Ce témoignage comporte deux parties, dans la première, Jean-Jacques Giudicelli, ancien médecin directeur du CMPP Tony Lainé, situe le cadre institutionnel où ces méfaits se sont produits. Dans la deuxième, Clément Jallade, qui fut médecin-chef durant cette période troublée, donne son récit détaillé des évènements en cause.
- Compter n’est pas diriger
par Jean-Jacques Giudicelli
À celles et ceux qui restent
Je souhaite témoigner de ce qui arrive aujourd’hui dans un lieu de soin où j’ai eu la chance de travailler plusieurs décennies. J’y ai exercé la responsabilité́ de la direction durant mes sept dernières années d’activité. Il ne s’agira pas, ici, d’aborder les conséquences de la pandémie de coronavirus, sans doute très importantes, mais dont on ne peut mesurer encore exactement l’ampleur, tant cette épidémie est encore tout à fait active aujourd’hui. Mais plutôt, de manière tout à fait distincte du contexte épidémique, de révéler et dénoncer la tentative de destruction d’une petite structure psychiatrique de banlieue parisienne, par l’organisme en charge de la gérer.
Plus précisément, le Centre médico-psycho-pédagogique Tony Lainé d’Athis-Mons, dans l’Essonne, qui dépend de la Croix-Rouge française.
Quand j’ai quitté ce service, il y a un peu plus de trois ans pour prendre ma retraite, j’étais quelque peu inquiet quant aux projets de la Croix-Rouge pour me remplacer au poste de médecin directeur, mais je ne pensais pas que, deux ans plus tard, la situation aurait pris une tournure aussi catastrophique.
Cet établissement, comme la plupart des autres CMPP en France, a pour tâche d’accueillir les enfants et adolescents entre zéro et vingt ans et leurs familles, pour un éventail de difficultés très variées, retards d’apprentissage, troubles psychomoteurs, problèmes psychiques légers mais aussi, et c’est un peu plus original, les pathologies psychiatriques graves. C’est, en principe, un lieu de prévention, de diagnostic et de soins. Une équipe pluridisciplinaire y effectue des rééducations psychomotrices et orthophoniques, des soins psychothérapiques individuels ou en groupe, plus rarement des prescriptions médicamenteuses. Cet ensemble de soins est prescrit et proposé aux enfants et à leurs parents, sous la responsabilité́ des médecins psychiatres. Il s’agit de soins gratuits, pris en charge par la Sécurité́ sociale.
L’équipe comportait encore, il y a peu, quinze membres, deux psychiatres, quatre psychologues, deux psychomotricien(e)s, trois orthophonistes, une assistante sociale, deux secrétaires, une agente d’entretien.
Le CMPP a été́ fondé en 1972 par le Dr Tony Lainé [1], qui avait alors une renommée certaine, à la fois dans le champ de la psychiatrie dite « désaliéniste » et aussi de la psychanalyse. Tony Lainé, par ailleurs membre du parti communiste, était médecin chef du secteur public local de psychiatrie infanto-juvénile. Avec le CMPP, il fonda une structure de droit privé, gérée par une association, la Croix-Rouge, bénéficiant d’une convention originale avec le Centre hospitalier spécialisé́ Barthélemy Durand d’Étampes. Ce fut sans doute une opportunité́ du moment, et peut-être aussi un choix pour favoriser l’autonomie de cette structure par rapport à l’hôpital psychiatrique. La Croix-Rouge était alors une association très décentralisée, où l’échelon local bénéficiait d’une assez large indépendance.
Dans l’histoire de ce lieu, fut remarquable la stabilité́ de son équipe. Nombreux, parmi ses membres, y ont passé́ une grande partie de leur carrière professionnelle. Ce fut un atout par rapport à la continuité́ des prises en charge, souvent longues dans ce domaine. De même, cela a permis de bénéficier de l’expérience de cliniciens chevronnés parmi lesquels de nombreux psychanalystes, ce qui était précieux pour pouvoir aborder des problématiques et des pathologies complexes. Néanmoins, cela n’a pas empêché́, en particulier depuis une dizaine d’années, d’accueillir de jeunes thérapeutes qui ont pu, la plupart du temps, y trouver leur place.
C’est pourquoi ce qui se passe depuis le mois de juillet 2020, avec les départs de huit membres de l’équipe est tout à fait nouveau, sans précédent, il s’agit d’un véritable tsunami qui est en passe, tout malignement, de couler le navire. Soulignons que ces huit départs sont, pour seulement deux d’entre eux, lies à des problématiques personnelles : déménagements ou rapprochement du domicile, mais que pour les six autres, ils sont directement liés aux carences graves au niveau de la direction du CMPP.
Mais comment en est-on arrivé là ? Pour tenter de le comprendre, un nouveau retour en arrière s’impose, en rentrant plus dans le détail du fonctionnement.
Depuis son ouverture en 1972, jusqu’à mon départ en juillet 2018, le CMPP a bénéficié de la présence d’une direction sur place, partageant le quotidien du service et pouvant être questionnée, interpellée, sollicitée relativement facilement, à portée de voix, si j’ose dire. Ce qui, bien sûr, ne signifiait pas que tous les problèmes étaient alors miraculeusement résolus ou que toutes les questions trouvaient immédiatement leur réponse. Mais au moins, ils étaient posés, entendus, discutés, partagés, ce qui semblait être un préalable minimum indispensable à leur traitement !
De plus, dans cette équipe, habituée, depuis ses débuts, à traiter des cas lourds et complexes où la psychose rencontre parfois des situations sociales très précaires (situations qui se multiplient et s’aggravent sans cesse, ces dernières décennies, du fait de la dégradation continue du contexte social), la qualité́ de l’ambiance est un facteur déterminant pour permettre une élaboration collective de ces cas. Les temps de parole des soignants, en réunion ou plus informels, sont forcément limités et donc extrêmement précieux. C’est donc une des tâches principales d’une direction attentive au métier lui-même que de porter une attention toute particulière à cette ambiance, qui fait partie de la fonction contenante de l’institution, et surtout ne pas se borner à transmettre les consignes hiérarchiques. C’est, en effet, une condition de possibilité́ du maintien d’un espace thérapeutique. Mais pour avoir une chance d’être à la hauteur de cette tâche, faut-il encore que cette direction existe.
