C’est l’HDJ qui se fout de la charité

La démarche qualité, imposée par la HAS, modifie en profondeur la philosophie des soins en psychiatrie. Infiltrant les discours, colonisant le temps, modifiant les relations, cette idéologie de la rentabilité transforme les soins en marchandises. Comment alors poursuivre l’accueil des patients ?

Marion Minari,
Psychologue clinicienne en institution

Depuis plusieurs années et tout doucement, le travail colossal demandé par la Haute autorité de santé (HAS) pour répondre à la démarche qualité s’est insinué dans notre quotidien de soignants en institution psychiatrique. La prolifération de réunions portant sur le fonctionnement de la structure et les circuits de traitement de l’information nous pousse à nous enfermer dans des bureaux. Dépassant souvent nos compétences, ce travail administratif grignote le temps des soins auprès des adolescents que nous accueillons. L’équipe a ainsi dû appeler au secours des consultants extérieurs, faisant pour la première fois un trou imprévu dans le budget prévisionnel. Tant bien que mal, nous essayons de trouver du temps pour ce travail, souvent en dehors de nos heures salariées ou en renvoyant chez eux les patients que nous accueillons. À petits pas, cette exigence de la HAS a pénétré nos discours, colonisé notre temps et paralysé notre pensée.
Comme le répète à qui veut l’entendre une jeune adolescente : « C’est l’hôpital de jour qui se fout de la charité ! » Elle exprime par cette phrase, devenue un leitmotiv, son mécontentement lorsque nous ne sommes pas assez disponibles pour elle.

Une démarche néolibérale venue du monde des marchandises
« Tu crois qu’il va se sauver comment, le monde,
si y a personne pour compiler les indicateurs de performance ? »
Fievet, Intropisme, dans « Sauve qui peut, Demain la santé ».

Cette démarche qualité nous vient du monde de l’entreprise et de l’industrie. Aux origines étaient le fordisme et le taylorisme : dans un contexte de production de masse, les objectifs de rationalisation et d’augmentation de la productivité passent par le découpage du travail des ouvriers en tâches et par l’instauration de la chaîne de production. Les gestes sont chronométrés, les actions protocolisées. Des procédures de contrôle sont établies pour s’assurer du meilleur fonctionnement – meilleur au vu de la production de la marchandise et des profits supplémentaires pouvant être engrangés. Le sens du travail passe aux oubliettes pour assurer une production toujours plus rentable, plus efficace, sans déchet ni malfaçon.
Avec ce renversement du travail ainsi déshumanisé, poussant l’ouvrier à répéter des gestes à la façon d’une machine, on peut remettre en question la célèbre assertion freudienne selon laquelle la bonne santé psychique consiste à être capable d’aimer et de travailler. Le travail, comme on le voit de plus en plus, peut aussi rendre malade et tous les métiers n’offrent pas les mêmes possibilités de sublimation.
Cette pratique gestionnaire arrive à l’hôpital sous le masque des accréditations, introduites en 1996 avec la réforme hospitalière. « Ces démarches suscitent en premier lieu hésitations et résistances auprès des personnels des hôpitaux, qui finissent par s’y adapter, compte tenu du caractère progressivement obligatoire de cette nouvelle forme de gouvernance dont dépendent les crédits alloués aux établissements. » (N. Tauzia, 2010) L’autorité – la hache à esse – impose son ordre en tenant les cordons de la bourse.
Cette nouvelle gouvernance appliquée dans le champ des services, des services à la personne puis dans le médico-social et la psychiatrie pervertit le sens des soins construits avec les mouvements de désaliénation, de psychiatrie institutionnelle et la psychiatrie de secteur. Dans ces domaines, c’est la théorie et l’expérience clinique qui nous orientent dans une prise de risque mesurée, travaillée et encadrée par le travail en équipe. Ce travail de longue haleine qui revendique de prendre le risque – dans le sens de prendre le pari – de penser la singularité de chaque sujet accueilli est détricoté au nom de la qualité et de la gestion des risques.

