Discours apocryphe d’un mélomane

Les faits : C’est une journée de formation gratuite destinée aux professionnels du repérage et de la prise en charge des Trouble du neuro développement (TND). Histoire de tempérer un peu cet engouement pour les neurosciences, le vieux pédiatre que je suis aurait aimé être convié à cette grand-messe…

Alain Quesney,
pédiatre
(Ce pastiche est dédié à ma fille Cécile pianiste et musicologue que je remercie pour sa relecture attentive.)

Fiction  : Pour dépasser la déception de ne pas avoir été invité à cette journée, je me suis mis « dans la peau d’un nègre » : je me suis chargé de rédiger une des interventions du congrès, exposé imaginaire, délivré par un pédopsychiatre de fiction, très loin en vérité du personnage réel qui, lui, fait partie des organisateurs et intervenants de la dite (dé)-formation. Sa conférence a pour titre : « Les temporalités chez les parents, les enfants et les professionnels ». Si le titre est bien réel et figure dans le programme de la journée, il conviendra cependant d’en entendre le contenu, ici quelque peu détourné, comme une fantaisie toujours à la limite du dérapage idéologique et comme un hommage à l’Art (musique, littérature), lieu de résistance accessible et fécond face à des perspectives politiques plus que décourageantes.
Dans ma région d’Auvergne, ma position d’opposition aux plateformes, bras armé de la mouvance TND est bien connue, et je n’ai pas manqué par le passé d’échanger à plusieurs reprises avec certains des intervenants ou responsables de cette journée, mais las… Il ne faut pas faire de vagues, il s’agit seulement par cette grand-messe de resserrer les rangs des troupes et de les conduire en marche forcée vers un dispositif dont on doit faire la promotion et qui au final, j’en fais le pari, sera abandonné dans moins de cinq ans au profit d’un nouveau logiciel innovant et bien sûr beaucoup plus performant : le diagnostic de trouble du spectre de l’autisme (TSA) très tôt délivré par des algorithmes.
Voyons si une conférence délirante et musicale pourra trouver davantage d’échos que mes tentatives de dialogue avec les intervenants et invités !

Les hommes bien nourris du banc d’œuvre souriaient avec complaisance. Les familles de droite s’étonnaient mais ne perdaient pas un mot de ce sermon de gala. À gauche, les commandants en retraite éprouvaient on ne sait quel chatouillement dans leurs articulations bloquées, on ne sait quelle chaleur dans leurs mains noueuses…
Jules Romain, Les copains (1913) [1]

Monseigneur, Monsieur le député, Monsieur le maire, Monsieur le président du conseil départemental, chères amies, chers amis,