Or, depuis plus de trois ans, loin de ces préoccupations professionnelles, cette direction a été́ délocalisée, au prétexte de mutualisation et de restructuration managériale, sous l’égide de la direction régionale Ile-de-France de la Croix-Rouge. Cela a été́ mis en œuvre en profitant de mon départ à la retraite à l’été́ 2018.
Tout au long de l’année qui précéda ce départ, j’ai eu des discussions avec le nouveau directeur territorial récemment nommé à l’été́ 2017, à propos de la manière dont j’allais être remplacé. Notons que ce poste de directeur territorial venait d’être créé́ au sein de l’association, à l’occasion d’une énième modification de la structure hiérarchique, la Croix-Rouge souffrant d’un mal très contemporain : la réforme s’y avère depuis déjà quelques trop longues années, implacable, nécessaire et incessante !
Cette personne, pendant plusieurs mois, jusqu’au printemps 2018, fit mine de tenir une position incertaine sur le sujet, la question de mon remplacement était renvoyée à un cadre plus large, lui aussi incertain : quelle était la vision qu’avait l’association de l’avenir du CMPP, des CMPP, puisque la Croix-Rouge en gère trois en Ile-de-France ? Elle disait ne pas savoir encore comment s’orienter sur cette question, attendant des directives gouvernementales pour que la Croix-Rouge puisse se déterminer ; à l’époque, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) était attendu à ce sujet…
Mais avant la fin 2017, il était clair que ma proposition, qui était aussi celle soutenue par l’équipe du CMPP, n’avait guère de chances d’être retenue.
Elle avait pourtant le mérite de permettre d’assurer, au mieux, la pérennité́ du fonctionnement du service. De fait, mon collègue, le Dr J., qui assurait depuis plusieurs années, avec moi, la responsabilité́ des soins mis en œuvre au CMPP, prenait mon relais en devenant médecin directeur, tout en étant assisté par une adjointe, Mme L., assistante de service social au CMPP depuis plus de 30 ans, et qui était en mesure de lui apporter une aide précieuse sur le plan administratif, tout en connaissant parfaitement le terrain et les rouages du fonctionnement institutionnel. Cette création d’un poste d’adjointe devait permettre de donner localement plus de moyens et plus de souplesse, pour mieux remplir l’ensemble des tâches administratives et de direction qui allait croissant.
Malgré́ l’absence de proposition concrète de leur part, on nous fit savoir assez tôt que de médecin directeur, il n’en était plus question à la Croix-Rouge, on avait besoin de « directeurs à part entière »… Qu’un psychiatre, a fortiori psychanalyste, soit directeur d’un établissement, ce n’était plus dans le « logiciel » du management Croix Rouge. De même, il ne fut donné aucune suite à la demande de création d’un poste d’adjoint.
Pourtant, c’est la position qu’avec l’équipe, j’ai défendue pendant plus d’un an auprès des responsables quand je les ai prévenus de mon départ. En m’appuyant sur une longue expérience pratique. En effet, j’exerçais au CMPP comme psychiatre depuis 1987, lorsque j’ai pris en 2011, la relève d’un collègue, le Dr Patrick Mérot qui avait exercé́ les fonctions de direction pendant trente ans. Je suis resté à ce poste durant sept ans.
Durant des décennies, ce dispositif avait fait ses preuves, que ce soit en termes de qualité du travail, de reconnaissance par les tiers (les autres institutions, médicales, scolaires, sociales ou autres avec qui nous avons, tout au long de ces années, construit un réseau). Nous avons dû tenir compte de l’importance croissante de la demande, du respect des processus d’évaluation chronophages et peu adaptés, auxquels le CMPP, comme les autres institutions médico-sociales, a été soumis, alors que les temps soignants et administratifs sur le terrain ne croissaient pas, loin de là, de manière proportionnelle. Les finances étaient maintenues en équilibre avec un budget géré localement, avec l’aide du siège, mais de manière autonome, malgré la charge de travail que représentaient l’exercice et l’insuffisance de nos capacités face à la croissance des besoins.
Une politique de recrutement, put, là aussi, être menée sur place, au plus près des besoins et des moyens du service, en portant une attention particulière aux qualités individuelles des nouvelles recrues, mais aussi à leur capacité́ à travailler en équipe. En 2017, l’antenne de l’Agence régionale de santé (ARS) de l’Essonne nous a enfin accordé quelques précieuses heures de temps soignant en plus. Un peu plus d’un équivalent temps plein. Dans cette période (qui dure malheureusement depuis trop longtemps !) de vaches maigres, c’était là aussi une forme de reconnaissance de la qualité de notre travail et de l’insuffisance chronique de nos moyens.
Or, le refus, de la part de la direction régionale, de proroger une organisation qui avait fait ses preuves, n’a pas vraiment été une surprise. Il s’inscrivait, malheureusement, dans une évolution déjà assez longue de l’association, bien en phase avec son époque ! Pour le dire brièvement, cela fait une quinzaine d’années que la Croix-Rouge française revendique d’être une « association-entreprise » avec tout le vocabulaire et l’imaginaire qui s’associe à cette référence quasi transcendante, véritable mantra des décideurs contemporains !
Autre exemple à ce sujet, un souvenir personnel, quelque peu anecdotique, mais oh combien révélateur. Lors de ma première rencontre, en 2015, avec le nouveau directeur régional IDF, fraîchement nommé, à l’occasion d’un « Codir » (réunion de quelques directeurs de la « filière Handicap »), celui-ci, après nous avoir rapidement complimentés, car les budgets des établissements que nous représentions étaient à l’équilibre, s’empressa d’ajouter que ce n’était pas suffisant. Dans les années à venir, il faudrait « faire plus avec moins », et il insista même, assez vigoureusement, sur la nécessité de « gagner des parts de marché »… !
