Il faut un tu pour dire je

Isabelle Canil
Orthophoniste

Désubjectiver le langage ? Quelle idée ! C’est comme la fourmi de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête, dont parlait Desnos, en moins joli… Et puis, si les sujets ne pouvaient plus habiter le langage, où iraient-ils ? Nous serions tous SDF…

Un aller simple en avion Toulouse-Paris peut coûter 45 ou bien coûter 350 euros en passant par le même ciel, et un type comme Jean Valjean peut aller au bagne parce qu’il a fauché un pain, alors qu’un ministre qui se met une fortune dans la poche peut continuer de pérorer… Il s’agit d’argent, 10, 20, 100… les sous se comptent, ça pourrait être simple ! Il pourrait y avoir un prix pour chaque chose, qui serait fonction de la valeur marchande. Mais ça ne marche pas comme ça. Il y a pléthore de critères qui interviennent, opaques et mystérieux aux ignorants des arcanes de l’économie, et un prix marchand n’est pas plus objectif que mon attirance pour les fraises des bois et les girafes.


Si l’objectivité perd ainsi la boule, le pire est-il à craindre pour l’autre, la subjectivité ? Par chez elle tout serait-il permis ? Et dans le domaine du soin qui nous intéresse, pourrait-on s’autoriser n’importe quoi en son nom ?


Que nenni… Il me semble que dans leur grande majorité, les gens qui la reconnaissent sont très rigoureux dans son maniement, alors qu’il est trop courant d’entendre le contraire : Oh cette étude n’a pas de chiffre ! Rien de sérieux là-dedans, aucune objectivité, pas scientifique…

Et alors ? Qu’est-ce que ça peut faire que ce ne soit ni « objectif », ni « scientifique » ?
Pourquoi toujours se défendre de donner une place à la subjectivité dans son travail ? Pourquoi ne pas affirmer plutôt qu’on s’appuie sur elle, et qu’elle est un fondement essentiel de nos pratiques ? Pour- quoi ne pas travailler à la mieux connaître et à l’expliciter ?

On peut même pousser le bouchon un peu plus loin et se demander, en toute objectivité, si subjectivité et objectivité sont bien antonymes. Le dictionnaire les donne comme telles, mais il me semble que c’est en réduisant la subjectivité à une partie seulement de son sens, celle qui serait synonyme de « partia- lité ». Cette réduction du sens opère comme un abus de pouvoir, elle éclipse une grosse part de l’épaisseur et la valeur du mot.

Je pense à tous ces soignants, qui ont un rapport direct avec un patient et qui entretiennent un lien de parole avec lui. Le soignant écoute, parle aussi mais d’abord écoute. Il a une intuition : il faut d’abord qu’il la reconnaisse et elle deviendra hypo- thèse. Il essaie de la cerner, pour lui-même, parce que c’est plus facile si on parvient à mettre des mots, à nommer comme on peut, à rapprocher d’un autre cas, à découvrir traits communs et différences – il y en a toujours… Puis il l’abandonne, ou la recon- sidère, la modifie… S’il la suit, où le mènera-t-elle et qu’est-ce que ça veut dire pour ce patient qui est en face ?

Il y a un style chez le patient. C’est difficile de dire qu’on se fie à un style, n’est-ce pas ? On n’est pas dans la mode ni dans le prêt à porter. Ni même chez Proust ou San Antonio. Pourtant, il y a un style, et il me semble moi que c’est lui qui va d’abord guider le soignant. Mais rien n’est clos, ce n’est que le début du chemin, parce que le patient et ses symptômes se fichent complètement de se montrer conformes à ce que l’intuition aura d’abord soufflé. Puis vient le doute. Ah le doute !… Celui-là, je pense qu’on peut objectivement dire que le soignant le connaît bien. Comme il est plus facile de douter à plusieurs que tout seul, le soignant va questionner ses pairs, il va en groupe de travail, en Balint, en super- vision, – peu importe comment on l’appelle –, il va lire ou relire un article, un livre, pour voir ce que les autres ont écrit, théorisé… Et il reconfronte tout cela au patient en vrai, celui de chair et d’os qui vient dans son bureau et qui souffre.

