Contribution du Collectif Inter Hôpitaux (CIH)
Un bref survol historique
Le 30 juin 1838 est promulguée la première loi réglementant la psychiatrie française. Ce texte définit les deux axes fondamentaux de cette discipline : d’une part l’outil de soins qui, à l’époque, se résume à l’institution hospitalière, d’autre part les modalités légales de prise en charge dans ces institutions : placement volontaire ou placement d’office. En revanche rien n’y est dit concernant la formation des personnels.
Après 1945, la France s’inscrira dans la mouvance de l’après-guerre et du mouvement mondial de désinstitutionalisation : la célèbre circulaire du 15 mars 1960 posera les bases de la « Politique de secteur ».
Le « secteur psychiatrique » peut se définir comme « une équipe et un dispositif au service d’une population sur une aire géographique ». Un secteur dessert alors un bassin de population de 67000 habitants en moyenne. Par sa connaissance du terrain, cette organisation devait permettre aux acteurs du soin d’adapter au mieux l’offre, les dispositifs et les partenariats.
Le déploiement de la politique de secteur a permis à la psychiatrie d’être précurseure dans la mise en œuvre du « virage de l’ambulatoire » et de la dynamique du « parcours de soins adapté ». Pourtant, en 2021, le constat est celui d’une psychiatrie publique sinistrée : restrictions budgétaires infondées au regard des besoins de la population, et discriminatoires à l’égard des patients les plus gravement atteints ; dégradation du niveau de formation théorique des soignants ; insuffisance des ratios de soignants dans les unités d’hospitalisation ; paralysie du virage ambulatoire par non redéploiement des moyens financiers dégagés par la fermeture de 70000 lits ; augmentation des hospitalisations sous contrainte et du recours à l’isolement et à la contention ; perte majeure d’attractivité de la carrière de psychiatre.
Les lois sur l’internement, plusieurs fois modifiées, n’ont pas empêché l’inflation inexorable du nombre des hospitalisations sans consentement, et l’ont parfois aggravée, via l’admission en Soins psychiatriques sur demande d’un tiers en cas de péril imminent (SDTPI.) Elles ont en revanche majoré la dimension strictement sécuritaire de certaines mesures d’hospitalisation en Soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État (SDRE) abusivement maintenues là où les seuls critères cliniques devraient prévaloir.
De très nombreux rapports sur la psychiatrie ont été produits depuis 1995 sans concrétisation des propositions, pertinentes ou non, qu’ils pouvaient contenir.
Or la critique principale qu’on peut adresser à la politique de secteur est de n’avoir été appliquée que de façon parcellaire, selon un déploiement très inégal sur le territoire, à la discrétion d’initiatives locales, voire personnelles, sans véritable volonté politique, soutenue et durable, portée par la collectivité nationale.
En résultent à la fin des années quatre-vingt-dix une hétérogénéité majeure du tissu de soin et de réelles inégalités de service rendu selon le lieu de résidence.
Cette hétérogénéité sera le prétexte pour déclarer dépassée et non pertinente la politique de secteur, qui disparaitrait même des termes de la loi. Lui serait substituée l’hégémonie de la psychopharmacologie, de la neurobiologie et des méthodes éducatives – Réhabilitation psycho-sociale (RPS), programme TEACCH [1], éducation thérapeutique). Or si elles sont indispensables, ces approches n’ont pas pour autant changé radicalement l’essence de la psychiatrie ou de la santé mentale : une approche plurielle, nécessaire pour entrevoir la réalité du patient sous, au moins, deux aspects : la clinique du sujet et la dimension sociale, voire politique, de sa citoyenneté.
Ces assertions ont porté le choix politique de soumettre la psychiatrie publique à des restrictions budgétaires drastiques :
- progression de 1,2 % annuel de la dotation financière de la psychiatrie publique entre 2014 et 2020, contre 2,3 % pour la filière MCO (Médecine, Chirurgie, Obstétrique), elle-même dotée à un niveau très inférieur à ses charges),
- poursuite à marche forcée de la fermeture des lits, sans redéploiement vers des structures ambulatoires,
- « politique de soin » morcelée, erratique, déclinée sous la forme d’appels à projets supposés innovants, parfois juxtaposés sans lien entre eux,
- conflits délétères EPSM/CHU [2] et non reconnaissance de la valence recherche aux premiers.
Outre l’indigence et la désorganisation, prévaut le constat que des îlots d’excellence apparaissent ex abrupto, sans l’assise de ce qui devrait constituer la base et la routine du soin psychiatrique ordinaire au long cours.
