Du substitut du procureur au procureur de substitut

« Les drogues nous ennuient avec leur paradis. Quelles nous donnent plutôt un peu de savoir... Nous ne sommes pas un siècle à paradis. » Henri Michaux, La connaissance par les gouffres, 1957

Des pistes pour avancer dans la connaissance de la toxicomanie.

    1. « Les drogues nous ennuient avec leur paradis. Qu’elles nous donnent plutôt un peu de savoir… Nous ne sommes pas un siècle à paradis. » Henri Michaux, La connaissance par les gouffres, 1957

Bertrand Riff,
Médecin généraliste

Relecture de l’histoire
En 86, quand je me suis installé, comme 95 % des médecins, je n’ai entendu et on ne m’a enseigné que la première partie de la loi de 70, le toxicomane est un bandit. La deuxième partie qui peut se résumer à « qui peut éventuellement se soigner » m’a échappé : première erreur. En 1990, quand j’ai entendu la deuxième partie, je suis allé voir la faculté de médecine pour me former et je n’ai rien trouvé, rien de pratique. Puis, je suis allé voir l’ANIT [1] et d’autres généralistes de France, l’association G&T (Généralistes et Toxicomanie=) où j’ai adhéré. Nous avons intégré une histoire construite sur trois dogmes, le toxicomane existe, pour s’en sortir il faut quitter le toxique, enfin la cause essentielle réside dans le sujet. Ces dogmes je les ai intégrés, fait vivre, deuxième erreur. Cela jusqu’au jour où j’ai rencontré des médecins des maisons médicales belges qui m’ont montré une pratique éthique de la substitution comme de l’accueil et l’accompagnement des patients opiacés-nécessitants. C’était en 1994, début de la lutte entre deux groupes arc-boutés tous deux sur Marx et Freud. Les anciens, tenants de l’abstinence, et les nouveaux, tenants de la substitution. D’un côté, les pionniers de l’accompagnement, des thérapeutes d’élite pour des consommateurs d’élite, des rebelles soignant les rebelles. De l’autre deux groupes, l’un très santé publique : il faut sauver la tribu toxico en passe d’être liquidée par les virus ; l’autre très maladie privée, porteuse d’un préjugé positif sur le patient : s’il me dit que pour survivre il lui faut des opiacés, je les lui donne et « wait and see ». Les anciens dont j’étais ont perdu, il faut dire qu’on avait tort. On ne s’est pas retourné, on n’a pas pris le temps d’analyser, l’urgent était de sauver les meubles, de garder la maîtrise de l’histoire. Nous avons eu le quasi-monopole de la méthadone, nous qui étions contre. Cela a de fait amené à deux systèmes de soins opposés. À ma gauche, la méthadone système type ex-Pays de l’Est, file d’attente, gratuité, pas d’industrie pharmaceutique, pas de congrès payé, pas de concurrence, des fonctionnaires au diktat ubuesque type : pour avoir la méthadone, il faut venir quatre fois pour voir et on verra. De multiples contrôles et des passages obligés par les diverses professions représentées (psychologue, assistante sociale…). À ma droite, le Subutex® avec un système type États-Unis, industrie pharmaceutique internationale, congrès payés et cadeaux, loi du marché, de l’offre et de la demande, coût financier et dérive financière, mais commerce de proximité. Tout le monde médical peut délivrer comme il lui plaît à tout patient et dieu marché fera le reste. Bien évidemment, quelques recommandations morales. Quinze ans après, le premier système s’est un peu libéralisé et le deuxième un peu socialisé. Récemment, une post cure m’annonce qu’elle ne prend pas les patients prenant plus de 50 mg de méthadone et un patient suivi depuis trois ans en Belgique avec délivrance mensuelle de son traitement, socialisé et, tranquille, me dit que pour bénéficier de la méthadone française, il lui faut passer au centre tous les jours parce que c’est comme cela, le matin entre 8 h 30 et 12 heures ; pour combien de temps avant de passer en ville, il ne sait pas. D’autre part, il n’y a pas un congrès, une rencontre où un membre de l’ANIT ne parle de l’incompétence des généralistes et des dérives observées quant à la délivrance du Subutex®.

