Être adaptable ?

Le meurtrier psychotique créé par Bret Easton Ellis dans American Psycho est le point de départ d’une réflexion sur l’exclusion des handicapés comme déni du principe de défaillance qui constitue l’humanité. Mais aussi comme phase initiale des processus d’extermination.

    1. Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !

Christiane Vollaire,
philosophe

Telle est la dernière phrase de Peau noire, masques blancs, publié par Frantz Fanon en 1952 [1], à l’âge de vingt-cinq ans. Ce corps problématique est jeune, sportif, en excellente santé, et doté d’un cerveau à l’avenant. Mais c’est le corps d’un homme noir à la fin de la période coloniale. Et il lui faut toutes les ressources d’une intelligence hors pair pour résister à ce stigmate.
Ce qu’il interroge, c’est donc précisément la construction des normes auxquelles il est affronté, et qui renvoient du côté de l’insuffisance, de la défaillance, du manque, le constat d’une pigmentation. Originaire de la Martinique, il termine ses études de psychiatrie en France et ira exercer en Algérie, en pleine guerre de décolonisation, d’où il fera paraître en 1961 Les Damnés de la terre, préfacé par Jean-Paul Sartre en ces termes : « La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose » [2].
Un corps problématique qui interroge la névrose sociale : ce pourrait être la définition de tout hors-norme. Et par là-même de ce qu’on appelle « handicapé ».
Et de fait, cette norme à laquelle nul ne répond intégralement est peut-être le problème majeur qu’affronte un corps moins handicapé que spontanément désadapté, nous obligeant à poser la question : à destination de qui se construit notre environnement technique, là où n’existe plus la réalité d’un environnement naturel ?
Constance de l’inadaptabilité et pathologie de l’adaptation
Aucun enfant n’est spontanément adapté aux exigences de l’interdit culturel ; ce qui provoque, dans la théorie psychanalytique elle-même, la normalité des névroses infantiles. Aucun adolescent n’est spontanément adapté aux mutations que produit son propre corps ; ce qui provoque la normalité des crises de la puberté. Aucun adulte n’est spontanément adapté aux exigences du monde du travail ; ce qui provoque la constance des dépressions et des comportements suicidaires qui lui sont liés. Aucun vieillard n’est spontanément adapté au culte de la performance, ou tout simplement aux modalités trépidantes d’une existence urbaine ordinaire. Aucun être humain n’est spontanément adapté à la quantité d’obstacles physiques et mentaux qu’il faut franchir quotidiennement pour vivre ce qu’on appelle tout simplement une vie. Et nous sommes tous porteurs des handicaps que constitue notre éducation ou ce que Bourdieu appelle nos habitus, qui, péniblement forgés pour affronter telle ou telle situation, deviennent régulièrement des obstacles majeurs pour en affronter d’autres.
Si l’on fait donc la somme de ces montagnes d’inadaptations, on pourra s’interroger sur le caractère fondamentalement pathologique d’une parfaite adaptabilité à un monde qui, comme le chantait Dalida, n’est manifestement « pas fait pour nous ». Mais alors, pour qui ?
Le syndrome de la parfaite adaptabilité est décrit par le romancier américain Bret Easton Ellis sous le titre American Psycho.
L’ouvrage commence par la description minutieuse du cadre de vie d’un jeune golden boy de Wall Street, on ne peut mieux adapté à son environnement, c’est-à-dire on ne peut plus interchangeable avec ses semblables : la norme érigée en standard absolu. Marque de vêtements, de meubles, d’objets, tout y est estampillé pour faire coïncider parfaitement un sujet et le décor urbain dans lequel il évolue, celui de son milieu privé comme celui de l’espace public où il rejoint ses congénères, dîne avec eux, fréquente les mêmes quartiers, les mêmes établissements, habillé des mêmes costumes, avec la même aisance de celui qui paraît avoir été créé et mis au monde en parfaite harmonie avec le milieu dans lequel il baigne comme un poisson dans l’eau.