En tant que chef du service de pédopsychiatrie du CHU d’Ambert (Puy-de-Dôme), il m’incombe de conclure cette superbe journée, ce congrès consacré aux TND. Son succès traduit bien le dynamisme de notre spécialité, en pleine expansion en termes de demandes et de besoins certes, mais aussi de réponses innovantes et de moyens créatifs.
D’abord, je tiens à remercier très chaleureusement les organisateurs qui ont pris tous les risques, les intervenants qui, toutes et tous, ont réussi à renouveler un sujet pourtant très rebattu ainsi que les pourvoyeurs de petits fours qui ont fait des prodiges !
Monseigneur Évêque, je me réjouis de votre présence car vous représentez de jure l’autorité de l’Institution religieuse pour moi indissociable de celle de l’État. Tout comme je me réjouis de ce que Psychiatrie soit dorénavant redevenue Neuropsychiatrie, réunifiée grâce à Dieu, indissociable de sa sœur Neurologie, effaçant plus de cinquante ans d’errance tragique et de coupables errements. Cette journée, pardon Monseigneur, m’évoque une grand-messe, voire un TDN « Te Deum Neurologique » et je n’ai pas vu d’opposants grincheux, défenseurs d’une approche psychodynamique, voire psychanalytique – soyons fous ! – ni dans la salle, ni d’ailleurs parmi les invités aux tables rondes. Non, que des quatuors homogènes, des quintettes rodés à jouer ensemble depuis des lustres. Un ballet bien huilé pour un public conquis d’avance, par moment proche du standing ovation. Pas de fausse note non plus dans les chœurs d’actions de grâce envers les bailleurs de fonds qui ont bien voulu financer notre journée, j’ai nommé l’AréSi, ainsi que les sponsors privés qui sont Radio Classico et la Société Gère et Râle, que nous saluons tout particulièrement, dans cette magnifique salle de concert dédiée à un autre fleuron du mécénat, j’ai nommé enfin le Crédit Avicole. Pas de bémols à la clé, juste un « accompagnement » des musiciens qui devront se prêter leurs instruments (mutualisation), savoir en changer n’importe quand (polyvalence) et aussi (disponibilité) pouvoir à tout moment se déplacer à domicile pour de la musique de chambre dans le cadre du dispositif SESAMHMFD (service d’enseignement et d’accomplissement musical des handicapés maintenus de force à domicile)… Il s’agit, comme vous le savez toutes et tous, de mesures proprement conservatoires : soit tu acceptes, soit illico presto tu vas jouer dans le métro ! Une basse continue dans les budgets, la réduction drastique des orchestres symphoniques au format baroque seront, n’en doutons pas, sources d’économies budgétaires substantielles (un pognon de dingue !) que l’on pourra alors consacrer exclusivement à la promotion de la musique religieuse néolibérale et à ses nouvelles formes de pratiques innovantes désormais disponibles en quelques clics. Démonstration immédiate par les canaux sonores de Radio Classico installés gratuitement par la Société Gère et Râle dans les couloirs et salles d’attente du service de pédopsychiatrie du CHR Emmanuel Chabrier [2] et également dans l’amphi du Crédit Avicole.
Premier mouvement : les incroyables progrès des techniques d’imagerie cérébrale diffusées en boucle et répétés ad nauseam comme dans les deux thèmes du Boléro de Ravel. « Mais puisqu’on vous dit qu’on peut tout voir en imagerie fonctionnelle ! Vous en rêviez, Siemens et General Electrics l’ont fait ! »
Deuxième mouvement : La symphonie du nouveau monde de la communication non présentielle et de la télé-pédiatrie : « Rencontrer pour son jeune nourrisson un médecin spécialiste qui le regarde, lui parle, l’examine, et puis quoi encore ? Ne sommes-nous pas une Start-Up Nation ? De plus, ne pas se déplacer c’est bon pour l’empreinte carbone ! »
Et enfin pour terminer : prestissimo le diagnostic par intelligence artificielle. « Parents, arrêtez de nous soûler avec vos questions, filmez votre nourrisson en continu et adressez-nous directement les kilomètres de rushs » : nous sommes sur le point d’acquérir le fameux logiciel « Autis-(me) Reading » qui, en une nuit seulement, vous donnera le bon tempo.
À titre expérimental et dans quelques mois, l’accès aux plateformes TND sera directement accessible aux parents formés rapidement par un algorithme de conception entièrement française, « la Passion selon cinq neurones », et le recours au généraliste deviendra alors totalement facultatif, voire obsolète. En cas de difficulté à monter le dossier destiné à la plateforme, laissez-vous guider par nos grandes voix préenregistrées (Maria Callas, Teresa Berganza, Dietrich Fisher Diskau, Sheila, Mireille Mathieu, Enrico Macias, etc.) !

Ces progrès incontestables reposent tous sur notre Bible, pardonnez-moi Monseigneur, le DSM5 [3]. Je signale d’ailleurs que dorénavant, tous les soignants de mon service prêteront serment, chaque année et lors de l’embauche, sur le Livre qu’ils devront acquérir par eux-mêmes au prix modique de 141 euros. Les versions abrégées actuellement disponibles chez Leclerc et sur Amazon ne seront désormais plus acceptées et seront envoyées gratuitement dans les pays du Sud avec les Vidal périmés et les stocks d’amiante non démontable. Ne nous remerciez pas, ce n’est que justice !

Ces prolégomènes un peu longs, mais indispensables, étant posés, j’en viens maintenant au topo prévu sur le programme à savoir les temporalités chez les parents, les enfants et les professionnels. Pour ces derniers, je prends l’hypothèse incertaine qu’il en restera bien encore quelques-uns sur le terrain après la mise en application de notre grande réforme ! Je ne voudrais pas oublier les politiques et les administratifs, sans qui rien n’aurait été possible et je vous demanderai de les applaudir… s’ils n’ont pas déjà quitté la salle. Promis, je leur consacrerai un petit paragraphe, si nous avons encore du temps. Je regarde donc successivement le Pr Lex-Sedlex maître des horloges et ensuite la pendule murale : les deux me disent que oui.