Sur les lieux dans lesquels je travaille, ce chantage qui ne dit pas son nom a eu des effets. Pour exemple, la direction nous avertissait que, si nous rations notre grand oral devant les experts évaluateurs, les coupes budgétaires nous amèneraient peut-être à licencier du personnel. Les fantasmes autour de la fermeture de la structure ont circulé tant dans l’équipe que chez les patients, suscitant dans le quotidien des contre-attitudes diverses. Sur un autre lieu de travail, certains professionnels se sont vus obligés de remplir des questionnaires d’autoévaluation, comprenant des catégories hors de propos pour leur champ d’activité, leur laissant un goût amer d’infantilisation et de mésestime. Fantasme ou réalité, un refus de s’autoévaluer selon cette grille leur aurait fait perdre une prime.
La logique de l’accueil et le soin au long cours, prenant en compte la temporalité psychique, se voit attaquée sur tous les fronts : c’est ainsi que les centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP) seront progressivement amenés à se transformer en plateformes d’orientation et de coordination (POC), ces dernières auront pour vocation de délivrer un diagnostic – comme si le diagnostic, une fois posé, amenait magiquement la guérison – puis d’orienter vers les soins en libéral. La richesse et l’exigence clinique d’un travail en équipe sont dévalorisées au profit du nombre d’actes réalisés par chacun : isolés, les soignants qui prendront en charge des pathologies lourdes en libéral ne pourront plus faire le travail de lien avec les partenaires – ce tissage autour du patient permettant de le réinscrire dans une histoire, un groupe humain, une société.
Dans la même veine, à l’hôpital de jour, la HAS nous recommande d’écourter le temps des prises en charge par la mise en place d’un turn-over régulier, promouvant par ce biais les thérapies brèves. Le soin se doit d’être efficace, sans détour ni aléa. La fast cure doit aller droit au but et savoir où elle va. Sans doute le but n’est alors plus que la réinsertion dans le monde du travail, faisant du soin un investissement… dans l’attente d’un retour sur investissement.
Comment notre société considère-t-elle le travail des soignants ? Quelle place accorde-t-elle aux personnes en difficulté pour s’adapter à notre monde, nécessitant un accompagnement ? Selon la définition de la valeur capitaliste, mon métier est un coût et les patients dont je m’occupe une charge alors que j’y vois une richesse – certes pas en monnaie sonnante et trébuchante.
« Depuis deux décennies, les sociétés libérales tentent d’annexer les sphères d’activités jusqu’alors relativement épargnées par le monde de la marchandisation, du commerce et de la privatisation : le social, la santé, et l’éducation (…) Cette transformation en profondeur, contaminée par l’idéologie managériale néolibérale, tend ainsi à normaliser les comportements, et à formater les consciences. Aujourd’hui, un changement paradigmatique est à l’œuvre dans le champ social, il a l’ambition d’opérer en douceur (…) une mue lexicale sans précédent : nous passons du sujet à l’usager et de l’usager au client-roi. » (O. Filhol, 2010) Avec l’imposition de cette logique, l’obligation de moyens qui valait dans le champ des soins et du social se transforme en obligation de résultat. Cette exigence impossible met en lumière les impasses dans lesquelles se trouve la psychiatrie publique : par manque de locaux, de personnels, de moyens, mais également du fait de la souffrance psychique exponentielle engendrée par notre société productiviste, les listes d’attente sont souvent interminables et les lieux d’accueil saturés. Jugés de ce fait non-compétitifs, ils seront d’autant plus sommés de se reprendre en main. Mission évidemment impossible sans renverser cette logique économique qui transforme le soin en marchandise.

Quand le langage managérial colonise le soin
« Ils peuvent nous faire dire n’importe quoi, n’importe quoi,
mais ils ne peuvent pas nous obliger à y croire »
G. Orwell, 1984.

S’il a été difficile pour de nombreux soignants de se positionner d’emblée par rapport à ces nouvelles exigences, c’est que celles-ci ont d’abord été présentées comme une occasion pour chacun de réinterroger ses pratiques, en proposant des outils pour coordonner le personnel. Ce n’est que dans un second temps que sont apparus le caractère obligatoire et la dimension d’injonction de cette démarche. Ceux qui s’insurgeaient d’emblée étaient taxés d’idéalistes, légèrement persécutés par l’autorité ou manquant de sérieux et de rigueur, refusant de rendre compte de leur travail. Dans l’après-coup, l’invitation à s’autonomiser et à se coordonner (dé)voilait une dimension de contrôle, avec pour arrière-plan le contexte de rigueur économique promue par la sphère politique.
C’est par l’infiltration de notre langage d’équipe que sont devenus palpables les effets de ce discours. La démarche qualité a amené petit à petit toute une novlangue dans son sillage.
« Le discours, en apparence, a beau être bien peu de chose, les interdits qui le frappent révèlent très tôt, très vite, son lien avec le désir et avec le pouvoir. Et à cela quoi d’étonnant : puisque le discours – la psychanalyse nous l’a montré –, ce n’est pas simplement ce qui manifeste (ou cache) le désir ; c’est aussi ce qui est l’objet du désir ; et puisque – cela, l’histoire ne cesse de nous l’enseigner – le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer. » (M. Foucault, 1971). Malgré la citation orwellienne mise en exergue pour cette partie, on sait comment l’histoire se termine.
Deux philosophies incompatibles s’affrontent dans une lutte idéologique, les principes éthiques du discours soignant ayant construit un langage qui se trouve être complètement malmené, subverti, voire perverti par la logique économique qui s’impose.

