Présenté par Martine Devries
Médecin généraliste
Ce livre est écrit « à chaud », ou presque, et il a le mérite de tenter une analyse globale de la pandémie, et surtout de situer cette crise globale dans le champ du politique au niveau mondial, et non de la politique en France.
Le critère de satisfaction proclamé et accepté au cours de la première vague : « Au moins, on n’a pas eu à trier les accès à la réa » apparaît aberrant aux auteurs. « Toute décision clinique, toute orientation médicale tient compte des possibilités, des ressources… c’est inhérent à la pratique médicale, qu’elle soit de ville, militaire, humanitaire… » En témoignent les recommandations, les indications lors des autorisations de mise sur le marché (AMM), les protocoles d’aide à la prise en charge. Souvent même, le triage se fait en amont de la pratique médicale : les décisions des politiques de santé publique, la gestion des établissements et de l’offre de soin, le nombre de lits dans les hôpitaux. Le triage peut être de nature politique (selon les territoires), économique (selon les budgets), épidémiologique. Les auteurs veulent analyser la crise dans ses multiples aspects et réfléchir à ce qui va advenir des systèmes de santé et de leur lien au politique.
La période de crise a été marquée par « les pénuries », d’abord de masques et de tenues de protection, dans les lieux de soin, et dans la société civile, puis de tests et de vaccins. Ces pénuries, évitables, fruit de la politique de santé antérieure, ont abouti à l’échec et au renoncement à la stratégie « Tester, Tracer, Isoler », au chaos, et au confinement. Il n’y a rien d’étonnant à l’apparition de ces pénuries si on pense à ce qui précédait immédiatement la période de pandémie et dont témoignait la mobilisation exceptionnelle des personnels à l’hôpital public pendant l’année 2019 : après trois décennies de néolibéralisme, la suppression continue du nombre de lits d’hospitalisation, la dégradation des conditions de travail, les contractions budgétaires, en parallèle avec l’expansion phénoménale du marché des produits de santé ont fabriqué une situation catastrophique. Pour les auteurs, ce n’est pas seulement le néolibéralisme qui en est le responsable, mais plusieurs facteurs qu’ils développent et illustrent d’exemples précis : l’histoire nationale de l’état sanitaire, la faiblesse des politiques de santé publique, la fascination pour le côté technique de la biomédecine. Également, bien sûr, l’augmentation du circuit des échanges dans le monde, les délocalisations des industries du médicament et des autres produits de santé, la généralisation du droit des brevets, la fragilisation des institutions dépendant de l’ONU. Et surtout l’idée de santé globale a changé, la relation entre développement, croissance et luttes contre les pathologies s’est modifiée. Il y a eu « triage » sur des critères économiques, mais pas seulement économiques : les inégalités et les discriminations induites par les rapports de classe, de genre et de race pèsent lourd sur l’accès à la santé et le travail de soin.
Dans la troisième partie, il s’agit de penser l’avenir : quelle santé voulons-nous, quels sont les besoins prioritaires dans la période qui vient et qui est marquée par la fin de la croissance ? Le débat politique nécessaire ne peut attendre : au-delà du risque infectieux, c’est le système de santé qui est à l’épreuve. Pour les auteurs, ce débat est une opportunité. Parmi les acteurs en jeu, la « philanthropie capitaliste » (dont la fondation Bill Gates) joue un rôle, elle juxtapose deux logiques complémentaires : d’une part, elle favorise la création de marchés des biens de santé et, d’autre part, quand les marchés échouent, ou sont limités, elle insiste pour une assistance par les États, ceux qui le peuvent, bien sûr. Je crois comprendre que c’est là l’explication du « quoiqu’il en coûte » de notre président en mars dernier. La philanthropie ne résout pas le problème de l’accès aux soins et à la santé des pays pauvres, ou émergents. Le vaccin sera-t-il un « bien public mondial » ? Cela supposerait de revoir la brevetabilité… Les firmes s’engagent plutôt à rendre le vaccin « abordable », pas à en faire un bien commun. L’alliance de l’État et des marchés permettrait, au mieux, de faire un vaccin produit par les grandes firmes à un prix différencié selon un gradient Nord-Sud.