Un collègue, d’un âge certain, rappela alors, non sans une pointe d’ironie, que pour le « faire plus avec moins », nous avions acquis, depuis belle lurette, une certaine expérience ; il se fit remettre aussitôt à sa place. On lui rappela illico que l’expérience ne prouvait rien, n’était en aucun cas suffisante, et qu’il faudrait avant tout savoir se réformer, se transformer pour avoir une chance de continuer à exister…
À cette époque, la préoccupation principale de ces dirigeants était le « passage en CPOM », ce qui signifie Contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens. Il s’agissait d’une nouvelle manière, exigée par les pouvoirs publics, en l’occurrence le ministère de la Santé relayé par les ARS, d’organiser les budgets des établissements, sur plusieurs années. J’avais entendu, quelque temps auparavant, là aussi lors d’une réunion de directeurs, une collègue, directrice d’un établissement de taille importante du nord de la France déjà passé en CPOM, dire, avec une touche d’humour, un peu noir et tant soit peu désespéré, qu’il s’agissait plutôt de contrats pluriannuels, avec des objectifs certes, mais sans moyen !
Sur ce point, la Croix-Rouge souhaitait être « proactive » et répondre au mieux à la commande publique. Dans ce cadre, le CMPP devait être regroupé, sur le plan budgétaire, avec de nombreux autres établissements de plus grande taille. On pouvait redouter alors une perte d’autonomie et aussi de moyens au sein de ce grand fourre-tout… De plus, le CMPP étant un établissement de petite taille, au budget relativement modeste en comparaison à d’autres établissements gérés par l’association, il est sans doute de faible intérêt pour des personnes qui raisonnent en termes de marché. Cela croise un des aspects actuels de la situation désastreuse de la psychiatrie, une tendance, sous prétexte de meilleure gestion et d’économies d’échelle, à une sorte d’industrialisation du soin, où seul compte ce qui peut se chiffrer (cf., en écho sur ce point, le livre récent du psychiatre Emmanuel Venet Pour une psychiatrie artisanale, Editions Verdier).
Pour revenir à mon remplacement, en avril, mai 2018, la Direction régionale dévoila finalement son plan, il s’agissait d’une direction « mutualisée » qui couvrirait les trois CMPP. Donc, outre celui d’Athis-Mons, celui de Meudon dans les Hauts-de-Seine et le CMPP de « la Passerelle » dans le 6e arrondissement à Paris. Le poste serait pourvu par la personne, non médecin, qui exerçait déjà la fonction de directrice dans ce dernier lieu depuis un peu moins d’un an.
J’exprimais d’emblée mon scepticisme sur ce plan, pas tant sur le choix de la personne que je n’eus pas le temps de connaître (même si les retours à son sujet, depuis « la Passerelle », étaient plutôt très inquiétants), que sur le poste lui-même. Je le pensais intenable et inapproprié à la fonction.
Comment assurer une présence et un travail effectif dans trois lieux aussi distants et aussi différents ? En effet, les trois CMPP, au-delà̀ de leur dénomination commune, avaient des parcours et des fonctionnements très variés. Cette « mutualisation » (sous-entendu, des moyens) reflétait sans doute aussi une volonté́ d’uniformisation. Il ne fut, bien sûr, tenu aucun compte de mes réserves, ni de celles exprimées par les membres de l’équipe, lors des quelques rencontres avec le directeur territorial qui précédèrent mon départ.
Et Mme A. devint donc directrice du CMPP, à l’été 2018 alors que mon collègue, le Dr J., était nommé́ médecin-chef.
La suite fut rapidement édifiante, Mme A. n’était guère présente, en tout cas de manière tout à fait insuffisante pour répondre aux besoins du service. Elle ne se montra jamais en mesure de prendre une place au sein de l’équipe. Les conséquences furent très graves, retards de toutes sortes dans les prises de décisions importantes, embauches, remplacement de personnes parties à la retraite, formations du personnel. Absence de soutien, voire même de réponse à des demandes de revalorisations salariales, mais aussi gêne au quotidien dans le fonctionnement le plus ordinaire, signature des chèques, petites réparations, tout ce qui assure la possibilité́ matérielle de l’existence du service. Avec des répercussions en chaîne, sur le reste de la vie de l’équipe. Ce qui n’était pas pris en charge par la personne responsable devait l’être par d’autres qui n’en n’avaient pas les pouvoirs. Souvent, mon collègue médecin en l’occurrence. Ceci affecta la qualité de l’ambiance, de la disponibilité de chacun et, par voie de conséquence, la qualité globale du travail collectif qui pouvait être effectué au sein de l’équipe.
Cette période se termina après à peine sept mois, par un départ en congé maladie de la directrice, Mme A., au mois d’avril 2019. Elle ne devait pas reprendre son poste par la suite.
À la rentrée de septembre 2019, nouvel organigramme toujours plus hors sol, tombé des sphères directoriales ! Un nouveau poste est créé, loin du terrain, à la direction régionale, celui de « chef de pôle », et pour faire bon poids, on attribue à ce nouveau grade non médical, bien sûr, la responsabilité de six établissements (voyons encore plus grand !), outre les trois CMPP, on ajoute le Bureau d’aide psychologique universitaire (BAPU) Luxembourg, situé dans le 5e arrondissement, l’hôpital de jour pour enfants « l’Étincelle », Porte de Saint-Ouen, dans le 18e arrondissement et enfin, le Centre de soins et d’accompagnement et de prévention en addictologie Pierre Nicole, (CSAPA) avec notamment son lieu d’accueil résidentiel dans le 5e et un lieu de consultations dans le 11e… ! C’est une cadre venant d’une ARS qui est recrutée sur ce poste.
Pour assister cette nouvelle cheffe est créé un poste de directeur adjoint, qui lui ne devra s’occuper « seulement » que des trois CMPP et du BAPU. Dans les faits, pour occuper ce poste, une personne sera recrutée en janvier 2020 et démissionnera en juin de la même année !
Notons au passage, à propos des économies, que ces postes créés à la direction sont décomptés sur le budget des établissements…
Tout ce remue-ménage, tous ces errements « managériaux », ne seront bien sûr pas sans conséquence, en termes de retard de décisions, de blocage, d’empêchement d’exercer son métier convenablement sur le terrain, dans le quotidien des praticiens du CMPP. De plus en plus, le constat de n’être pas reconnus par l’association gestionnaire grandit dans le service et vient attaquer les membres de l’équipe dans leurs fonctions. Un sentiment d’abandon, de maltraitance institutionnelle commença à régner.
