Barbara Rampillon, ancienne sage-femme
Prise de garde 7 h 30, le tourbillon des prises en charge, l’enchaînement des actes techniques, la naissance…
Le bruit, les alarmes, les sonnettes… agressives, cycliques. Et puis une sonnette parmi tant d’autres : « Bonjour, oh c’est vous… comme je suis contente de vous voir. Vous m’avez accouchée il y a douze ans et je ne vous ai jamais oubliée. Je pense à vous très souvent. Je passais et je me suis dit que vous seriez peut-être là. Regarde ma chérie, c’est la dame qui t’a mise au monde et dont je t’ai parlé ». Une gamine les larmes aux yeux regarde ma collègue comme si elle venait de rencontrer un membre de sa famille enfin retrouvé. Chez ma collègue, l’émotion et la gêne. La gêne de n’avoir pas imprimé ce moment avec autant d’intensité et l’émotion qu’on s’en souvienne comme un moment unique. Quelle histoire, quel récit, ont été transmis à cet enfant ? Quel récit de sa venue au monde ? Quel rôle jouons-nous dans la construction de cette transmission ? Nous que nos conditions de travail ramènent trop souvent à de simples opérateurs de la naissance.
Nos gestes, nos paroles, nos choix techniques de prise en charge… encadrent et conditionnent la venue au monde. Car de sa naissance, on ne peut rien en dire. On ne peut entendre le récit de ses origines que de la parole de l’autre.
Nous sommes des cliniciennes de l’accompagnement. Et cela ne s’apprend pas en formation initiale, n’est pas livré avec le diplôme et encore moins garanti par un quelconque statut.
Ce même jour, penchée sur un nouveau-né, ma collègue m’explique qu’elle lui a murmuré un « bonne chance » comme cela nous arrive parfois.
Comme une transmission de ce nous pensons, mais que nous ne pouvons pas exprimer, parce que notre prise en charge doit être neutre et impartiale. Face à certaines histoires familiales douloureuses, parcours chaotiques qui nous sont confiés dans le cadre du secret professionnel et pour une meilleure prise en charge globale, nous savons.
Nos expériences directes des situations difficiles nous laissent une empreinte émotionnelle et psychologique plus ou moins facile à assimiler. Nous l’interprétons, la cachons, la partageons avec nos pairs. Mais dans l’accompagnement direct, notre professionnalisme nous impose le silence. Nous ne sommes pas émotionnellement impartiales. Que transmettons-nous sans le vouloir ? Nos gestes, nos choix trahissent-ils nos pensées, émotions, à notre insu ? Ce que nous avons vu, entendu, reçu, expérimenté résonne humainement. Est-ce que malgré notre professionnalisme et impartialité, nous transmettons une partie de notre histoire individuelle et collective, au point que nous fassions partie intégrante du récit de la venue au monde de cette gamine de douze ans ?
Peu de profession ont connu des évolutions de leur formation initiale aussi profondes en une génération. Cela n’a été ni au service des femmes et des couples, ni à celui des sages-femmes, mais des politiques gouvernementales d’économie et de pénurie médicale.
La formation dispensée en trois ans après le bac fin des années quatre-vingt-dix accompagnait ou faisait naître des vocations. On nous formait à être des cliniciennes de l’accouchement normal. Le parcours scolaire était un appui, une chance supplémentaire de réussir le concours et non une condition.
Avec l’universitarisation des formations aux professions de santé, imposée par les politiques, le classement universitaire LMD (licence master doctorat) est devenu progressivement une échelle de compétence, applicable tant dans les politiques managériales que salariales. Sous prétexte d’un bac+5 une sage-femme pouvait remplacer une infirmière bac+3, sans aucune considération clinique, ni expérientielle. Ce n’est pourtant pas le même métier.
Sur ce point, la bataille a payé. Une sage-femme ne peut plus exercer en tant qu’infirmière.
Les salaires quant à eux sont hiérarchisés selon le même critère, reléguant la clinique au rang d’accessoire.
La pénurie médicale et la médicalisation de la naissance ont poursuivi le modelage de la formation des sages-femmes pour en faire des techniciennes de l’accouchement. La clinique a cédé le pas à la technique, aux protocoles. Le passage obligatoire par la première année commune des études de médecine (appelée aujourd’hui PACES) et l’accès aux études par classement a modifié le profil des étudiants et leur motivation. Le contenu de la formation s’est appauvri cliniquement au point que les nouvelles générations sortiront des études sans n’avoir jamais pris en charge d’accouchement par le siège ou de naissance gémellaire par voie basse. Pour quoi faire d’ailleurs, puisque les protocoles prévoient de les césariser ? Ce qui était obligatoire il y a vingt ans pour valider notre diplôme devient inutile.