La marche sera longue, camarades, et mon propos se fera selon les trois axes de 1980 pour essayer d’avancer, de s’en sortir : 1/Le toxicomane n’existe pas ; 2/La substitution est la base des traitements ; 3/Le paradigme du bio-psycho-social est pertinent.

Le toxicomane n’existe plus, voire n’a jamais existé

La chimie opiacée ou l’effet drogue : l’étude de la littérature me montre qu’une molécule d’opiacé avec une puissance diminuant de l’héroïne à la morphine, à la méthadone, aux codéines et à la buprénorphine (Subutex®), a quatre types d’effets chez l’homme.
Le premier est l’effet antalgique ou le bon effet, le médicament de la fin de vie, l’apaisant des douleurs physiques. Il est honoré, utilisé, quoiqu’il ait fallu des conférences de consensus et des guides de bonne pratique pour en développer l’usage. Le deuxième est l’effet drogue très médiatisé, très peu connu et très mythifié du coup. Comment on est quand on prend de la drogue : on est drogué. Un jour, une femme me raconte qu’après dix heures de marche harassante dans le froid au Népal, elle arrive dans un village. Elle est accueillie par les villageois qui lui offrent le gîte et très vite une pipe d’opium qu’elle fume. Tout d’abord, elle ne sent plus ses douleurs, elle se réchauffe, son corps va mieux. Puis ses pensées flottent et enfin, elle se sent envahie d’une émotion intérieure, un bien-être avec un émoussement du rapport à l’extérieur. Cette femme nous décrit les trois sites d’action de toute drogue apaisante (l’alcool, le cannabis). Le corps physique la pensée et les émotions, je pense que lorsqu’un patient quitte l’héroïne pour des chimies moins puissantes, médicalement assisté, on retrouve la même évolution : le premier mois, le corps physique se remet à parler (j’ai mal), puis la pensée se réinstalle (je rêve), enfin les émotions émergent (j’ai peur). Le troisième effet des chimies opiacées est l’effet iatrogène, ce sont les effets secondaires liés à l’usage, tels la dépendance, la constipation, la broncho-dilatation. Le retrait du monde des vivants et la dépendance sont les effets secondaires les plus dramatiques, liés à un usage régulier des opiacés, comme de toute chimie apaisante d’ailleurs. Enfin le quatrième groupe d’effets, le plus mal connu, car mal étudié et, je pense, volontairement méconnu, est l’effet thérapeutique sur le système nerveux central. Les opiacés, comme le cannabis, ont des vertus tranquillisantes, antidépressives et antipsychotiques. À côté de l’usage ludique, il y a l’usage thérapeutique. Nos patients se soignent sans le savoir, ils pratiquent une phytothérapie de la rue qui n’est pas dite. Le dealer est un médecin pro-pharmacien bas de gamme, un artisan d’une histoire sans parole. Malheureusement, comme rien n’est dit, les blessures ne sont pas soignées, elles sont juste pansées. Cela évite de penser.
Il n’y a donc pour moi que deux usages. L’usage ludique sur lequel la médecine n’a rien à dire, sauf quand il est nocif. L’usage thérapeutique qui peut être nocif ou pas, socialement réglé ou pas. Le patient vient rencontrer la médecine parce qu’il ne supporte plus les deux effets secondaires principaux de sa phytothérapie de la rue : la dépendance et le retrait du monde des vivants.
Le problème est que la médecine l’a alors nommé par l’effet secondaire de sa thérapeutique, le dépendant. Et l’on s’est mis a parler politiquement correct, exit le toxico, arrive le dépendant aux opiacés et les centres de traitements des dépendances. La mode étant bio-comportementale, nous sommes passés des dépendances aux addictions. Nous nommons toujours nos patients par l’effet secondaire de leur traitement. Au « va mal » originel parfois disparu se sont ajoutées les difficultés liées à l’autophytothérapie de la rue. Nous avons du mal à penser qu’une part de nos jeunes va si mal.