C’est dans ce contexte, en juillet 2020, alors que trois collègues quittent le CMPP pour des raisons, a priori, personnelles ou familiales, et alors qu’il vient d’apprendre le départ du directeur adjoint et l’annonce de la démission d’une quatrième collègue, psychiatre, qui refuse de continuer à travailler dans ces conditions, que le médecin chef, le Dr J., envoie un courrier en juillet à l’ARS, pour signaler les dysfonctionnements de la direction et dire son inquiétude pour l’avenir du Centre et la continuité des soins à la rentrée. Il en informe sa hiérarchie le jour même, mais ne lui demande pas son autorisation avant de faire ce signalement urgent…
Conséquence directe, à la rentrée de septembre, alors que deux autres collègues quittent l’équipe du fait de ces carences, Mme la cheffe de pôle remet au Dr J. une lettre de convocation pour un entretien préalable à un licenciement tout en lui confiant, alors qu’elle lui tend le courrier, qu’elle « souhaite continuer à travailler avec lui » !
Après cet entretien, où il lui est reproché son manque de communication avec la hiérarchie et son absence de loyauté vis-à-vis de la Croix-Rouge, on fait attendre le Dr J. quatre semaines pour enfin le gratifier d’un « avertissement porté dans son dossier ».
C’en est trop, las de ces humiliations et écœuré par tout ce gâchis, mon collègue décide de quitter la Croix-Rouge et le CMPP. C’est chose faite depuis décembre 2020. Mme L., l’assistante de service social, a choisi quand à elle de faire valoir ses droits à la retraite à la même date, accompagnant sa décision d’un courrier où elle met en cause explicitement les méfaits du management exercé par la Direction régionale. Ceux qui restent sont désespérés. Ils se sont tournés vers la mairie d’Athis-Mons pour l’informer de la situation.
Lors d’une réunion récente avec la cheffe de pôle, celle-ci a affirmé à l’équipe vouloir stabiliser la situation. Mais comment lui faire confiance ? Et qu’est-ce que cela peut bien signifier ?
Devant ce qui se révèle être effectivement un gâchis lamentable, on ne peut que se poser la question.
Dans toute cette détestable séquence, s’agit-il des conséquences graves de tâtonnements managériaux ignorant totalement la réalité́ du terrain, c’est-à-dire le travail de soin auprès des enfants et de leur famille ? Ou bien alors d’une volonté́ plus ouvertement destructrice, vis-à-vis de ce même travail, pour pouvoir en promouvoir un autre, en accord avec les orientations contemporaines, alliant privatisation des soins et référence exclusive et obligatoire aux neurosciences, une « Plateforme d’orientation et de coordination » réservée aux troubles dits du neuro-développement par exemple. Une P.O.C. ?
Probablement une combinaison des deux… !
En détruisant la direction du CMPP, les responsables régionaux ne se sont pas contentés de provoquer ainsi le départ de la plus grande partie des thérapeutes, mais ils ont, de plus, poussé le médecin-chef vers la sortie. Ils doivent savoir pourtant, parfaitement, combien les recrutements de psychiatres sont difficiles de nos jours, du fait de la pénurie de praticiens et du peu d’attractivité́ que présente un service violenté de cette manière.
À travers la mise à mal de ce service, c’est aux personnes qui en bénéficient qu’ils s’en prennent directement. Y ont-ils pensé une seule fois au moment de ces décisions ? Il est permis d’en douter. Ce sont les enfants et leurs familles qui se retrouvent depuis plusieurs semaines en manque de soins, alors que dans le contexte actuel, ils en auraient plus que jamais besoin ! Ce sont eux qui ont déjà̀ beaucoup perdu et qui vont perdre encore plus du fait des agissements opportunistes de responsables qui foulent aux pieds ce bien commun auquel, ces enfants ont droit : des soins de qualité, adaptés, de proximité́ et pris en charge par la Sécurité́ sociale.
Si je me permets d’écrire tout cela alors que j’ai quitté́ le CMPP depuis plus de trois ans, c’est qu’avant tout, comme beaucoup d’anciens membres de l’équipe, j’y ai gardé suffisamment de liens pour être au courant de ce qui s’y passe.
Comment rester indifférent à cette régression organisée par les cadres supérieurs d’une association dont l’objet explicite est humanitaire, et qui pourtant se comportent eux aussi, selon le dogme politique contemporain, de la compétition généralisée. Ils sont complices, de fait, de la destruction d’un secteur comme celui de la santé en y faisant régner là aussi des notions telles que la rentabilité, la concurrence ou encore la performance, qui sont à l’opposé des notions de solidarité́ ou d’universalité́ qui ont présidé à la création de notre belle Sécurité́ sociale !
Enfin, je ne pouvais rester silencieux, après la lecture des lettres, où celles avec qui j’ai eu le plaisir de travailler expliquent, à leurs « supérieurs hiérarchiques », leur départ en catastrophe. C’est à celles-ci que je rends la parole en citant, avec leurs accords, quelques extraits de ces courriers.
- Ce qui motive mon départ, à savoir l’indifférence aux soins dispensés, à travers le mépris pour l’expérience, le savoir-faire et la parole des professionnels, que traduisent les positions prises par les instances hiérarchiques. Catherine S., psychologue
- Cette équipe et ce beau collectif, que j’ai rencontré́ en septembre 2018, ont été́ totalement détruits en moins de deux ans par un manque complet de contenance de la part de sa direction administrative (et non pas par un manque de contenance de sa direction médicale) ne permettant plus à l’équipe soignante la quiétude et sérénité́ nécessaires pour s’occuper correctement des patients accueillis au CMPP.
C’est pour cette unique raison que je me suis vue contrainte de quitter le CMPP Tony Lainé et tenais à vous le rappeler. Claire. D., psychiatre
- L’autonomie de l’établissement a ainsi été́ remise en cause, ce qui, à mon sens, a bouleversé les repères d’une équipe qui fonctionnait auparavant remarquablement bien. Les réunions de synthèse, où d’origine les échanges cliniques foisonnent, perdent peu à peu de leur vigueur. Les changements organisationnels constatés questionnent l’équipe, et viennent emboliser le temps de parole.