Les sages-femmes sont formées à appliquer des protocoles et à assister la médicalisation. Elles sont tour à tour opérateur du service qualité, garante de la traçabilité, exécutante des protocoles. Elles doivent se battre pour rester cliniciennes, au service des femmes.
L’élargissement des compétences techniques des sages-femmes, sous couvert de reconnaissance, les éloigne de la clinique.
Nous ne devrions pas nous laisser enfermer dans une logique de métier et de cursus, mais porter la reconnaissance de la profession par son fondement : celui de faire accoucher les corps mais aussi les esprits, la maïeutique, au sens socratique du terme.
Etre maïeuticienne, c’est n’accepter ni les solutions de court terme, ni le faux semblant. Le changement prend du temps, demande de la vigilance, de l’écoute, de l’échange, de la persévérance et tout cela, nous l’avons appris. Nous avons été formées à être patientes, attentives, à travailler en équipe, à être toujours prêtes à agir face à l’incertitude, à réagir en ayant confiance en l’autre, en nos outils, en notre sens clinique.
Les sages-femmes d’aujourd’hui n’attendent pas, elles agissent, elles n’ont pas toutes confiance dans leur sens clinique et préfèrent souvent déléguer que de prendre le risque de l’autonomie. Elles n’ont ni le temps, ni les moyens, ni la formation pour être cliniciennes.
Nous ne devrions pas nous laisser enfermer dans des négociations stériles décentrées de l’essentiel. Il n’y a pas tant de différence entre mobiliser un bassin pour une adaptation fœtopelvienne (tête-bassin), refuser un déclenchement pour raison non médicale et se mobiliser autour de ses valeurs et refuser d’être enfermé dans un cadre trop étroit, voire vidé de son sens premier. Le statut de praticien hospitalier permettra-t-il à la sage-femme de rester clinicienne ?
L’évolution de la formation initiale des sages-femmes a donné des perspectives d’évolution universitaires, mais a confisqué l’identité de la profession, son héritage.
Car au-delà de cette confiscation clinique que les sage-femmes ne sont pas les seules à connaître aujourd’hui, c’est aussi un héritage qui est oublié. Celui de la maïeutique.
Une sage-femme n’accompagne pas que deux corps, mais une femme dans son identité, un couple dans son développement, un changement de statut, une nouvelle version de soi. C’est un véritable accompagnement au changement basé sur la mise en valeur des capacités et des ressources de la femme et du couple.
L’effacement de la dimension clinique du métier a été consciemment organisé, la dimension maïeutique, méconnue, peut encore exister.
La maïeutique n’est pas enfermée dans la reproductibilité de techniques académiques procédant d’un savoir théorique, mais dans le désir d’être, issu d’accumulation d’expériences directes, de leur intégration, et de la capacité d’être conscient des implications de ces dernières.
Les sage-femmes perfusent, appliquent les protocoles, réaniment, mobilisent des bassins, prescrivent, posent des monitorings.
Les maïeuticiens (nes) écoutent ce qui est dit et non-dit. Ce que le corps exprime. On n’écoute pas seulement avec les oreilles, mais avec tous les autres sens. Écouter, c’est être en mesure de percevoir ce qui émerge en soi au contact et de le partager.
La maïeutique est un art, historiquement porté et transmis par les sages- femmes. Elles en sont les héritières privilégiées, mais non exclusives.
Cet art d’accompagner au changement s’applique dans de nombreux autres domaines : dans le travail d’investigation engagé d’un journaliste qui dénonce la marchandisation de la dépendance des personnes âgées, dans la posture intégrative d’une psycho-oncologue dans un service de fin de vie, la vocation d’une jeune institutrice qui encourage les capacités ses élèves, la démarche ergonomique au service de l’activité réelle, le quotidien d’un pair aidant.
J’ai quitté le bloc obstétrical en 2020 parce qu’être clinicienne devenait trop coûteux. J’ai été sage-femme durant vingt-trois ans, mais je suis et resterai maïeuticienne. Ce métier m’a enseigné l’art de la maïeutique au sens socratique du terme. J’ai appris et expérimenté, dans chacune de mes prises en charge, la posture de juste distance, la confrontation bienveillante, la stimulation de la pensée critique et la conscience de soi, propre à l’enseignement socratique. Je suis et resterai une clinicienne du changement.
Le parcours des sages-femmes est intimement lié à celui des femmes. Le combat des sages-femmes pour leur reconnaissance, depuis des décennies, illustre celui des femmes dans leurs parcours individuels autant que collectif, il a une portée sociétale.
Les sages-femmes sont et resteront des maïeuticiennes si elles arrivent à défendre les conditions d’expression de cet art.
La maïeutique est un art, un art de douceur et d’accompagnement, mais aussi un art de combat.