Le temps des enfants
Quand j’étais petit nourrisson, le temps était long, très long entre les tétées de ma mère. Pour vous l’expliquer, les notes valent mieux que les mots. « De la Musique avant toute chose ! », nous a dit Verlaine. Car c’est bien l’audition qui est la modalité sensorielle privilégiée utilisée par le bébé dans sa conquête de la représentation du Temps ! Alors écoutez ma « chanson grise », qui ne vaut sûrement pas celle de l’auteur d’Art Poétique… Mais bon.
La Monte Young, auteur et compositeur de musique contemporaine minimaliste, avait bien compris comment ça fonctionne : il a écrit un ensemble de pièces appelées Compositions 1960, la plus connue étant le numéro 7. Celle-ci commence avec les notes si et fa# jouées en même temps et qui doivent être maintenues, je cite, « pour un long moment » et… c’est tout. La tétée s’arrêtant, ma mère s’en allait puis, du fait de mes cris réapparus, revenait et c’était reparti pour un nouveau numéro 7 qui immanquablement comblait ma faim pour un long moment… et c’est tout.
Pour mes coliques du nourrisson, j’aurais préféré le « Clavier bien tempéré » de Jean Sébastien Bach par Zhu Xiao-Mei, mais cette dernière était encore retenue dans les geôles chinoises (utérus confortables dont on peine à sortir) et, de ce fait, elle ne l’avait pas encore enregistré en CD… Cette musique est tellement brillante et apaisante, car revenant au point de départ après de multiples variations, elle signifie pour le nourrisson quelque chose comme : « T’inquiète pas, elle va bien finir par revenir la mélodie de ton bonheur : ta mère ». Et je vous le confirme, elle revient bien « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre »…
Les psychanalystes du monde d’avant pensaient que le nourrisson hallucinait les seins de sa mère, vous imaginez ça un très long plan fixe avec l’odeur et la voix… Peu d’action… Qui connaît encore « ce sentiment de solitude et d’isolement » quand le rêve s’effiloche comme dans la chanson Belle île en mère de Laurent Voulzy ? Mais je m’égare dans l’océanique, il vaut mieux être terre à terre.
Mon père donc, las de ces tétées interminables, prit en main le sevrage et força sur la diversification. Il en résulta que j’ai été traité pour reflux gastro-œsophagien et intolérance aux protéines du lait de vache, sans la moindre efficacité. Le pansement digestif devait être pris après chaque repas, ce fut une horreur pour mes parents. Leur journée était rythmée par des attaques de staccatissimo jouées fortissimo, vous imaginez ? Exactement comme dans la Troisième symphonie de Bruckner. Ils s’en rappellent encore : le pédiatre le plus souvent injoignable leur avait prédit la fin du mouvement à mes trois mois révolus. C’est long un mouvement chez Bruckner, beaucoup plus long qu’un Moment musical chez Schubert… « Tous les cris, les SOS !.… » comme dans la chanson de Balavoine en 1985 ! De fait, j’ai vu défiler tous les types de chez SOS médecins qui, sans coup férir, nous entraînaient dans une irrésistible « valse des laits » : et un, deux, trois, un, deux, trois, un, deux, trois etc. Une Gioconda, la danse des heures, cet opéra bruyant à tout moment du jour et de la nuit !
Enfin vint Isaac Stern et son violon magique ! C’est encore un psychanalyste homonyme Daniel, son cousin sans doute – lui jouait simplement du triangle et de la triangulation –, Daniel Stern, donc qui le premier, a décrété que les parents devaient accorder leurs violons avec leur rejeton avant de commencer toute interaction. Monsieur Jourdain, quoi ! Tout élève de première année du conservatoire de Saint-Germain-des-Besaces sait parfaitement s’accorder : La… La… La… etc.
À la longue, les caprices de Paganini en boucle, ça m’a tapé sur le cortex cingulaire et l’hippocampe, je peux en témoigner devant vous, et mon père, inquiet devant mon « instabilité psychomotrice » (c’est comme ça qu’on disait à l’époque), dut lui-même aller en Suisse se procurer les premiers cachets : de gros comprimés blancs, dosés à 20 mg, vachement durs à avaler. Je rendrai un hommage vibrant au chimiste italien Leandro Panizzon qui, en 1944, synthétise le méthylphénidate dans les laboratoires de Ciba à Bâle. Comme la grande majorité des chimistes de l’époque, il décida de tester au plus vite sa trouvaille sur la première personne qui lui tomberait sous la main : sa femme, Marguerite (surnommée « Rita »). Et les effets ne tardent pas à se faire remarquer. C’est sur le court de tennis que Rita constate les plus grands changements, son jeu s’améliorant très nettement, notamment le revers décroisé le long de la ligne (d’où le nom commercial Rita-line®). Pour ce qui me concerne, c’est surtout mon jeu de fond de cours qui s’améliora, je savais attendre, faire durer l’échange et ne montais à la volée qu’à bon escient pour marquer le point. Pour faire plaisir à mes parents, j’aurais pu devenir un Bjorn Borg ou un Ivan Lendl et renvoyer la balle pendant des siècles ; il me suffisait (comme eux) de continuer les psychostimulants. Contrariant, comme tout adolescent, je décidai de faire médecine et passai à la caféine. Les études médicales prolongées par la spécialité sont interminables, un peu comme la partition de Vexations d’Erik Satie, écrite en 1893. Elle consiste en une séquence musicale devant être répétée 840 fois. Selon le tempo adopté, l’exécution peut durer de 18 à 35 heures. Il n’est pas anodin de savoir que c’est John Cage qui, en 1963, lança la première représentation publique de cette œuvre : à sa demande, le billet d’entrée était remboursé aux spectateurs qui restaient jusqu’au bout. À l’issue de la représentation, un facétieux réclama un bis…

