peux ramener tes outils ? » Les magasins sont fermés, on fait avec les moyens qu’on a. Elle est partante !
Finalement, le projet sera reporté pour cause de manque d’infirmiers, rien de nouveau sous le soleil…
Approcher les corps
Quand un patient a eu de la température, il est en quatorzaine en isolement septique. Quand un patient arrive de l’extérieur, il est en quatorzaine en isolement préventif. Au début, il y en a un, puis deux puis trois, cinq, six… Six personnes seules dans leur chambre, dont certaines, en isolement septique, où l’on doit s’habiller, des pieds à tête, de la surblouse au bec de canard pour les approcher. Comment va-t-on soigner ?
« Il faut vraiment que je fasse tout ça chaque fois que je rentre dans sa chambre ? Je n’ai pas choisi de bosser au bloc moi, on est où là franchement !? Bon… alors je lui dépose juste son plateau et je reste sur le pas de la porte : si je ne la touche pas, c’est secure non ? » Et comment faire avec une personne dans le fond de son lit, refusant de manger, de s’hydrater, de prendre ses médicaments, se laissant mourir, en restant sur le pas de la porte ? Bon, alors j’enfile tout l’attirail. Charlotte, surblouse, tablier, FFP2. Mais est-ce qu’elle va me reconnaître ? Oui en fait, ça passe.
Et beaucoup, en isolement préventif, ne tiendront pas en place dans leur chambre, ils vont sortir de leur chambre, on va leur dire de rester en chambre, mais ils ne le feront pas tous… Va-t-on les boucler ? Dans d’autres services, c’est ce qui se passe. Ceux qui veulent sortir de leur chambre, ou simplement par anticipation, on les enferme. Pendant quatorze jours.
Alors pour ne pas en arriver là, on essaie de faire autrement, on laisse la chambre ouverte, on explique, on accompagne dans le patio avec un masque et les distances. Certains patients ne restent jamais dans leur chambre, ne portent pas leur masque. Ça fonctionne plus ou moins bien. On doit faire la police. Angoisse. La crainte du relâchement face au risque de la contamination. Comment trouver un entre-deux entre sécurité et possibilité de circulation, possibilité de soin ? Les discussions vont bon train, on change tous les jours d’attitude, selon les situations et selon qui on a en face de nous.
Instituer ?
Psychomotricienne, assistant social et psychologue prennent en charge les achats de cigarettes, de café et de gâteaux… et puis leur répartition. Non, la répartition, c’est toujours les infirmiers, ceux qui assurent une présence 24h/24. Le tiroir clopes n’a jamais été aussi fourni. D’habitude, les infirmiers achètent, conservent et distribuent les cigarettes de certains patients, qui ont des difficultés à gérer leur consommation. On passe une sorte de contrat avec les patients. Un travail se fait autour de tout cela, et on met un pied dans la régulation du trafic de clopes au sein du pavillon, trafic très prégnant dans un espace où tous ne peuvent sortir librement. Mais ce travail est compliqué, souvent perçu comme soumis à la bonne volonté de tel ou tel soignant. Là, le fait que personne ne puisse sortir acheter ses cigarettes nous impose d’instituer un cadre plus clair. Les jours d’achat et les personnes qui s’en occupent sont définis à l’avance, on anticipe plus.
Pour certains patients, comme Julien, c’est un grand changement : lui dont on ne « gérait » jamais les cigarettes, lui qui n’allait que peu s’en acheter ou n’avait plus rien au bout d’une journée, il passait son temps à taxer tout le monde tout le temps. Depuis quelques semaines, il a des paquets à son nom et ses cigarettes à lui. On prend soin qu’il lui en reste. Il l’accepte. Et il se fait plus présent.
D’un coup, alors qu’en réunion soignant-soigné, on ne parlait que peu de l’organisation concrète de la vie quotidienne, on fait un point en premier sur ces petites choses de grande importance. On parle aussi du secteur, du centre médico-psychologique, de l’hôpital de jour et des nouvelles du monde. Est-ce qu’on ne ferait pas plus de réunions dans la semaine ?
Les achats de victuailles, de tabac, les accompagnements dans le parc, on le faisait déjà, nous les infirmiers, de manière plus individuelle. À la fois c’est d’une grande aide et ça nous soulage que d’autres soignants le fassent, à la fois j’ai cette crainte d’être dépossédée des aspects sympas du boulot, des occasions d’échanges avec les patients ailleurs qu’en salle de soin ou dans un bureau d’entretien. Notamment pour les promenades dans le parc. Les soignants de l’extra « sont là pour ça » a-t-on dit à un moment. Comment ? Mais nous aussi c’est notre boulot, et on aime bien aller faire des tours dans le parc avec les patients ! On ne va pas se retrouver qu’à distribuer les médicaments et à aller voir les patients isolés en chambre !
Alors mettre en place toutes ces choses qui soutiennent le quotidien, la vitalité du service c’est essentiel, mais comment faire pour que les choses ne s’enferment pas trop et que chacun y trouve son compte ? Comment faire pour que ça continue à circuler avec ces nouvelles institutions ? Par exemple, la feuille de jour ne se fait pas le week-end, c’est pour l’instant un peu « le truc d’Isabelle », le café de 10 h 30 ne se fait pas quand Marie n’est pas là… Ça n’est pas trop gênant pour l’instant, mais comment faire pour que cela reste souple et appropriable par tout un chacun ? Parce qu’aller faire des tours dans le parc, être présent au repas, faire des activités, c’est quand même chouette.
Compter sur les patients
À l’hôpital, le moment de la distribution des médicaments et le début du repas se chevauchent et nous, soignants, nous courrons pour aller chercher les derniers et être en même temps à l’heure au repas. On est toujours en retard, parce qu’il y a toujours des retardataires. Alors depuis que le service est assuré par un patient au côté des agents de service, qu’il y a une personne en plus dans l’équipe, j’arrive plus détendue au repas après avoir pris le temps d’aller voir les retardataires.
Le rab que réclament certains pose question, et après deux portions supplémentaires, ce n’est plus toujours le soignant qui dit stop. Cette responsabilité nouvelle, rapidement un patient me demande : « C’est juste le temps du coronavirus ou bien ? » « Je ne sais pas. » lui dis-je. Il apprécie servir le repas, et j’apprécie pouvoir compter sur lui.