Ces changements, nous les constatons, nous les accueillons sans prise et sans choix, nous les subissons. Un sentiment déroutant d’impuissance et d’impossibilité́ s’installe. Et pourtant, j’ai un point de vue, des idées, l’envie de le partager et le besoin d’être entendue. Il me paraît primordial de créer et multiplier des espaces de discussion collégiales avec les différents acteurs concernés (équipe soignante, assistante sociale, secrétaires, médecin chefs, directeurs administratifs, directeurs de pôle, directeur territorial…), afin d’assurer cohérence et légitimité́ dans les différentes prises de décisions.
Le dernier point bloquant que j’évoquerai ici sera celui de la reconnaissance salariale. Mon travail me plaît. Il est si riche, et parallèlement si coûteux en énergie. J’ai besoin d’avoir un retour cohérent avec mon niveau d’étude, la singularité́ du travail auprès des enfants et familles reçues au CMPP, l’implication psychique que cela sous-tend. Je pense que dans les multiples requêtes développées par les salariés de l’équipe pour gagner en reconnaissance, on retrouve la volonté́ de trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.
La situation actuelle au CMPP Tony Lainé m’inquiète. Je m’inquiète pour les enfants, je m’inquiète pour les familles. Dans quelles conditions va-t-on prendre soin d’eux maintenant ? Ce lieu d’accueil rare, précieux, essentiel au bon développement de tant d’enfants va-t-il pouvoir être préservé́ ?
De tout cœur, je souhaite que des solutions soient recherchées, puis trouvées ensemble. Tiana M., psychomotricienne
- Après avoir eu l’honneur de travailler pendant 36 ans au service de la Croix-Rouge française et particulièrement auprès du CMPP Tony Lainé, ma décision de partir à la retraite fait suite aux derniers évènements que vit actuellement l’équipe du CMPP.
En effet, la sanction à l’encontre du Dr C.J. fragilise l’équipe soignante et administrative qui fait face déjà̀ aux nombreux départs de thérapeutes laissant les familles dans un grand désarroi. Ces éléments rendent impossible ma mission et la poursuite de mes activités au sein de la structure.
Le Dr Mérot puis le Dr Giudicelli, anciens médecins directeurs, avaient pourtant alerté vos prédécesseurs, bien avant votre arrivée, de la politique désastreuse de la Croix-Rouge concernant la réorganisation du CMPP Tony Lainé.
Du seul fait de vous avoir octroyé́ le pouvoir managérial sans tenir compte de cet « écosystème » vivant en interaction avec un réseau de professionnels, un système émancipateur pour les salariés, vous ne pouvez plus garantir des conditions de travail soutenant un exercice professionnel souvent difficile.
C’est avec regret que je quitte le CMPP Tony Lainé qui restera pour moi un lieu vivant et créatif offrant des soins de qualité́ auprès des familles et des enfants dont j’ai eu la charge. Nicole L., assistante Sociale
- Chronique d’un CMPP francilien
par Clément Jallade
Tout s’est passé très vite, la destruction organisée d’un lieu qui accueillait depuis plus de quarante ans des enfants et leurs familles, dans une écoute et un respect de la parole. Une mise au pas réglée par quelques managers bien intentionnés qui a abouti, en moins de deux ans, à des démissions en cascade de professionnels engagés dans leur pratique de soin, avec pour conséquence lourde l’abandon d’un grand nombre de patients. Cela s’est passé en 2020 dans un Centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) créé, dans le nord de l’Essonne, par un certain Tony Lainé, psychiatre et analyste, défenseur d’une pratique hors les murs de l’asile, dans la cité. Aurait-il alors pu imaginer ce qui allait se passer bien plus tard, lorsqu’il a fait ce montage original avec l’association Croix-Rouge française au début des années soixante-dix, dans ce moment particulier de la psychiatrie où la poli-tique de secteur née dans l’après-guerre se mettait en place ? Cette triste histoire illustre à sa manière les effets brutaux de la rationalisation des coûts et des orientations actuelles des politiques dans le champ de l’enfance en général et de la pédopsychiatrie plus particulièrement.
Au départ…
Il y a huit ans, lorsque je suis arrivé à Athis-Mons, une équipe bienveillante m’accueillait alors que mon expérience de la clinique de l’enfant était peu assurée. Sous la houlette du médecin directeur qui travaillait là depuis de nombreuses années, je me suis formé au travers de nombreux échanges avec des collègues qui, pour certaines, avaient côtoyé Tony Lainé à la fin des années quatre-vingt. Les professionnels de différentes générations avaient plaisir à travailler dans ce lieu et la stabilité de l’équipe permettait une continuité très précieuse pour les familles ainsi qu’une réflexion approfondie autour des projets. Comme le soutenait Tony Lainé, c’était un lieu où malgré les difficultés inhérentes à l’institution, l’entretien d’une « illusion créatrice », fonction de rêverie portée par le médecin responsable et le collectif, permettait qu’un espace de désir s’ouvre pour l’enfant et son entourage. Ce fut une période riche de découvertes, où chacun pouvait s’exprimer dans sa singularité et de sa place, ces échanges alliés à une grande liberté d’initiative clinique aboutissaient à des propositions de soin au plus près des difficultés de l’enfant. Ce travail « sur mesure » était possible de par l’histoire de ce lieu, irrigué par la pensée analytique depuis Tony Lainé jusqu’aux différents médecins directeurs. Cette pensée n’était pas figée dans un carcan théorique, mais bien vivante, alimentée par des réflexions issues d’autres champs, partagée avec d’autres services essonniens, ceux-là héritiers de Lucien Bonnafé. L’environnement institutionnel représenté par la tutelle de l’association gestionnaire laissait une large autonomie à ce lieu et les personnes qui l’animaient pouvaient se consacrer entièrement à cet accueil si complexe, pour des familles souvent très démunies face à des troubles remettant en question leur équilibre de vie, suscitant angoisse et culpabilité… Une spécificité forte de ce CMPP est d’avoir été créé par une convention avec l’établissement public de secteur, ce qui le différenciait des CMPP environnants et le rendait un peu hybride : géré par une association de droit privé tout en participant aux missions de l’intersecteur de pédopsychiatrie. Ce montage imaginé par le Dr Lainé était peut-être une façon d’échapper à l’hospitalocentrisme et aux carcans institutionnels de l’époque. Il ne pouvait pas prévoir le retournement qui se réaliserait quarante ans plus tard, avec la mutation vers le modèle de l’association-entreprise prôné aujourd’hui par la Croix-Rouge.