Ce chemin pavé d’hésitations, d’achoppements et de faux pas, mais aussi de découvertes et fulgurances de l’esprit, alimente et renouvelle une incessante remise en question qui dure le temps de… toute une vie professionnelle. C’est ainsi. Fatigant et passionnant. Chez les soignants pour ce que j’en sais, subjectivité voudrait toujours rimer avec rigueur.

Alors est-il pertinent de se demander, à s’en user les méninges, si ce travail toujours en travail accompli par tout soignant clinicien, est bien conforme à une objectivité, elle-même si floue et si peu sujette à faire consensus ?

Malheureusement chez les orthophonistes, l’objectivité, en particulier lors du bilan, est en passe de devenir la première qualité.
On apprend donc aux jeunes orthophonistes à calculer des écarts par rapport à une norme, car un bilan non chiffré ne vaudrait pas grand-chose. C’est dommage voyez-vous, parce que le plus intéressant dans un bilan orthophonique résiste à se traduire en chiffres.

Imaginons par exemple un enfant qui obtient un écart type conséquent à une épreuve de compréhension orale ou écrite. Je pourrais conclure à une compréhension déficitaire. Mais ce qui l’exclut du sens pourrait bien être – c’est très fréquent ! – le contenu désincarné et la situation du test auquel on le soumet (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a aucun problème, il serait bien sûr préférable que la compréhension reste bonne malgré les artifices d’un test). Toutefois, le travail s’en trouvera orienté d’une tout autre façon. Soit je constate un retard ou de grands manques, et je cherche déjà comment combler tout ça, soit je prends acte que tout ce qui éloigne l’enfant de son monde propre le plonge dans une sidération hébétée. Et ce n’est pas la même chose ! Ce n’est plus la compréhension de la langue et de ses énoncés qui est en jeu, mais bien un certain rapport au langage, qui enferme le sujet dans un monde restreint. Mais comme c’est celui qu’il habite pour le moment, si je veux l’aider, il faudra bien d’abord tâcher de le rejoindre là où il est, et construire avec lui tous les ponts nécessaires. Il ne s’agit plus de combler des lacunes. Par contre, les « lacunes » auront une chance de se « combler », si et seulement s’il peut modifier quelque chose de son rapport au langage. Et ce rapport va impliquer nos propres positions subjectives à tous les deux, qui vont essayer d’aller l’une vers l’autre dans et à travers le langage qui est alors comme un endroit, un lieu. C’est-à-dire que nous serons trois : lui, le langage, et moi…

Comment chiffrer ce genre d’observation et surtout à quoi bon ? Et qu’est-ce qui permet de le découvrir et de le faire évoluer, sinon la rencontre et les échanges qui se déroulent entre les parents et l’orthophoniste, l’enfant et l’orthophoniste ?

Et de même, faudrait-il que je m’embarque dans les trente-six tests qui mesurent les trente-six sortes de mémoire, quand des parents m’annoncent : « Il ne retient rien, pourtant on lui fait apprendre ses leçons… mais les héros de Star Wars, ça, il les connaît vous pouvez y aller ! » Je les crois sur parole, et eux-mêmes révèlent que ce n’est pas la mémoire qui est en jeu…

Mais rien ne sert de répéter que le langage et le rapport au langage ne gagnent rien à se faire « objectiver » en chiffres et percentiles, car les sirènes de l’évaluation à tous crins chantent trop fort.

Cependant, elles chantent faux. Et sur l’air d’un non-sens.

À la rigueur, on peut objectiver la langue dans un de ses aspects (les troubles d’articulation, les confusions de phonèmes, les massacres de formes verbales et de syntaxe etc.) dans une situation donnée.

Encore que… il existe tellement de variations dans les distorsions qu’un sujet peut faire subir à la langue, que ce qui est intéressant est de les regarder de très près plutôt que de les comptabiliser. Dans tous les cas, l’école fait ça très bien.

Mais la langue n’est pas le langage. La langue est le vecteur, commun à toute une communauté, par lequel le petit d’homme s’approprie plus ou moins bien le langage. Le langage est le nec plus ultra de la fonction symbolique, cette capacité humaine de faire du sens, des liens, il nous préexiste et il est là, dès avant la naissance de chacun, à prendre, plutôt qu’à apprendre.