Ce résumé, forcément schématique, conduit à proposer quelques principes de refondation de la politique de soin publique en santé mentale : publique, car les revenus des malades mentaux atteints de pathologies chroniques et graves sont majoritairement des minimas sociaux qui leur interdisent l’accès aux structures de soin psychiatrique à but lucratif.
Première proposition : le secteur de psychiatrie générale est la base de l’offre publique de soins psychiatriques
Principes d’organisation et de fonctionnement
Ses principes d’organisation en réseau ambulatoire-hôpital, du primat de l’alternative à l’hospitalisation et de la prévention répondent aux besoins en soins psychiatriques de la population, pour peu qu’ils soient rendus concrets et opérationnels sur l’ensemble du territoire. Ses principes de fonctionnement sont la pluridisciplinarité, la diversité des approches, la collégialité et le partenariat avec les acteurs du soin, du socio-éducatif, du médico-social, de l’associatif et du politique dudit secteur.
Un secteur de psychiatrie générale répond à un bassin de population de 80 000 habitants. Il est composé au moins :
- d’un service d’hospitalisation à temps plein à même d’accueillir des patients en service libre et en hospitalisation sans consentement dans des conditions respectueuses des droits et de la dignité des personnes (en terme notamment de ratio de personnel et de locaux).
- d’un centre médico-psychologique (CMP), dispensant des consultations psychiatriques, psychologiques, entretiens infirmiers, visites infirmières à domicile de suivi ou sur signalement, aide à l’observance thérapeutique, entretiens socio-éducatifs.
- des structures de soin à temps partiel : hôpital de jour, centre d’activités thérapeutiques à temps partiel proposant essentiellement des soins en groupe dispensés par des personnels formés à ces pratiques
- une organisation filialisée de l’accueil des urgences psychiatriques, permettant aussi l’évaluation somatique et intégrant une articulation structurée avec le Service d’accueil des urgences (SAU).
Peuvent s’y adjoindre d’autres structures : centre de postcure, accueil familial thérapeutique, appartements thérapeutiques ou associatifs, hospitalisation à domicile, équipe mobile précarité… éventuellement intersectorielles et élaborées en réponse à des besoins spécifiques du bassin de population.
Le secteur psychiatrique doit adapter son outil de soins aux évolutions de la société (délitement du lien social et familial, populations désocialisées, populations migrantes, conséquences des nouvelles technologies et de la pandémie, nouvelles addictions…) et aux avancées thérapeutiques. Il met en place les outils de sa politique : Conseil local de santé mentale, Réunion d’évaluation des situations d’adulte (ou de jeune) en difficulté.
Le patient conserve la possibilité de s’adresser au secteur de son choix : un secteur, s’il a l’obligation de recevoir les patients de sa zone géographique, n’a pas interdiction d’accepter un patient hors secteur s’il en a la capacité, en plages horaires, places ou lits.
Personnels
Les ratios de personnel (médical, paramédical, socio-éducatifs, psychologues, administratif) seront adaptés aux spécificités des structures de soin : hospitalisations en soins libres, et sans consentement, unité de crise, unité post-urgence, unités dédiées aux enfants, aux personnes âgées ; équipes mobiles pluridisciplinaire ambulatoire des CMP ; hôpitaux de jour et Centres d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP).
Ces ratios doivent permettre une prise en soin digne, active, adaptée et sécurisante pour le patient hospitalisé ; ils garantissent, pour les patients ambulatoires qui le requièrent, la possibilité d’un délai de premier rendez-vous inferieur à un mois, d’au moins une consultation médicale mensuelle, d’au moins une visite ou entretien infirmier hebdomadaire, d’au moins une consultation psychologique hebdomadaire.
Depuis vingt ans, ces ratios et l’organisation des soins ne sont décidés qu’en fonction de la réduction des coûts : pour être rigoureuse, l’estimation des besoins en personnel pourrait être l’objet de projets de recherche qualitative impliquant l’ensemble des professions de l’équipe pluridisciplinaire issues d’équipes d’origines géographiques et institutionnelles multiples.
Qualité des soins
En fonction du « poids symptomatologique » du patient, le secteur psychiatrique définit ses critères du soin de qualité, en termes de durée des séjours, de fréquence des actes thérapeutiques et d’évaluation clinique, de soins infirmiers et d’accompagnement socio-éducatif.
Le parcours de soin du patient est personnalisé et adapté à son évolution ; en particulier, le patient doit pouvoir bénéficier d’un suivi par le psychologue avec lequel il a entamé les soins quel que soit son mode de prise en charge (temps plein, temps partiel, ambulatoire), seul gage de l’engagement durable dans le travail psychothérapeutique.