Tournant gestionnaire
Si tout s’est passé très vite, les difficultés n’étaient pas nouvelles et nous redoutions beaucoup le départ à la retraite du médecin directeur annoncé à l’été 2018. Notre travail commun depuis plu-sieurs années m’avait logiquement engagé à prendre le relais. Pourtant, le paysage s’obscurcissait rapidement, notamment de par la volonté affichée des cadres récemment arrivés à la direction régionale de se débarrasser de directeurs médicaux jugés encombrants. Nos gestionnaires voyaient d’un mauvais œil une structure proche de l’autogestion, en somme une espèce de « village gaulois » qu’il fallait remettre sur les rails par une transformation de la fonction de direction. Insupportable équipe qui n’en faisait qu’à sa tête, qui se permettait d’avoir un avis sur les questions de fonctionne-ment du secrétariat, sur la façon de comptabiliser les actes, d’organiser les congés selon la spécificité de nos missions et du public accueilli, qui se permettait de refuser les codages diagnostics qui font correspondre à chaque enfant une terminologie statistique… L’arrivée d’une direction réformée, c’est-à-dire d’un administratif pur et dur, paraissait donc une priorité et le départ du médecin directeur « ancienne mode » allait précipiter les choses. Comme l’écrit mon collègue, le Dr Giudicelli, nous avons vainement proposé des choix alternatifs qui auraient permis de préserver ce regard soi-gnant sur le fonctionnement administratif du CMPP, car les questions de secrétariat, de budget ou encore de formation font partie intégrante de la réflexion institutionnelle lorsqu’on accueille des en-fants en souffrance et des familles très fragilisées. Nous nous sommes vite aperçus que notre avis ne comptait pas. Lors de réunions au siège régional peu de temps auparavant, j’avais pu assister médusé à des échanges entre gestionnaires où il n’était question que de la résistance au change-ment des équipes, de leur incapacité notoire à s’adapter… Dans ce contexte, la psychanalyse, les apports du désaliénisme ou de la psychothérapie institutionnelle pouvaient être rangés dans le ma-gasin des antiquités, un folklore désuet qui au mieux faisait rigoler, au pire suscitait des remarques acerbes ou des blagues de mauvais goût… Vouloir désarticuler la partie dite administrative du projet de soin en supprimant le poste de direction médicale était pour nous une grave erreur, mais c’est aujourd’hui une politique assumée dans la plupart des institutions médico-sociales, il fallait entrer dans cette nouvelle ère où les places sont redistribuées afin que les acteurs de terrain n’aient pas leur mot à dire. Car il faut se le tenir pour dit, aujourd’hui les équipes sont comme les enfants qu’elles soignent, les patients qu’elles prennent en charge : imprévisibles, irresponsables, on ne peut pas leur laisser faire n’importe quoi avec l’argent public. Argument imparable de notre gestionnaire en chef descendu de sa planète pour distribuer la bonne parole : occupez-vous de vos prises en charge, nous nous occupons du reste, trop sérieux et compliqué pour être laissé aux non avertis, pas touche !
Fin de récréation
Dès lors, s’opérera au cours des mois qui suivirent l’arrivée d’une directrice « rouleau compresseur », un renversement inédit dans cette petite institution : l’infantilisation de soignants qui avaient jusque-là été considérés comme des cliniciens responsables et autonomes dans leurs choix, leurs prises de décision. J’inclus dans ce terme de soignants les secrétaires qui assurent une fonction d’accueil essentielle des familles et l’assistante sociale dont le rôle d’accompagnement des familles et de lien avec les partenaires est également primordial pour le bon fonctionnement du CMPP. Ce renversement s’est fait sentir de façon très concrète dans l’ambiance qui régnait désormais dans les murs du centre. Le jour de synthèse, qui était un moment fort de la vie du CMPP, souvent convivial, parfois aussi le lieu où pouvaient s’exprimer des désaccords, en tout cas où la parole circulait, est devenu un moment appréhendé avec anxiété ou colère par les collègues. Nous sentions que des décisions pouvaient tomber à tout moment d’en haut et remettre en question brutalement le sens de notre travail, ce climat d’incertitude alimentant toutes sortes de questionnements autour des intentions encore très floues de la direction régionale. La nouvelle directrice avait manifestement peur de l’équipe et pouvait rester enfermée dans son bureau, sans que personne ne sache de quoi elle pouvait bien s’occuper ni quand elle en sortirait pour s’adresser aux professionnels. Parachutée contre l’avis de l’ancien médecin directeur et de toute l’équipe, ne passant qu’une demi-journée sur place de temps en temps, il est vrai que sa hiérarchie avait fait en sorte qu’elle ne puisse pas prendre sa place. Les conditions étaient réunies pour que son arrivée soit un fiasco… De fait, lorsqu’elle se montrait, ses attaques concernaient aussi bien les congés jugés excessifs dont bénéficierait de manière indue le personnel, que le refus de coder les diagnostics des enfants, position clinique tenue de longue date par les praticiens du CMPP avec des arguments dont elle refusait de débattre. L’histoire du CMPP n’avait aucun intérêt à ses yeux et pouvait être mise aux oubliettes, elle préférait passer son temps à remplir des tableaux reçus de la direction régionale ou des tutelles, à produire des rapports d’activité copiés-collés avec ceux des autres structures dont elle avait la charge. Tous ces documents étaient bien sûr truffés d’erreurs et plutôt que nous alléger, la prise de fonction de cette directrice se révéla une source de perte de temps et d’énergie considérable. Nous compre-nions assez vite que dans cette nouvelle configuration inversée, l’association gestionnaire n’est plus au service des usagers, au travers du soutien à l’institution et aux personnes qui l’animent, malgré les discours pleins de bons sentiments des cadres dirigeants. Ce qui importe désormais, c’est de répondre au cahier des charges fixé par le financeur (l’ARS en l’occurrence) car l’association se doit d’utiliser correctement l’argent public, comprendre en cohérence avec les grandes orientations des cabinets ministériels. L’existant, c’est-à-dire : l’implantation du CMPP, la situation locale et les liens partenariaux, la connaissance du terrain par les acteurs même du projet de soin, leurs conditions de travail au quotidien, tout cet écosystème rendant l’institution vivante et à même de remplir ses missions de service public était ignoré par nos décideurs. C’est ce que décrit très bien Sandra Lucbert dans son dernier ouvrage : « Les techniciens qui nous retirent aujourd’hui nos affaires le font au titre d’une spécialité spéciale : l’ignorance » (Le ministère des contes publics, page 59, Éditions Verdier, 2021). La fonction de l’ignorance permet de faire tenir « la-réalité-telle-qu’elle-est » du monde néolibéral, articulée à un discours structuré devenu hégémonique.
