Entretien avec Annie Thébaud-Mony,
directeur de recherche honoraire à l’Inserm,
Docteur ès lettres et sciences humaines en sciences sociales,
Présidente de l’association Henri Pézerat santé travail environnement,
Porte parole du réseau international BanAsbestos.
Propos recueillis par Martine Lalande et Anne Perraut Soliveres
Pratiques : Pourquoi avez-vous refusé la Légion d’honneur ?
Annie Thébaud-Mony : En juillet, quand des amis m’ont dit que j’étais sur la liste des décorés de la Légion d’honneur, j’ai été profondément révoltée. Plutôt que me donner une médaille, on devrait écouter les résultats scientifiques.
J’ai refusé à la fois comme scientifique et en raison de mes engagements citoyens. Ce n’était absolument pas la forme de reconnaissance que j’attendais. Chercheur en santé publique, j’ai travaillé pendant trente ans pour essayer de donner une visibilité à des problèmes non reconnus, dans un contexte d’inégalités non prises en compte. Il y a trente ans, il y avait 150 000 nouveaux cas de cancer par an, dont une grande part touchait les ouvriers au contact de cancérogènes professionnels. Quelques dizaines seulement étaient reconnues en maladie professionnelle. Aujourd’hui, ce sont 365 000 cas par an au minimum, mais l’impact du travail exposé aux cancérogènes demeure totalement occulté. Un ouvrier a dix fois plus de risques de mourir d’un cancer qu’un cadre supérieur et à un âge précoce. J’ai travaillé depuis les années 1980, en particulier sur les cancers d’origine professionnelle. J’ai monté une enquête depuis dix ans en Seine-Saint-Denis qui questionne ces patients sur leurs parcours. Nous alertons sur la non-reconnaissance en maladie professionnelle de ceux qui ont été exposés à des cancérogènes.
Depuis 2002, 84 % des 1 200 patients de l’enquête du Giscop [1] ont été exposés à des produits cancérogènes, avec une poly-exposition très lourde (trois ou quatre cancérogènes) sur une durée longue (plus de vingt ans pour 65 % des patients). Et les Académies des sciences et de médecine continuent de nous dire que seulement 3 % des cancers en France sont d’origine professionnelle. C’est insupportable. J’ai mené d’autres enquêtes qui, à partir des parcours des patients, cherchaient à identifier les expositions toujours actuelles. Dans le secteur de la construction, la maintenance, le travail des métaux avec la réparation automobile qui est un point très noir de cette affaire, le nettoyage, la gestion des déchets... On voit bien se dessiner le continent de ces fonctions qui sont sous-traitées, très précarisées. Il n’y a pas de protection et la sous-traitance du travail est aussi une sous-traitance des risques. Les donneurs d’ordres font des économies et sous-traitent aussi leur responsabilité dans les atteintes liées au travail qui en sont la conséquence. Les chantiers de désamiantage devraient être exemplaires puisque la France est censée avoir la meilleure protection en Europe. Engagée depuis longtemps sur ces sujets-là, je vois dans ma pratique citoyenne ce qu’il faut pour obtenir l’application de la réglementation. Il a fallu dix ans à cinq associations citoyennes pour obtenir le désamiantage et la déconstruction de l’ancienne usine de broyage d’amiante d’Aulnay-Sous-Bois... dans le strict respect de la réglementation ! Cette usine a pollué bien au-delà des murs, notamment les écoles voisines... et nous sommes toujours en attente d’une attention portée aux victimes de cette pollution, malgré quinze ans de pression auprès des autorités de santé pour un suivi médical post-exposition. Quant au coût (15 millions d’euros), ce sont les contribuables d’Aulnay qui le supportent, tandis que l’ancienne exploitante s’enrichit avec une installation qui ne broie plus d’amiante, mais d’autres minéraux. Les préfets qui se sont succédé auraient pu, selon les pouvoirs qui sont les leurs, la contraindre à assumer le coût de la déconstruction. Ils n’ont pas mis en application le principe « pollueur-payeur ». J’ai fait une enquête en Normandie sur l’exposition aux cancérogènes des salariés intervenant en sous-traitance de la maintenance des sites industriels, Renault, Total, Eliokem (ex Good Year)... La situation est absolument catastrophique. Cette enquête était commandée par la direction régionale du travail, la DIREECTE. Les résultats sont consignés dans un rapport. Il ne s’est rien passé.