Les indicateurs de qualité des soins intègrent l’amélioration de la qualité de vie du patient, l’amélioration de son intégration sociale, le moindre recours au service des urgences, le moindre recours à l’hospitalisation en urgence et/ou sous contrainte. Les associations d’usagers et de familles sont consultées pour l’élaboration des critères de qualité du service rendu et son évaluation. Compte tenu de la dynamique des pathologies mentales au long cours, ces critères s’évaluent sur des périodes de cinq ans.
Deuxième proposition : la pluralité des références théoriques et des approches thérapeutiques
Le diagnostic précoce, bien qu’enjeu de reconnaissance et de déstigmatisation fondamental, doit être inclus dans une démarche de soin plus globale, qui va de l’accueil au rétablissement, de l’accès aux soins à l’accès aux droits et à la citoyenneté.
Par cette démarche « bio-psycho-sociale », le soin psychiatrique intègre les apports des neurosciences, des sciences sociales, de la santé publique, de l’éthique, de l’épistémologie et de la philosophie. Le soin psychiatrique reconnaît donc non seulement les dimensions neurobiologique et psychopharmacologique, mais aussi les approches fondées sur les psychopathologies, l’intersubjectivité, la phénoménologie de la rencontre, les dynamiques collectives, groupales, familiales, transculturelles et institutionnelles, les droits des patients, l’intégration sociale et professionnelle.
Cette conception constitue un enjeu central d’articulation et de reconnaissance mutuelle entre les structures des niveaux primaire et secondaire, et les structures de niveau tertiaire. La psychiatrie publique de secteur, par son positionnement en première et seconde ligne d’une part, mais aussi bien souvent « de dernier recours » d’autre part, est confrontée à des enjeux spécifiques, marqués par la complexité : nombreuses comorbidités, cumul de situations sociales, médicales et judiciaires avec leurs mandats respectifs, problématiques sociales et cliniques émergentes, etc. Pour répondre à ces enjeux complexes, le soin doit se dégager de l’hospitalo-centrisme et d’une focalisation trop exclusive sur les dimensions biologique et cognitive. Il doit inscrire l’enjeu du diagnostic précoce comme étape à réinterroger au regard de la temporalité du sujet et des autres dimensions (dynamique évolutive, accès aux soins, suivis au long cours, information et soutien aux proches aidants, problématiques surajoutées…).
Il s’agit d’affirmer ainsi que la psychiatrie publique de secteur est experte de l’articulation et de la négociation (sur les plans des acteurs territoriaux, des modèles cliniques, des personnes concernées, des enjeux prioritaires, etc.). En ce sens, la médecine générale, avec qui elle partage plusieurs de ces caractéristiques, devrait être un partenaire de premier ordre.
Troisième proposition : la loi sur les soins sans consentement
La loi sur les hospitalisations sans consentement fera l’objet d’une refonte et d’une simplification : les critères d’hospitalisation sous contrainte doivent être exclusivement cliniques, à l’exclusion de critères centrés sur l’ordre public.
Pour mettre en œuvre une procédure de soin sans consentement, les conditions nécessaires et suffisantes sont :
- la mise en danger de soi-même ou d’autrui en raison des manifestations aiguës d’une pathologie psychiatrique,
- la perte de la capacité à consentir aux soins par altération des capacités de jugement et de discernement en rapport avec une pathologie psychiatrique.
Dans la majorité des cas, c’est un proche, tiers de confiance venant se substituer à la défaillance temporaire de la capacité à consentir du patient, qui en fera la demande. En l’absence de tiers mobilisable, une procédure de substitution sera prévue, sa mise en œuvre devra rester exceptionnelle.
Le contrôle par le juge des libertés sera celui de la légalité de la mesure, sans imposer au patient une comparution dont il n’est pas toujours en mesure de saisir le sens. Tout doute sur le bien-fondé de la mesure de soin sans consentement donnera lieu à un examen d’un psychiatre extérieur dans un délai rapide (réquisition ? expertise ?).
Le contrôle des mesures d’isolement et de contention devra relever d’un cadre juridique conforme à la Constitution, et être réalisable sans obérer le temps consacré au soin. La réflexion clinique, la dynamique d’équipe, la formation des professionnels, ainsi que l’estimation soigneuse des ratios de personnels nécessaires en unités de soins sans consentement devront aboutir à rendre exceptionnelles les mesures d’isolement et de contention.