Il a fallu que l’équipe entière rédige un courrier d’alerte à l’adresse du directeur territorial pour qu’il finisse par intervenir en venant rencontrer l’équipe. Tel un petit Jupiter descendant de l’Olympe de la direction régionale pour s’adresser à nous autres pauvres mortels. Cela ne lui plaisait pas de recevoir ce genre de plainte collective nous a-t-il reproché, s’adressant aux professionnels comme à des gamins indisciplinés, là encore infantilisation. Finalement, cette directrice est partie d’elle-même un peu avant la fin de l’année scolaire, d’abord en arrêt maladie puis démissionnant de son poste au cours de l’été. Nous avons alors sans doute trop naïvement cru que les choses pourraient s’arranger après cette première lutte collective, où chacun a pu de sa place exprimer sa révolte de voir un si bel outil abîmé par tant de mépris. Qu’il s’agisse des secrétaires, de psychologues, d’orthophonistes ou de simples stagiaires, les prises de parole ont permis de bousculer pour un temps les projets de gestionnaires ignorants de notre travail.
Grandes manœuvres
La suite nous montra que cet épisode ne fit pas renoncer nos gestionnaires à leurs projets, ils ne le considérèrent que comme une simple « erreur de casting » en parlant de cette directrice qu’ils avaient mis dans une situation impossible. Se mit alors en place l’empilement de fonctions administratives décrites par mon collègue dans son texte : directrice de pôle, directeur adjoint, RAF (pour Référent administratif et financier)… Millefeuille indigeste et coûteux pour nos budgets, réorganisation nécessaire bien entendu pour être en adéquation avec le modèle managérial en vogue et parer aux éventuels « trous dans la raquette ». Parallèlement à ces réorganisations internes, la direction régionale préparait avec fébrilité l’adoption d’un CPOM négocié avec l’ARS Ile-de-France, volet budgétaire auquel nous n’avions bien entendu pas accès. J’appris par un simple mail que nos gestionnaires avaient passé un accord de financement avec nos tutelles pour les cinq années à venir, conditionné par une augmentation considérable du nombre de jours d’ouverture des CMPP et, par conséquent, comportant un engagement de l’établissement à réaliser un nombre d’actes (consultations, séances…) bien supérieur avec ce qui était fixé jusque-là chaque année de manière transparente avec l’ARS de l’Essonne. Ce deal allait tôt ou tard avoir de grandes conséquences sur notre façon de travailler, mais nous fûmes les derniers avertis. Lors d’une réunion où elle venait rencontrer l’équipe en présence de son nouvel adjoint, la directrice de pôle fraîchement arrivée annonça donc dans une ambiance glaciale le passage à 230 jours d’ouverture annuelle sous trois ans, ce qui re-présentait l’équivalent d’un mois d’ouverture supplémentaire, évoquant la nécessité de travailler le samedi à la demande, affirmait-elle, de l’ARS qui tenait beaucoup à cela. Aucun débat autour de l’articulation de ces impératifs à un projet de soins, aucune amorce de réflexion sur les moyens d’arriver à de tels objectifs, aucun questionnement sur les attentes réelles des familles reçues et des besoins de la population : nous n’avions en face de nous qu’une caricature de cadre administrative sourde à nos remarques, missionnée pour faire appliquer les directives de ses supérieurs, quelles qu’en soient les conséquences pour l’équipe et le public accueilli. Au cours de cette rencontre, il lui fut précisément dit que ces annonces allaient provoquer des départs rapides de collègues qui ne seraient pas prêts à être sacrifiés au nom des impératifs de l’ARS, rendez-vous lui était donné à un an pour se rendre compte des conséquences… Inébranlable, elle profita de ce moment pour dire aux psychologues, qui demandaient depuis des mois un geste pour la revalorisation de leurs salaires, qu’ils n’obtiendraient rien car leurs missions ne justifiaient pas la moindre augmentation. Après une courte période où les projets cliniques et la réflexion d’équipe avaient pu reprendre de manière fragile, la chape de plomb nous retombait dessus et un climat d’inquiétude régnait à nouveau dans nos échanges. De moins en moins d’espaces pour penser ce qui faisait notre quotidien de cliniciens : la richesse et la complexité des liens avec les familles, les demandes et parfois la violence des paroles à nous adressées, l’absence de parole des enfants hors langage, les butées rencontrées dans le traitement de la psychose et ses effets sur notre propre psychisme… Cette nécessité absolue de partager ces expériences et ressentis trouvait de moins en moins d’espace, la créativité inspirée par la culture de ce lieu et par les personnes qui y avaient travaillé avant nous se re-fermait.