L’alternative serait une réelle création et gestion de Communs. Les Communs ont une histoire, nous rappellent les auteurs et ils nous donnent des exemples. Où « règles et contraintes ne sont pas imposées par une autorité supérieure (un État) ni par les marchés, mais par un collectif ad hoc qui conserve à tous les membres la capacité de décider et de profiter des droits d’usage et d’accès. » Ce travail d’histoire, de réflexion sur les biens communs m’a beaucoup intéressée, y compris ses limites et les controverses qu’il suscite. Là aussi, des expériences concrètes sont évoquées.
Outre la « gestion des communs », les expériences de santé communautaire (au Kerala, au Québec) sont une piste retenue pour penser l’avenir : « La santé communautaire fait plus que construire un rapport social à la santé. Elle propose de renverser les règles de priorisation et de définition des pratiques, de penser collectivement et démocratiquement le triage. » En référence à Cornelius Castoriadis, il s’agit « d’ouvrir un espace de discussion, de réflexion où les savoirs de la santé et de la maladie servent… à mettre sur la table les options possibles… que ce soit dans l’espace de la consultation, ou dans ceux, collectifs, des politiques publiques. »
Enfin, le triage écologique apparaît nécessaire, et les auteurs en rappellent les étapes, notamment le rapport publié en 2015 par la revue The Lancet dans lequel le constat est admis : l’usage des ressources naturelles est injuste, immodéré et non soutenable, le changement climatique et la réduction de la biodiversité menaçants. Ce constat appelle des initiatives classiques pour une santé planétaire, en termes de démographie, de ressources alimentaires. Les auteurs insistent sur la remise en cause des systèmes de santé qui induisent, par leurs dysfonctionnements, de nouvelles pathologies. Cette remise en cause prend la forme de mouvements pour la santé des femmes, ou encore d’opposition à la psychiatrie asilaire, à la médicalisation de problèmes sociaux, à la surconsommation, notamment d’antibiotiques, et ces actions amènent à la revendication d’une transition vers moins de consommation, à une réflexion sur les besoins essentiels qui doit concerner la santé aussi. Là encore, les auteurs appellent une démocratisation radicale, posant la question de la nécessité d’un triage écologique dans le champ de la santé, en particulier environnementale. Loin de prôner des mesures simplistes, ils exposent la complexité de la question, en restant accessibles au lecteur moyen.
La Covid-19 est bien plus qu’une pandémie, c’est une « syndémie » : c’est l’interaction, la synergie entre une maladie virale et un ensemble de maladie chroniques. Considérer ainsi la crise nous permet de comprendre les contrastes étonnants entre patients, entre pays, et de prendre toute la mesure des origines sociales de la Covid-19 et de ses conséquences.
Cette syndémie rejoue les inégalités fondamentales des parcours de vie et le caractère éminemment politique de la santé. Au cours de la crise, le triage a eu lieu, contraint par la faiblesse structurelle de la santé publique, la trop forte centralité des structures hospitalières, la fascination pour l’innovation technologique, les difficultés à répondre au fardeau des maladies chroniques. On l’a bien compris, loin de proposer un mode d’emploi, cet ouvrage met en avant des sujets de préoccupation et des expériences, comme les bornes d’un chemin. Il s’agit de dessiner d’autres modalités de triage, non sur la seule base des savoirs de la clinique et de l’épidémiologie, non sur les logiques du capitalisme sanitaire ou de la technocratie libérale, mais sur un débat démocratique.
* Jean-Paul Gaudillière, Caroline Izambert et Pierre-André Juven, Pandémopolitique. Réinventer la santé en commun, Édition La Découverte, janvier 2021