Quatrième proposition : Recherche et structures de 3e ligne
Les structures de recherche, centres experts, unités de 3e ligne ou de sur-spécialités sont des entités juridiquement séparées des secteurs psychiatriques afin que chacun bénéficie de financements distincts, et non fongibles.
Des partenariats sont établis entre les structures du suivi au long cours (le secteur psychiatrique) et celles de la recherche et des centres experts sans conduire à la confusion de leurs cadres conceptuels respectifs.
Des recherches en soins primaires doivent être encouragées, et soutenues en particulier sur le plan méthodologique par les structures de recherche.
Cinquième proposition : la formation
La formation des médecins psychiatres :
La maquette de l’internat de psychiatrie doit être refondée, permettant l’appropriation de connaissances générales, cliniques et théoriques solides avant l’abord des sur -spécialités. La formation des psychiatres doit comprendre un versant théorique intégrant obligatoirement la pluralité des approches théoriques, l’histoire de la psychiatrie, la sémiologie psychiatrique, la pluralité des thérapeutiques, la psychopharmacologie, la psychiatrie légale, l’éthique médicale. Leur formation pratique doit intégrer majoritairement des stages dans les services d’hospitalisation du secteur psychiatrique, services d’urgences psychiatriques, CMP ; les stages en structures de recherche ou de sur- spécialités restant réservés à la fin de leur formation.
La formation des infirmiers :
Les infirmiers en psychiatrie doivent bénéficier de la formation générale des infirmiers diplômés d’État (IDE), complétée d’un an de spécialisation en psychiatrie. Des formations ultérieures en pratique avancée doivent leur être accessibles facilement au cours de leur carrière.
La formation des psychologues :
Le statut de psychologue est validé par l’acquisition d’un Master 2, soit cinq années d’études. Pour harmoniser ce cursus avec les autres pays d’Europe, une sixième année dédiée à la pratique clinique autonome et supervisée viendra compléter ce master.
Ces études théoriques sont accompagnées de plusieurs stages obligatoires, permettant d’articuler la théorie à la clinique.
Le cursus doit permettre d’aborder les multiples approches théoriques et thérapeutiques, sans se réduire aux seules approches neurocognitives et des thérapies brèves.
La complexité du soin psychique se nourrit des sciences humaines et sociales : l’enseignement de la psychologie est donc naturellement porté par la faculté des lettres et des sciences humaines. Il s’agit là de réaffirmer la spécificité du métier de psychologue, sans chercher à le réduire à une fonction pseudo-médicale, ou rééducative. En particulier, l’assimilation des psychologues de la fonction publique hospitalière (FPH) à une fonction paramédicale, loin d’être un gage de sérieux, est de nature à appauvrir la réflexion interdisciplinaire, indispensable au travail de l’équipe pluridisciplinaire.
La formation continue :
La formation continue concerne les personnels dans leur évolution individuelle, pour réactualiser leurs connaissances. Elle concerne aussi les équipes, au sens large (pouvant inclure les personnels administratifs ou d’entretien) pour permettre de penser le soin en équipe, et conduire, au-delà des compétences de chacun, à la construction et la structuration de l’outil de soin à part entière que constitue l’équipe pluridisciplinaire.
Sixième proposition : restaurer l’attractivité des professions de psychiatre et de pédopsychiatre
Aujourd’hui, selon la région, de 10 % à 30 % des postes d’internes proposés en psychiatrie restent non choisis, aggravant encore l’écart numérique creusé entre départs en retraite et entrées des nouveaux diplômés.
La pénurie de psychiatres de l’adulte et, plus encore de pédopsychiatres, dans les EPSM a atteint un niveau inégalé, elle est en soi un facteur majeur de perte d’attractivité et d’amplification de la pénurie. Le recours massif aux intérimaires ou aux réquisitions pour garantir la continuité des soins ne permet plus d’assurer des soins de qualité : en conséquence, les jeunes psychiatres récemment diplômés cherchent aujourd’hui à fuir le service public hospitalier plus souvent qu’à s’y investir.
Or Il est peu probable qu’une psychiatrie exclusivement libérale soit en mesure de répondre aux enjeux de santé publique que représentent les troubles psychiatriques, en particulier ceux de l’enfant.
En conclusion
Seule une réforme ambitieuse de la psychiatrie peut donner l’espoir d’arriver à inverser cette spirale de la destruction d’une discipline et de l’abandon d’une catégorie de citoyens, ceux qui souffrent de troubles mentaux.
En outre, la psychiatrie publique, discipline sinistrée depuis des années, ne peut espérer connaître d’évolution favorable, sans prise en considération des autres chantiers indispensables que sont l’hôpital public dans son ensemble et le secteur médico-social.