Ainsi, à l’hôpital de jour, nous devons signaler par écrit des événements indésirables, et nous nous sommes même entendus dire qu’il fallait au moins une fiche de signalement d’évènements indésirables (FSEI) par jour par les experts visiteurs trouvant que nous n’avions pas assez de ces fiches à notre actif.
Mais qu’est-ce qui est indésirable ? Le désir, concept psychanalytique complexe, n’est pas ici en jeu. Ce terme, volé à notre pensée et vidé de son contenu théorique, renvoie plutôt à une norme dont on se serait écarté, à un ordre qui aurait été subverti. Or en psychiatrie, et plus encore à l’adolescence, ce qui nous dérange et pourrait faire l’objet de ce genre de signalement est aussi parfois un acte subjectivant qui peut prendre sens dans l’histoire du patient ou de l’institution. Par exemple, une fugue n’est pas toujours indésirable, encore faut-il l’analyser dans le transfert. Un adolescent a ainsi pu, il y a quelques années, par le biais de sa fugue, nous parler dans l’après-coup de sa colère et de la peur qu’elle pouvait susciter pour lui – fuir étant à ce moment la seule solution qu’il ait pu trouver pour ne pas se vivre comme dangereux pour les autres. Cette fugue a été le point de départ d’un riche travail en entretien thérapeutique et a permis d’ouvrir une question jusque-là inabordable par la parole. Les régressions, les répétitions, les silences, l’inattendu, l’imprévisible font partie de notre quotidien et de la richesse des soins.
Récemment, un consultant venant nous former à cette logique à laquelle nous sommes de plus en plus réfractaires, re-définissait les EI : il s’agit maintenant – car cette définition a fait peau neuve pour la prochaine accréditation, pour laquelle il n’est plus besoin d’inventer une FSEI par jour – d’un dommage faisant une victime.

Comme le suggère Michel Foucault dans la citation ci-dessus, il faudrait interroger pour qui ou pour quoi ces événements sont jugés indésirables. Il me semble qu’il s’agit alors de se référer à la morale dominante, à l’ordre socio-économique : un vol, une agression, une fugue, une insulte sont indésirables pour l’institution qui doit garantir le respect des règles et la sécurité de tous. Cependant, ils peuvent être interprétés selon la position subjective de chacun, en termes de masochisme ou de sadisme par exemple, et dans le transfert. L’événement indésirable est l’accrochage qui fait dérailler la machine, ce qui retarde la chaîne de production, l’embûche qui empêche et nous oblige à faire des détours. Et, en effet, lorsqu’un vol est commis, cela nous demande du temps de réflexion et de réunion pour définir ensemble quelle réponse apporter, quelle interprétation en faire. Car si nous avions une réponse protocolisée pour chaque événement indésirable, que resterait-il du soin ? Si nous continuons à soigner, nous devons respecter la temporalité psychique des patients comme celle de l’institution et accepter cette impuissance qui ne nous permet pas de savoir de quoi la cure sera faite : la psychanalyse nous apprend en effet que le savoir est du côté du patient et que le sujet est divisé.
Une cohorte d’autres termes est amenée par la qualité et vidés du sens que nous leur attribuions. Nous parlions bien d’« analyse », la psychanalyse étant notre référence commune, mais il s’agit maintenant de l’analyse des risques. L’« amélioration » de nos outils de travail commun ou les « ressources » psychiques qualifient désormais les processus (non pas psychiques mais des circuits de traitement des informations). L’innovation vient supplanter la créativité, la bientraitance évince le contre-transfert et la constellation transférentielle.
Enfin, le statut de patient, parfois devenu usager, semble glisser vers celui de consommateur de différents soins qui seraient à sa disposition. Ces soins n’étant plus pensés comme des indications thérapeutiques, le patient devient un client qui, comme tel, doit être satisfait. Or les relations entre les soignants et les patients – peut-être d’autant plus les patients en psychiatrie, de surcroît adolescents – sont souvent conflictuelles, inconfortables, chargées de frustration et de malentendus : cette dynamique modifie donc en profondeur le sens des soins. Cela a pour effet de nous mettre en concurrence avec d’autres lieux de soin ou d’insertion – et il s’agit de devenir compétitif pour assurer notre taux de remplissage. À celui qui fera les plus belles promesses ou qui apportera le plus de satisfactions – toucher aux bénéfices secondaires du symptôme devient dans ce contexte bien dangereux !