Mais je m’égare et il me faut maintenant envisager, allegretto, le temps des parents : temps social adulte du métro boulot dodo, bien différent en ce XXIe siècle de celui du père Kant. Ce dernier, quotidiennement et à heure fixe, faisait son jogging avec une régularité de métronome à tel point que ses voisins, en le voyant passer, en profitaient pour régler leurs horloges. Non, le temps social des parents a gagné en flexibilité du fait de nos belles réformes néolibérales, mais aussi en fonction de leur niveau de satisfaction concernant leur rejeton : si ça va bien pour lui, ils font traîner et discutent par exemple toute nouvelle vaccination pourtant obligatoire… Mais si le fiston ne dort pas, ils téléphonent à leur médecin tous les soirs en entonnant fortissimo le grand air de la Reine de la nuit – vous savez, c’est quand elle veut renier sa fille Pamina précisément parce qu’elle l’exaspère. Il en résulte que presque tous les vieux pédiatres sont devenus sourds.

Le temps des professionnels a été bien bousculé ces dernières années : arc-boutés sur les trente-cinq heures alors qu’ils pourraient en faire facilement deux fois plus, ils s’accrochent encore à des compositeurs obsolètes et évoquent des partitions datées, bonnes pour l’autodafé ! Il faut remercier les associations de parents et les députés qui les soutiennent, de travailler main dans la main à ce dépoussiérage indispensable. Le temps est avec nous car pour ces professionnels récalcitrants (anciens baby-boomers gauchisants, futurs néo-retraités) qui réclament du temps, toujours plus de temps… on peut dire que… le temps est compté.
Il est normal que les hommes politiques exigent de leur administration de travailler accelerando, notamment en amont des échéances électorales : il est de bon ton que les réformes soient adoptées prestissimo et que, surtout, la surveillance de leur application nécessite toujours plus de personnes et de crédits. Je propose d’ailleurs que l’Agence régionale de santé soit rebaptisée Agence régionale de surveillance. Oui notre devoir est bien de « surveiller et punir » ! [4]

« Je maintiendrai l’honneur, la foy, la loi de Dieu, du Roy, de mes amis et moy »
Plus que jamais, je fais mienne la devise de Guillaume de Nassau, alias Guillaume d’Orange dit aussi le taciturne. Il faut maintenir et surtout se maintenir quand on est au pouvoir. La loi est verticale, mais c’est la Loi ! Certes, c’est une position « défensive » incluant inévitablement des replis stratégiques sur des positions préparées à l’avance par les Circulaires divines et les ordonnances Royales (entendez l’ARéSi que je vous demande d’applaudir). Pourquoi donc faire toute cette grand-messe en si – sinon pour obtenir moi-même pour mon service, toi mon ami pour ton institution et vous qui ricanez au dernier rang pour votre établissement médico-social, quelques subsides auprès de l’ARéSi et donc continuer vaille que vaille à faire fonctionner le système, même si celui-ci est aux portes de l’implosion et le personnel proche du burn-out !
Je vous remercie de votre attention.


par Alain Quesney, Pratiques N°96, février 2022


Haïku cul la praline
Vain feu d’artifices
Orgie de grandes orgues
Petit four doré

Documents joints


[1On peut voir aussi le film réalisé cinquante ans plus tard par Yves Robert.

[2Natif d’Ambert !

[3Cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques de l’Association Américaine de Psychiatrie (février 2015).

[4Michel Foucault


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