Fermeture et départs
Dans ce contexte institutionnel particulier, la pandémie arriva et personne ne pouvait prédire cette longue période de confinement qui ferma les portes du CMPP pendant plus de deux mois. Là en-core, les directives de la Croix-Rouge française étaient déconnectées du terrain et nous n’avions que nos propres ressources pour réagir et nous adapter. La première semaine du confinement, il leur fallut du temps pour réaliser l’ampleur du bouleversement et la directrice du pôle voulait que tous les salariés soient présents au CMPP, même si nous ne pouvions plus accueillir d’enfants. Nous pourrions en profiter pour faire les dossiers, réfléchir au projet de soin, bref il ne fallait pas lais-ser les salariés chez eux se la couler douce. Le discours du Premier ministre allait contrecarrer leurs plans et les contraindre à mettre le personnel en télétravail pour une durée indéterminée. Malgré l’engagement de chacun pour tenter de maintenir le travail collectif en utilisant les outils numériques (réunions d’équipe en visio, groupe WhatsApp, liens téléphoniques, mails…), cette période marqua une coupure dont les effets infusèrent au cours du temps. La direction de la CRF était quant à elle surtout préoccupée par la manière de comptabiliser malgré tout les actes (au bout de combien de minutes peut-on considérer qu’un appel téléphonique à une famille est un soin facturable…) et par la volonté de tirer profit de l’expérience en communiquant sur l’inventivité de leurs salariés en période de confinement. Nous dûmes faire preuve de beaucoup de détermination pour rouvrir le CMPP aux familles en mai, car il devenait de plus en plus criant que leur repli au domicile avait des effets dra-matiques sur certains enfants et adolescents : effets sur les corps des enfants du fait de l’absence d’extérieur et d’activité physique, effets sur les psychismes du fait de la promiscuité et des relations intrafamiliales dégradées, effets sur les apprentissages du fait de « l’école à la maison » qui, malgré toute la bonne volonté des parents, était une gageure au fil des semaines. Nous avions de la chance par rapport à d’autres structures, car nos locaux relativement grands nous permettaient de rouvrir dans des conditions sanitaires favorables. Toutefois, aucune aide concrète ne nous vint de notre association qui n’a rien anticipé pour que nous puissions accueillir à nouveau les familles : il fallut trouver nous-même des désinfectants et le matériel pour nous laver les mains ! Après avoir hésité à fermer le CMPP en mars, voilà que nos administratifs nous proposaient des consignes de réouver-tures nous empêchant d’accueillir correctement les familles… La parenthèse du confinement pas-sée, les annonces de départ de salariés du CMPP se multiplièrent avant l’été. Les uns pour des pro-jets de vie qui les amenaient à quitter la région parisienne, les autres devant l’insatisfaction et la dif-ficulté grandissante de travailler de manière épanouissante dans ce lieu. En juin, le directeur adjoint arrivé en janvier nous annonçait lui-même sa démission, ce dont ses supérieurs ne manquèrent pas de nous faire porter la responsabilité. Deux départs de directeurs en une année ne suffisaient pas à leur démontrer l’inanité de leur modèle de management, c’était plus simple de penser que l’équipe n’avait pas su s’adapter, illustrant à merveille cette résistance au changement chère au discours managérial. La faute aussi à un médecin chef qui n’accompagnait pas les réformes demandées par les tutelles visant à améliorer la rentabilité d’un modèle jugé dépassé. Après nous avoir parlé du désormais incontournable CPOM comme horizon comptable, c’est la notion de plateformes, en phase avec le virage inclusif du secteur du handicap, qui commença à circuler dans les réunions avec la direction, qu’elles soient dites de diagnostic, d’orientation et de coordination (POC), c’est ce modèle qu’il fallait désormais privilégier pour plaire aux tutelles. Peu importait le contenu ou le projet de soin qui pouvait sous-tendre un tel dispositif, il fallait se mettre à la page pour survivre dans un secteur médico-social dominé par les logiques d’appel d’offres, d’investissements, de mise en con-currence des établissements. À toute tentative de réintroduire un débat sur ce qu’il reste du soin dans tout cela nous était opposé notre passéisme : lorsque je faisais remarquer au directeur territo-rial qu’à force d’oublier les principaux intéressés dans ses grands projets de plateformisation, le CMPP ressemblerait à une coquille vide, je fus qualifié de médecin pleurnichard. Au début du mois de juillet, alors que ma collègue psychiatre annonçait à son tour sa volonté de partir et que nous comptions sur les doigts d’une main les collègues qui resteraient après l’été, je pris la décision d’alerter l’ARS de l’Essonne de notre situation et des risques de rupture de la continuité des soins à la rentrée. Ce mail n’eut aucune réponse. Je crus bon d’informer ma hiérarchie et mes collègues médecins-chefs de ma démarche. Seul mon collègue et ami du Bureau d’aide psychologique univer-sitaire (BAPU) me fit un retour positif, la directrice de pôle déclencha quant à elle une procédure disciplinaire à mon endroit au retour de l’été. J’avais entaché la réputation de cette vénérable asso-ciation et je n’avais pas été loyal vis-à-vis de mon employeur. J’entendis qu’il aurait fallu leur de-mander la permission de prévenir l’ARS, me dépossédant ainsi de ma responsabilité médicale ina-liénable. J’écopais d’un avertissement au terme d’une procédure ubuesque et pénible, cela n’avait d’autre but que de m’ordonner de me taire ou de partir.
Je choisis la seconde alternative, non sans une grande amertume, car j’avais appris, au fil de mon parcours, et notamment dans ce lieu, qu’une position symbolique ne peut tenir qu’avec la reconnais-sance d’une parole, sans concession. À l’heure où un rapport récent de la Défenseuse des droits (« Santé mentale des enfants : le droit au bien-être », Rapport 2021) décrit la pénurie généralisée dans le domaine des soins psychiques aux enfants et donc la nécessité urgente de renforcer les moyens existants, notamment dans les CMPP, nous ne pouvons avec mon collègue le Dr Giudicelli que témoigner de notre expérience et dénoncer ce gâchis. Au-delà du témoignage, ne s’agit-il pas d’écrire pour subvertir la langue néolibérale qui envahit le champ du soin, arme suprême des experts en réalité-telle-qu’elle-est pour paraphraser Sandra Lucbert ? Et retrouver la fonction de rêverie qui nous fait tant défaut.