Mais c’est ce parfait jeune homme indifférencié qui se transforme en un serial killer sadique, en un violeur psychotique dont les crimes s’adressent à tout ce qui n’intègre pas son champ normatif, que cette différence concerne l’origine, l’orientation sexuelle, la déficience physique ou le milieu social. Ce personnage, Ellis ne lui attribue pas la moindre parcelle de psychologie : rien ne vient informer le lecteur des raisons particulières qu’il aurait de libérer cet ouragan de violence, rien ne s’offre à l’interprétation comme un trauma d’enfance ou le motif particulier de ce déchaînement pulsionnel. Rien, sauf précisément l’impeccable normalité qui est l’endroit de cet envers. Et le texte ne peut, de ce fait, pas être interprété autrement que comme l’affirmation d’un effet mortifère de la norme. Une réalité inhumaine de la parfaite adaptabilité. Être adapté à une injonction sociale qui vide le sujet de toute intériorité, c’est être fondamentalement dérangé. Être intégré à l’ordre qui érige Wall Street en modèle, c’est être structurellement pathologique. Être identifié à l’estampillage des marques et d’un régime de la consommation érigé en dogme, c’est avoir basculé dans la désidentification psychotique.
Un régime d’intensité
L’ouvrage est publié en 1991, et il est emblématique du contexte consumériste des années quatre-vingt-dix : l’émergence d’un monde au sens propre invivable. Le sociologue Zygmunt Bauman appelle « vie liquide » cette fusion entre une financiarisation de l’économie et une fluidification des modes de consommation, qui conduit à une sorte de liquidation de la vie sociale.
Le héros de Bret Easton Ellis n’est pas handicapé, il est au contraire détruit de l’intérieur par sa propre normalité, par sa parfaite adaptation au monde pathogène de la liquidation dont les meurtres qu’il commet ne sont que le prolongement. De quoi le handicap est-il donc porteur ? De ce qui précisément en nous fait humanité. Ce qu’on appelle « handicapé » est donc quelqu’un pour qui la somme d’obstacles dont se constitue toute vie s’est focalisée sur un problème particulier ; pour qui la somme de défaillances dont se construit toute histoire s’est cristallisée sur un déficit particulier, l’obligeant par là à affronter plus intensément ce redoutable adversaire que constitue, pour un vivant, le milieu. S’il est vrai, pour reprendre la formule de Lamarck, fondateur de la biologie, que la situation du vivant dans le milieu est désolante et désolée.
En ce sens, le handicap, vecteur de souffrance et d’accroissement des difficultés vitales, serait par là-même facteur d’intensification des résistances, d’accroissement des forces qu’il oblige à déployer. Et ces régimes d’intensité sont autant de facteurs de déploiement de l’énergie. Le sujet handicapé n’est ni un héros ni une victime, mais quelqu’un que les circonstances ont contraint à intensifier son existence pour la mener, à réajuster ses propres normes vitales non pas pour survivre au sens biologique, mais pour vivre au sens humain du terme.
Et ces modes d’intensification exigent aussi des réponses solidaires dans l’espace social où ils se déploient.
De ce point de vue, le handicap sollicite autant un appel à l’énergie qui est en soi, qu’à l’écho qu’elle doit susciter en l’autre, comme sujet individuel autant que comme sujet collectif. Et il pousse, par un questionnement sur l’individualité biologique, à remettre en cause tout le schéma de la représentation communautaire.
Canguilhem, philosophe et médecin, écrivait : « La maladie de l’homme normal, c’est l’apparition d’une faille dans sa confiance biologique en lui-même » [3], a fortiori peut-on dire que la contestation de la « normalité » serait l’apparition d’une faille dans la confiance du corps social en lui-même. Et que dès lors, un concept de la santé fondé sur l’infaillibilité du corps serait aussi illusoire, et par là même dangereux, qu’un concept du politique fondé sur l’indissociabilité originelle et constitutive du corps social. Ce à quoi Arendt a précisément donné sa dénomination politique : celle de « totalitarisme ».

