J’attends le retour de la psychanalyse

Isabelle Canil,
Orthophoniste.

Si j’étais poète, j’inventerais une ode. Ou une élégie. Ou une thrénodie. Pour la psycha-nalyse. Mais pour faire dans le tragique, il faut être fort, très très fort, sinon on est ridicule. Alors je vais m’abstenir. D’autant plus que je ne suis même pas psychanalyste. Je suis orthophoniste.

Mais je suis triste des attaques que subit la psychanalyse, des mauvais procès qu’on lui fait, de son recul, partout… dans le monde du soin et dans la tête des gens.
Je pense que la psychanalyse et le discours de la psychanalyse contribuaient à préserver un équi-libre. Face aux paroles d’experts, face aux chiffres, aux statistiques, aux évaluations à tout va, à la qualité, etc. la psychanalyse était pour moi (je n’ose plus utiliser le présent tellement je suis dépri-mée) une sorte de garde-fou. Elle pouvait remettre l’humain et sa complexité sur la scène.

Quand on s’intéressait à la pensée psychanalytique, et pas seulement si on faisait soi-même une psychanalyse, on se détournait pour un temps de la course folle à l’efficacité, à l’uniformisation, à la simplification de la pensée. Tous ces avatars contemporains, qui sont loin de faire tourner le monde plus rond, et qui nous abîment lentement et sûrement en colonisant nos espaces les plus intimes.
C’était une voix qui, parce qu’elle s’occupait du un par un, sans souci de rentabilité ni de perfor-mance, était comme un rempart qui participait, me semble-t-il, à endiguer quelque peu les assauts de la domination économique.
Elle préservait un champ où des mots comme liberté, désir étaient totalement disjoints de la con-sommation et du profit, ça faisait du bien.
Dorénavant quand on parle de la psychanalyse – si ce n’est pas pour la descendre ou la ridiculiser –, c’est pour la défendre. Contre les neurosciences, contre le cognitivisme, contre le comportmenta-lisme… On s’y épuise. Et du coup, elle n’a presque plus la parole, elle ne parle plus d’elle. Ça me rend triste. Moi, j’ai la certitude que la psychanalyse m’a appris beaucoup beaucoup du peu que je sais. Il y a une formule qui dit qu’on a une pratique « orientée par la psychanalyse ». Ainsi, une insti-tution n’est pas un psychanalyste, mais elle peut avoir une pratique « orientée par la psychana-lyse… ». Idem pour un orthophoniste. Cela signifie que les soubassements théoriques de notre cli-nique s’y réfèrent et s’y appuient. Si je travaille comme je travaille, c’est parce que dans la tête, j’ai une certaine conception de la parole et du langage et des rapports du sujet au langage, que je me suis appropriée, à ma façon, petit à petit, laborieusement, pour une bonne part grâce à ce que la psychanalyse m’a enseigné. Nul doute que je travaillerais différemment si, dans la tête, j’avais un schéma de la communication faisant intervenir un émetteur, un récepteur, et une information qui se transmet entre les deux et puis voilà.
Dans ma tête à moi, le langage est loin d’être réduit à un outil, fut-il extrêmement affûté. Il est une espèce d’univers, que les sujets tentent d’habiter, et selon la façon dont ils y prennent pied, ils en sortent assurés ou esquintés. C’est dans et par le langage qu’un sujet peut dire « je ». Au contraire de l’animal, c’est dans et par le langage qu’un sujet peut avoir une position réflexive, qui l’oblige à savoir qu’il existe et lui permet de réfléchir à des questions torturantes et humaines comme « qui suis-je, où vais-je ? », la vie, la mort, l’amour etc. Le langage est aussi le champ du raté – j’aime bien le rappeler, alors qu’on veut nous faire courir éperdument après la performance –, puisque le mot n’est pas la chose et que plus on veut l’approcher et la cerner par notre parole, plus elle s’éloigne. Cet écart peut rendre malade, fou, mais il est aussi le terreau des poètes. Et des artistes. Ce n’est pas rien. Le langage a partie liée avec l’inconscient, dont je ne sais pas dire grand-chose… parce que je ne suis pas psychanalyste, mais je sais qu’il est « structuré comme un langage » disait Lacan, et que ses principaux mécanismes de condensation et déplacement, découverts par Freud en son temps, s’apparentent à la métaphore et la métonymie. C’est dire comme je pense que le langage a d’autres dimensions que celles étudiées par les théories de la communication ou de l’information, et c’est dire comme je pense que la psychanalyse est essentielle pour qui traficote avec le langage et les sujets dans son métier.