De la trace à la traçabilité, le protocole a-t-il un inconscient ?
« Tout acte manqué est un discours réussi. »
J. Lacan, Écrits.

Comme tout client, les patients insatisfaits auraient la possibilité d’attaquer l’institution pour faire valoir leurs droits. Fantasme ou réalité, cette logique paranoïaque infiltre la démarche qualité qui vise, non pas à améliorer notre approche soignante, mais à nous préserver de cette éventualité – se protéger de la plainte, être en capacité de montrer que nous avons été irréprochables et que, si un événement indésirable s’est déjà produit, nous y avons répondu en écrivant des parades afin qu’il ne se répète pas. Dans un idéal de pragmatisme et de rationalité, tous nos actes devraient être consignés, écrits, traçables afin de créer des preuves. Ainsi, ce vers quoi les soignants tournent leur attention – la dimension subjective, la réalité psychique, le transfert, et tout cela dans un après-coup – se heurte frontalement à l’exigence d’écrire en avance ce qui devrait se passer, dans des protocoles pré-pensés.
À l’opposé de cette dystopie de la traçabilité, le concept de trace mnésique (Freud S. (1896), Lettres à Wilhelm Fliess, Broché, 2015, P. 208.) élaboré par Sigmund Freud dans sa correspondance avec W. Fliess invite à penser la mémoire comme constituée de différentes traces, remaniées et réagencées à la faveur de circonstances nouvelles. Le psychisme et l’inconscient que découvre Freud renversent l’ordre chronologique ainsi que la distinction entre vérité et mensonge, en introduisant une multiplicité de réalités subjectives. Cette dimension de la réalité psychique, potentiellement différente de la réalité matérielle ou de la réalité psychique d’un autre sujet, rend caduque la notion de Vérité Unique que semble viser l’exigence de traçabilité.

Au cours de son séminaire en 1975, Lacan élabore le système réel-symbolique-imaginaire. Le réel serait l’imprévisible, l’indicible, l’incontrôlable et l’irrémédiable qui ne peuvent se symboliser dans la parole ou dans l’écriture. L’année suivante, Lacan précise : « Le réel est l’impossible seulement à écrire, soit : ne cesse pas de ne pas s’écrire » (Lacan, 1976-1977). À l’aune de cette remarque, la visée totalisante de la démarche qualité apparaît comme une tentative désespérée pour dresser le réel, en ordonner la vacuité et s’en prémunir : « elle donne le sentiment d’une apparente rigueur scientifique, et d’une plus grande clarification des modes d’intervention des professionnels ; elle rassure dans la mesure où le dispositif paraît limiter l’arbitraire et l’incertitude. » (O. Filhol, 2010)
Ces tentatives de contrôle du réel passent en effet par l’écriture et la révision régulière de protocoles. Le protocole semble tourner en rond, de façon quasiment autoérotique : il s’agit d’écrire ce que l’on fait pour ensuite faire ce qu’on a écrit.
S’il semble que ce mouvement de rationalisation, d’objectivation et de maîtrise soit en quête de responsables (potentiellement, celui qui n’aura pas suivi à la lettre le protocole ou qui n’aura pas tracé ses actes pour le prouver), il enlève la dimension de responsabilisation du sujet. Les différents points de vue exprimés permettent en effet une mise en tension, une conflictualisation des passions, des contradictions, des tâtonnements, invitant aux remises en question. C’est par ce biais de mise en commun des réflexions – au sens où, à l’image du miroir, réfléchir consiste en un retour sur soi-même, sur son positionnement et sur sa pratique – que la dimension du doute peut surgir. Dans le souci de l’autre, ces réflexions nous engagent au-delà du temps de travail salarié et nécessitent un travail personnel d’analyse ou de supervision. « Comment faire valoir la force du doute face à la force anesthésiante de l’objectivité (…) ? Comment faire entendre que ce doute vire parfois à l’angoisse, invite au scrupule, bref, qu’il responsabilise ? Le doute, l’inquiétude, l’angoisse, la réflexion suscités parfois au-delà du lieu de travail, témoignent de ce que toute relation est un risque, que ces indicateurs que sont les affects permettent de circonscrire. » (C. Grandjean, 2011). Au contraire, la démarche qualité invite à l’inhibition de l’intelligence relationnelle et des affects qui nous y orientent. C’est pourtant cela qui fait les soins et leur richesse : la masse salariale, autrement dit des sujets engagés dans les soins psychiques, pris dans le transfert et construisant en commun une éthique.