Comment nommer un type qui, il y a des années, était porteur d’un « va mal » social, personnel, familial, non dit, ou diagnostiqué mais non entendable, qui depuis des années se soigne désespérément, mais sans soin et avec une chimie qu’il ne gère plus. 15 à 20 % de nos patients étaient et restent d’authentiques psychotiques qui se voient refuser ce titre, restant des addicts pour eux, leur famille, et plus grave, la médecine, et plus particulièrement la psychiatrie. P. Declercq, dans son livre sur les naufragés, nous dit que la grande désocialisation a à voir avec la psychose, une psychose ordinaire. Une partie de ces naufragés se soigne aux opiacés. Ils tentent ainsi d’apaiser l’angoisse qui les ronge. Ils viennent nous demander asile comme des demandeurs d’asile parce que là où ils vivent, leur intérieur comme leur extérieur (la rue), c’est trop violent. Malheureusement, nous n’offrons que des asiles sous conditions. Une partie du soin consiste alors à accompagner le patient et la société qui l’entoure dans le changement conceptuel : de « Je prends un produit qui me drogue » à « Je prends un médicament qui me soigne ».

La substitution est la base du traitement
Une maison sans base ne tient pas, comme une base sans rien au-dessus n’a aucun sens. J’entends par substitution le remplacement d’un produit qui drogue par un médicament qui soigne, les deux pouvant être les mêmes. Ce qui va faire la différence, c’est la relation avec les professionnels qui les prescrivent et qui les délivrent, pourvu que le patient accepte le changement de regard qui lui est proposé.
Substituer, c’est dire à l’autre : tu ne t’es pas trompé de molécule, c’est bien un opiacé qu’il te faut comme médicament. Mais ce médicament sans parole, sans rencontre, sans échange conceptuel permet juste de survivre, ce qui est déjà pas mal, bien sûr, c’est pourquoi tu es encore en vie.
Du coup, le marché noir, la rue, deviennent des espaces thérapeutiques transitionnels à préserver. Tant que la médecine parlera de produit de substitution, elle se situera dans cet espace transitionnel. L’objectif n’est pas de vivre sans opiacé, mais de pouvoir habiter avec son corps sa pensée et ses émotions. Pour paraphraser les architectes : rendre le corps habitable et la vie lisible (rendre le logement habitable et la ville lisible).
La médecine n’a pas apaisé son rapport conflictuel à l’abstinence. En effet, comme nous l’a montré P. Laure à Nancy, l’étudiant en médecine va durant ses études doubler sa consommation de substances psycho-actives et intégrer le concept d’abstinence. On comprend mieux qu’il s’en sorte mal. Rares sont les services où un patient en état de stress du fait d’une maladie se voit proposer des substitutions à ses usages thérapeutiques d’alcool, de tabac, de cannabis. Le patient opiacé-nécessitant est un peu plus écouté. J’évoquais avec des collègues réanimateurs le fait de mettre des patchs de nicotine aux patients dépendants afin de réduire la quantité de stress et les effets délétères de celui-ci, au patient dans le coma ou non, j’ai été perçu comme un joyeux et non comme un sage.