« Évaluer le langage » donne à penser qu’on peut en évacuer la personne (celle corps et âme du patient, et celle corps et âme du soignant). « L’objet langage » et les opérations cognitives qui s’y rapportent (mémoire, attention…) pourraient ainsi être débarrassés de tout ce qui les fausserait, les biaiserait, les polluerait. On obtiendrait un objet pur et une évaluation exacte.

Mais il se trouve que c’est par le langage que le petit d’homme, en se l’appropriant, devient… sujet !

Alors, pourquoi continuer de faire les andouilles, et de prétendre à des évaluations justes en matière de langage, quand ces mêmes évaluations veulent évacuer le sujet, lequel sujet ne peut exister que par le langage ? Un langage sans sujet, c’est comme une fourmi de dix huit mètres, avec un chapeau sur la tête, ça n’existe pas… aurait pu dire Robert Desnos. Un langage sans sujet, c’est au mieux un code univoque, mais c’est surtout une illusion vaine et irrationnelle, qui ne nous fait pas honneur tellement elle est à côté de la question.

Un linguiste, Émile Benveniste a parlé du fondement linguistique de la subjectivité. « La subjectivité […] est la capacité du locuteur à se poser comme “sujet” 1. Cette subjectivité […] n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est “ego” qui dit “ego” [1]. »

C’est un autre sens de la subjectivité autrement plus étoffé que celui de la « partialité » qu’on veut opposer à objectivité !

Benveniste demande « où sont les titres du langage à fonder la subjectivité ». Et il déclare que « le langage en répond dans toutes ses parties. Il est marqué si profondément par l’expression de la subjectivité qu’on se demande si, autrement construit, il pourrait encore fonctionner et s’appeler langage. »

Puis il fait une démonstration magistrale à partir des pronoms personnels je et tu.

« […] chaque locuteur, pour exprimer le sentiment qu’il a de sa subjectivité irréductible […] dispose d’un signe unique, mais mobile je. [2] » Et encore « La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que le je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. » Nous employons tous les pronoms je et i, endossables qu’ils sont par tout un chacun. Mais nous n’y avons pas tous réfléchi comme Benveniste l’a fait. Cependant, tel Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, nous nous saisissons de ce je et de ce tu, pour nous différencier, nous dire et nous iden- tifier. Entre ces deux-là et grâce à ces deux-là, il s’en passe ! Mais l’un ne saurait se passer de l’autre car c’est l’existence de l’un qui conditionne celle de l’autre.

Ils sont bel et bien la preuve qu’il faut être deux pour parler. Le langage et le rapport au langage passent par l’autre, on n’y peut rien. Et c’est bien embêtant si l’on reste sur l’idée ahurissante d’évacuer le sujet, parce qu’alors il faut en évacuer deux ! Pour moi, ces pages de Benveniste sont vertigineuses…

Lacan et la psychanalyse parlent de l’implication du sujet dans le signifiant et de la prise de l’homme dans le constituant de la chaîne signifiante [3] (c’est-à-dire le langage).

Certainement le sujet de Lacan, et le sujet de Benveniste ne sont pas complètement superposables, mais dans les deux cas on est loin d’un langage traité comme un objet chiffrable et mesurable.

Alors pourquoi s’ingénier à désubjectiver le langage ? Au lieu de prétendre que la subjectivité « fausse », « pervertit », « biaise », fondons la rencontre et l’observation sur une parole orale ou écrite qui se laisse écouter par un autre et qui s’adresse à un autre. On peut appeler ça une histoire intersubjective, c’est-à-dire qu’elle se passe entre deux sujets. Aïe aïe aïe… est-ce que l’intersubjectivité est pire que la subjectivité ?

En tout cas, il se trouve que ça n’a pas grand-chose à voir avec un « objet langage », prélevé, extrait, analysé, hors-sol. Je revendique à cor et à cri que tous les sujets continuent d’habiter le langage, qu’ils le squattent de toutes leurs forces, et qu’on cesse de vouloir les en déloger, car alors où voulez-vous qu’ils errent ?


par Isabelle Canil, Pratiques N°73, avril 2016

Documents joints


[1Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1. Gallimard p. 259 à 260.

[2ibid., p. 254.

[3J. Lacan, Le désir et son interprétation, p. 19, 22.


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