Il est l’or de se réveiller
« I would prefer not to. »
H. Melville, Bartleby le scribe.

L’injonction qui nous est faite d’évaluer notre travail à l’aune d’outils et de concepts qui ne sont pas les nôtres a pour effet de nous confronter à un dilemme éthique et à une pensée paradoxale. D’une part, adhérer à la qualité et à l’idéologie qu’elle charrie serait trahir notre éthique soignante construite en commun. D’autre part, ne pas y adhérer représente une menace pour l’institution en tant qu’elle est soumise à cette obligation pour recevoir ses financements. Dès lors, la seule solution qui semblait s’offrir à nous était de faire semblant : faire comme si nous nous étions convertis, mais n’en penser pas moins. La construction des institutions sur ces fonctionnements – en faux self avec la logique du « as if » ; ou sur un mode pervers avec l’idée du « je sais bien mais quand même » – ont des effets : suspicion réciproque, culpabilité du fait d’un conflit de loyauté, interdits de penser quand penser devient une infraction aux règlements, et autres clivages. Or le travail du collectif est un incontournable pour les institutions, d’autant plus lorsqu’elles ont à faire avec la psychose.
La psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle apportent des notions qui fondent une représentation des soins, incompatibles avec la logique économique de rationalisation : la singularité du sujet, la répétition du symptôme au-delà de toutes les bonnes volontés ou des bonnes pratiques, le manque et l’impuissance à certains moments, l’après-coup.
Cependant, l’horizon contemporain travaillé par cette logique économique pousse à toute vitesse dans le sens d’une déshumanisation des soins, avec des solutions de télésurveillance qui se développent et abordent les services hospitaliers comme des marchés. Pour exemple, comme l’ont reçue et parfois mise en place certains services hospitaliers, « la solution MentalWise facilite la centralisation des données nécessaires au suivi des patients grâce à la captation automatique des données de biologie de ville, des données de consommation de soins (médicaments achetés, examens réalisés…) et également des données du smartphone (tracking de l’activité physique et sociale). Des algorithmes de pointe permettent ensuite d’alerter l’équipe de soins afin d’anticiper ou d’agir en cas d’aggravation de l’état de santé du patient. » [1]
Il ne s’agit pas dans la démarche qualité d’améliorer les soins pour les patients. La psychanalyse, si elle n’est pas une science dure, a montré sa rigueur scientifique dans le domaine de la recherche comme sur le terrain clinique avec de nombreux outils de travail qui fonde son éthique (analyse personnelle, analyse des pratiques, supervision, etc.). Rendre compte de notre travail n’a aucun rapport avec cette évaluation qui nous pousse à utiliser de nouveaux outils, un tout autre langage qui correspond à l’idéologie dominante et une vision toute différente du temps et de l’Homme. Car si cette démarche qualité semble s’imposer pour nous rendre plus performants et plus rentables, pour nous améliorer, c’est surtout d’un nouvel ordre du monde dont elle témoigne, dans lequel les acquis sociaux sont remis en cause l’un après l’autre.

Bibliographie
-  M. Foucault, L’ordre du discours, Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Gallimard, 1971.
-  O. Filhol, La démarche qualité : cette douce tyrannie de la transparence, La démarche qualité dans le champ médico-social, 2010, pp. 21-45.
-  C. Grandjean, Une approche critique de la démarche qualité dans les institutions sanitaires, sociales et médico-sociales, 2011 - https://www.atoute.org/n/article236.html.
-  J. Lacan, l’insu que sait l’une-bévue s’aile à mourre, Essai (broché), 1976-1977, p. 134.
-  N. Tauzia, La qualité sans l’humain, La démarche qualité dans le champ médico-social, 2010 pp 111-128.

par Marion Minari, Pratiques N°96, février 2022


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