Le paradigme du bio-psychosocial m’intéresse
Il m’oblige à penser la complexité, d’où la nécessité d’adjoindre à Marx et Freud, Deleuze et Foucault, Derrida et Morin. Penser la complexité est nécessaire afin de réduire le risque de plantage conceptuel.
Du coté du bio, il est évident maintenant que nous ne sommes pas tous égaux, pareil devant la chimie. Ces dix dernières années ont vu la recherche se développer et nous éclairer sur des vulnérabilités individuelles biologiquement explicables, telles des particularités enzymatiques. La dépendance, son fonctionnement autonome, sous-cortical, de même est bien expliqué. Probablement 50 % de nos patients se soignant avec les chimies de la rue sont porteurs d’une maladie mentale (dépression, psychose, bipolarité). Pour qui sont les substitués fêlés ? Pas pour moi, dit tout intervenant.
Du côté de la psyché, beaucoup de choses ont déjà été dites, quoique mal dites peut-être, ou pas toujours compréhensibles. La psyché c’est quoi, l’inconscient certes, mais nos émotions, notre mémoire aussi.
Pour devenir adultes, nous avons tous trois grands chantiers. Apaiser le regard sur soi, s’accepter, pouvoir se regarder dans le miroir le matin et dire « cela va ». Pouvoir avoir jeté un coup d’œil dans le rétroviseur sans être envahi par des émotions, angoisses ou pleurs, avoir apaisé la relation à sa famille, accepter d’où l’on vient, nos racines dans ce qu’elles peuvent avoir de plus beau comme de plus sale. Nos patients opiacés-nécessitants porteurs d’un « va mal » ont plus de mal. Souvent, ils portent des sacs à dos, depuis l’enfance, bien lourds, dont ils ont du mal à se soulager. Près de 70 % des filles se soignant avec les opiacés ont rencontré l’horreur durant l’enfance ou l’adolescence, l’horreur étant la violence sexuelle, qu’elle soit intra familiale ou non : comment témoigner de l’horreur !
La question du social nécessite une mise à plat. Les questions de classe sociale et des rapports de l’une sur l’autre. Le pauvre picole là où le riche déguste. L’analyse de la cause de surmortalité des pauvres (boivent trop, fument trop, bouffent trop) est trop simpliste et réductrice, elle n’explique au mieux qu’un tiers de cette surmortalité. Des études actuelles s’intéressent à la question du stress et des liens sociaux. Les questions de genre, à la mode certes, doivent être pensées. C’est toujours une majorité masculine qui a recours aux chimies de la rue pour apaiser ses souffrances. Les pays qui ont légalisé le cannabis sont ceux chez qui la jeunesse est des moins consommatrice : pourquoi ?

Retour à Foucault & Deleuze
Foucault est souvent pensé comme le penseur des sociétés de discipline, et de leur technique principale, l’enfermement. Mais en fait, il est l’un des premiers à dire que les sociétés disciplinaires, c’est ce que nous sommes en train de quitter, ce que nous ne sommes déjà plus. Nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée. Bien sûr, on ne cesse de parler de prison, d’école et d’hôpital : ces institutions sont en crise. Mais si elles sont en crise, c’est précisément dans des combats d’arrière-garde. Ce qui se met en place, à tâtons, ce sont des nouveaux types de sanctions, d’éducation, de soins. Les hôpitaux ouverts, les équipes soignantes à domicile, etc., sont déjà apparus depuis longtemps. On peut prévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos se distinguant du milieu professionnel comme un autre milieu clos, mais que toutes les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation permanente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier lycéen ou le cadre universitaire. On essaye de nous faire croire à une réforme de l’école, alors que c’est une liquidation. « Dans un régime de contrôle, on n’en a jamais fini avec rien. » Gilles Deleuze, Pourparlers, 1990
Le titre de cet article est inspiré du n° 2 de La santé conjuguée « Du substitut du procureur… au procureur de substitut – La méthadone, et après ? », revue publiée par la Fédération des maisons médicales belges et des collectifs de santé francophone.

* Titre inspiré du n° 2 de La santé conjuguée « Du substitut du procureur… au procureur de substitut – La méthadone, et après ? », revue publiée par la Fédération des maisons médicales belges et des collectifs de santé francophone.


par Bertrand Riff, Pratiques N°58, juillet 2012

Documents joints


[1Association nationale des intervenants en toxicomanie.


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