La défaillance comme constante
Ce qui produit la discrimination n’est ainsi rien d’autre que la projection, dans l’espace politique, d’une illusion biologique qui serait celle de la fonctionnalité absolue comme norme, identifiant la fiction d’un impeccable du corps individuel à celle d’un impeccable du corps social.
Et ce parce que, par sa dimension fictionnelle même, elle produit pour les sujets une impossibilité d’identification.
L’idée de totalité est en soi discriminante, parce qu’elle se heurte inévitablement à une réalité plurielle et dissidente qu’elle ne cesse de dénier. Et ce déni lui-même est à l’origine de tous les clivages sociaux. La dissidence à l’égard de la norme imposée est la réalité qui nous est commune, la faille dont nous sommes sans exception porteurs, et qui nous construit précisément comme singuliers.
Mais le déni de cette faille est aussi à l’origine d’une impossibilité, pour le sujet individuel, de se représenter à soi-même. C’est pourquoi on prendra ici la défaillance, ce qui fait faille au sein de soi comme dans l’espace public, comme la figure précisément centrale d’une authentique normalité. La faille, comme béance qui ne met pas en cause l’individualité d’un sujet, mais sa cohésion interne, comme brisure qui tend malgré tout à rapprocher ses bords, comme structure autour d’un vide, nous semble désigner de façon radicalement universelle cette précarité du concept de sujet que Foucault interprétait déjà comme conséquence de l’entreprise épistémologique de Canguilhem.
On se trouverait alors devant ce paradoxe que l’inadaptation fonctionnelle puisse être à la fois l’origine de l’entrée en communauté et la raison même de l’exclusion, à la manière dont tout fondement social devient tabou, comme le montre autant la démarche psychanalytique que la démarche ethnologique. C’est précisément parce que le handicap renverrait en miroir dans l’espace social l’universalité de la faille, qu’il ferait l’objet, même euphémisé, d’une forme de stigmatisation. Et c’est en quelque sorte le processus de l’identification qui justifierait celui de l’exclusion.
De la relégation à l’extermination
De cela témoigne précisément la façon dont les systèmes reposant sur la fiction eugéniste deviennent systématiquement violents, associant la pensée totalitaire à la brutalité absurde d’une norme impossible. Cette violence est fondamentalement exterminatrice, parce qu’elle est un déni du réel. Dans son cours du Collège de France de 1976, Foucault l’associe aux interprétations abusives des théories de l’évolution : « Au fond, l’évolutionnisme entendu en un sens large [...] est devenu, tout naturellement, en quelques années au XIXe siècle, non pas simplement une manière de transcrire en termes biologiques le discours politique, non pas simplement une manière de cacher un discours politique sous un vêtement scientifique, mais vraiment une manière de penser [...] l’histoire des sociétés » [4].
Mais il précise, à propos du processus d’extermination raciste et eugéniste, incluant toutes les différences liées aussi bien au handicap physique qu’à la maladie mentale : « Bien entendu, par mise à mort je n’entends pas simplement le meurtre direct, mais aussi tout ce qui peut être meurtre indirect : le fait d’exposer à la mort, de multiplier pour certains le risque de mort ou, tout simplement, la mort politique, l’exclusion, le rejet, etc. » [5]
Dans la France de Vichy occupée par les nazis, 45 000 personnes hospitalisées sont mortes de faim dans les hôpitaux psychiatriques, sans être victimes d’une intention explicitement exterminatrice ; mais seulement d’une discrimination de fait en termes d’accès à l’alimentation. Et les chiffres concernant le handicap en général ne sont pas donnés. Dans L’Hécatombe des fous, paru en 2007, l’historienne Isabelle von Bueltzingsloewen écrit : « Là, bien que bénéficiaire de l’assistance publique, [...] le malade interné perd peu à peu tout lien avec la société, jusqu’à devenir transparent, invisible. C’est ce phénomène de mort sociale, qui précède parfois de plusieurs décennies la mort biologique, qui est en cause dans la famine des années d’occupation » [6].
Mais ce phénomène ne concerne-t-il que les fous ? Et, surtout ne concerne-t-il que les années d’occupation ?
Le contrôleur général des lieux de privation de liberté vient, en 2013, d’établir un rapport qui le met tout autant en évidence, actuellement, dans les prisons que dans les lieux de dépendance concernant vieillards ou handicapés. Dans les lieux auxquels notre parcours nous destine tous. C’est la raison pour laquelle ce qu’on appelle « handicap » ne doit en aucun cas faire l’objet d’un traitement humanitaire, d’une prise en compte sous le régime de l’exception. Mais au contraire être inclus dans les modalités de la normalité sociale, et de ce fait être intégré dans le traitement juridique ordinaire de la vie collective. Le handicap, comme l’enfance, comme l’adolescence, comme la vieillesse, comme la maladie, fait partie des données courantes et constantes de l’existence sociale. Et en ce sens, c’est au milieu de s’adapter à la différence, qui n’est qu’une figure de la pluralité constitutive de la coexistence d’un ensemble de sujets dans un milieu.
C’est donc aussi aux urbanistes, aux architectes, aux designers de l’espace public d’adapter celui-ci aux données, normales parce que fréquentes et constamment présentes, de la défaillance. C’est aux décideurs politiques, locaux, régionaux et nationaux, d’intégrer cette donne dans leurs programmes, sans avoir pour cela besoin du lobbying moral ou financier de telle ou telle association. Parce que la proportion des personnes porteuses de « handicap » dans l’espace public équivaut celle des « valides ». Et que leur invisiblité n’est pas liée à leur inexistence, mais à l’inexistence des espaces qui leur permettraient d’apparaître.
Faire place au handicap, c’est faire place à cette norme fondamentale qui est celle de nos défaillances constitutives et des puissances de résistance qui permettent de les affronter. Et cette place doit se faire autant dans nos espaces de vie et de déplacement, que dans les espaces mentaux de nos représentations.


par Christiane Vollaire, Pratiques N°61, mai 2013

Documents joints


[1Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, in Œuvres, La Découverte, 2011, p. 251.

[2Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, préface, in Œuvres, La Découverte, 2011, p. 447.

[3Canguilhem, Le Normal et le pathologique, PUF Quadige 1996, p. 217

[4Michel Foucault, Il faut défendre la société, Seuil-Gallimard, 1997, p. 229.

[5Ibid., p. 228-228.

[6Isabelle von Bueltzingsloewen, L’Hécatombe des fous, Aubier, 2007, p. 400.


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