Il y a des concepts sans lesquels je ne sais comment je ferais pour me représenter ce qui peut se passer dans une séance d’orthophonie.
Par exemple en institution, j’ai rencontré beaucoup d’enfants avec lesquels je devais faire très très attention à tout ce que je pouvais dire, proposer ou amener. Si j’instillais une once d’autorité, voire de fermeté dans ma voix ou dans mes mots, c’était vécu comme persécuteur et arbitraire. Aussitôt, une levée de boucliers s’organisait, et la séance était fichue. Ce que j’en ai compris, c’est que ces en-fants-là n’avaient pas un fort appui du côté du grand Autre, théorisé par Lacan. Alors, tout se passait entre eux et moi, dans une relation duelle, et uniquement duelle, où je pouvais très vite devenir une sale bonne femme, uniquement là pour les contraindre. C’était un peu comme s’ils n’avaient à leur disposition que deux dimensions, et qu’il leur manquait la troisième. Celle d’un au-delà de nous deux, auquel on aurait pu se référer, à partir duquel nos relations pouvaient s’organiser, s’ordonner, ainsi que tous nos rapports sociaux. Moi j’ai le grand Autre bien chevillé au corps. Pour moi (et sans doute pour vous), il est dans la loi, dans le langage, il est une boussole, et il s’incarne dans des fi-gures qui me les représentent et que je peux respecter. Ces enfants-là n’avaient pas cette référence, en tout cas elle était bien labile.
D’autres, pas forcément les mêmes, traitaient avec les signifiants d’une façon très particulière. Ils les enchaînaient par association métonymique, par rapprochement de sens ou de sonorités et comme ça indéfiniment, sans qu’un point d’arrêt vienne stopper ce glissement et permette enfin de nouer et ficeler une signification.
Pour mes collègues comme pour moi, travailler avec nombre de ces enfants, qu’ils soient psycho-tiques ou non, n’était ni facile ni de tout repos, cela exigeait beaucoup de réflexion, beaucoup de re-mises en question de notre pratique clinique quotidienne. Je ne sais pas si j’aurai pu le faire si je n’étais pas allée chercher des appuis du côté de la psychanalyse. Très régulièrement, j’allais « en supervision », voir un psychanalyste, même pour mon travail en cabinet libéral. Je ne l’ai jamais re-gretté. Je lui soumettais mes « cas difficiles », qui ne le sont pas forcément d’ailleurs. Peut-être con-viendrait-il plutôt de les nommer : « les cas où je m’englue ». C’est facile, de s’engluer. Un orthopho-niste a vite fait de se trouver pris dans les rets du discours scolaire, et aujourd’hui plus que jamais puisque chez l’enfant, presque tout est ramené aux processus cognitifs, et/ou à des troubles du neu-ro-développement (TND).
Eh bien moi, plus ça va et plus je m’en fous des processus cognitifs. Et plus je m’en fous, mieux je travaille et plus les processus cognitifs progressent. La mémoire, le raisonnement, la compréhension de l’écrit, des mathématiques, l’attention…
Plagiant la duchesse de Lewis Carroll disant à Alice : « Prenez soin du sens et les sons prendront soin d’eux-mêmes », je pourrais dire : « Prenez-soin de ce qui compte pour le môme, de sa parole, et les processus cognitifs prendront soin d’eux-mêmes ».
La supervision m’aide à me remettre sur des rails quand je m’égare, aspirée par les sirènes de la normativité cognitiviste. Le psychanalyste superviseur entend à travers ce que je lui amène ce que je n’arrive plus à discerner. Se redessinent alors d’autres lignes, sûrement plus essentielles que le nombre d’items réussis dans telle ou telle compétence, m’apparaît aussi ce qui appartient au sujet, ou ce que j’ai moi-même induit… Je peux repartir au boulot, j’y vois un peu plus clair puisque cela me donne une super vision !
Moi je fais comme ça, c’est ma façon d’aborder mon travail, le langage et le sujet parleur. Comment pourrais-je évacuer ce que j’ai appris de la psychanalyse ? Pourquoi est-ce que je remiserais tout ce que j’en sais pour travailler avec un autiste par exemple ? Ça me fait presque rire qu’on « interdise » une approche ou une orientation psychanalytique pour telle ou telle pathologie.
J’écris en gros que je réclame le retour de la psychanalyse dans les institutions de soin, dans les universités et écoles de soignants, le droit de m’y référer, encore et encore, d’étudier avec des pairs des chapitres de Freud, de Lacan et d’autres plus contemporains…
Bon… personne ne m’en empêche…


par Isabelle Canil, Pratiques N°89, mai 2020

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