Je participe à des expertises de CHSCT d’établissements France Télécom, en Auvergne et dans la région de Béziers. Des salariés m’ont interpellée sur les cancers professionnels liés notamment aux parafoudres et para-surtenseurs, petits dispositifs utilisés pour empêcher les variations de tension. Selon l’estimation faite par les syndicalistes impliqués dans l’action pour leur enlèvement, entre seize et quatre-vingts millions de ces para-surtenseurs auraient été installés sur les lignes de France Télécom depuis trente ans. Il n’y a pas d’inventaire... Radioactifs (au radium 226 notamment), ils ont été interdits en 1978. Il y aurait dû y avoir une procédure d’enlèvement contrôlé, puisqu’il s’agit de déchets radioactifs. Il n’en est rien. La direction de France Télécom a admis qu’il pouvait y en avoir un million ! En Auvergne, des syndicalistes ont décidé de pousser ce dossier le plus loin possible. Le recensement est impressionnant. Lorsqu’ils sont allés à la recherche de ces parafoudres, en 2008 à Moulins, ils en ont trouvé plusieurs milliers en stock juste derrière la salle où les gens travaillent. C’est un exemple parmi d’autres... Ils en trouvent aussi dans les boîtiers sur les poteaux de téléphone un peu anciens, en ville ou à la campagne. Les agents de maintenance les mettaient dans les poches de poitrine, voire dans leur bouche quand ils étaient en train de bricoler avec leurs deux mains. Il y a des cancers du sein chez les hommes, des cancers de la lèvre, plus tous les autres, des lymphomes, etc. Sur les six salariés qui restaient dans l’établissement de Riom es Montagne, cinq ont été atteints de cancers. Deux en sont morts. Lorsque j’ai étudié leurs parcours professionnels, ce sont les agents de lignes et les agents de maintenance qui sont concernés, ceux qui ont été en contact avec les parafoudres, mais aussi avec d’autres cancérogènes tels l’amiante, le benzène, l’arsenic...
Concernant la recherche, un fait d’actualité est particulièrement révélateur. Il s’agit de la réception faite à l’étude de Gilles-Eric Seralini, qui montre, en expérimentation animale, le danger des OGM en matière de cancer. L’accueil qui lui a été fait est à l’image du déni des risques que les industriels maintiennent, en opposant constamment à la recherche indépendante d’eux des arguments faussement scientifiques. À juste titre, Seralini demande aux chercheurs de Monsanto de rendre publics leurs protocoles de recherche ayant servi à leur homologation par l’agence de sécurité des aliments, afin d’ouvrir une controverse scientifique digne de ce nom !
Je ne veux pas être décorée pour avoir dit que les gens meurent, parce que les industriels sont des criminels. Mon problème n’est pas d’être félicitée pour l’avoir dit, ce que je veux c’est que les criminels soient condamnés. J’ai voulu faire de ce refus un acte militant, d’où la lettre que j’ai écrite avec les deux versants, scientifique et citoyen.
Sur le versant scientifique, je suis très inquiète de l’évolution de la recherche et j’en ai eu encore l’illustration tout récemment. Nous voulions renouveler le contrat d’une jeune chercheure travaillant depuis trois ans dans l’enquête sur les parcours professionnels de patients atteints de cancer en Seine-Saint-Denis. De nouvelles règles de l’université empêchent d’établir un nouveau contrat immédiatement. À la suite d’un premier contrat de trois ans, il faut désormais au moins six mois d’interruption. Il a fallu trouver un contrat « tampon », en passant par une autre institution scientifique. Mais l’Inserm ou le CNRS ont un plafonnement de la rémunération des contractuels conduisant à une impossibilité de recruter au même niveau de salaire (le déficit étant de plusieurs centaines d’euros par mois pour un salaire d’environ 2 000 euros). On est confrontés à un vrai problème de précarité des jeunes chercheurs et de non-reconnaissance de leur travail par les institutions qui les emploient.
C’est une forme d’autodestruction de la recherche publique.
Sur tous les dossiers sur lesquels j’ai travaillé — les maladies professionnelles, les conditions de travail, la précarisation du travail et de l’emploi avec ses conséquences en termes d’aggravation des inégalités — depuis trente ans, cela n’a fait que se dégrader. Non seulement le fait de le montrer n’a pas fait évoluer les choses dans le bon sens, mais le cynisme économique a gagné les pouvoirs publics. Chacun s‘abrite derrière le discours de crise économique, ce serait grotesque si ce n’était aussi dramatique : l’argent file chez les riches et nos gouvernants disent que c’est ce qu’il faut faire. Les ouvriers travaillent — pour que les riches s’enrichissent encore davantage — et ils meurent des risques du travail, dont le coût est constamment mis en cause.
Je le dis vraiment avec passion parce qu’un sous-traitant du nucléaire dont j’ai suivi le dossier pour la reconnaissance en maladie professionnelle vient de mourir. Exposé aux rayons ionisants, il souffrait d’un cancer broncho-pulmonaire qui a été reconnu radio-induit. Un autre de chez Total vient de mourir d’un cancer du foie. Son boulot consistait à vider les fonds de cuve d’une raffinerie pour les transférer dans des camions emmenant ce fuel lourd vers des usines de fabrication du bitume. Ce poste de travail concentre de nombreux cancérogènes. Il a fait ça pendant toute sa carrière, sans la moindre protection, ni masque ni gants alors qu’il y a une pénétration cutanée. Dans les deux cas, ils avaient moins de cinquante-cinq ans lorsque le cancer s’est déclaré. Dans l’enquête en Seine-Saint-Denis, des patients sont plus jeunes que mes fils. Ce n’est pas acceptable.
Le discours sur le cancer est inadmissible. Les feuilles de maladie portent l’indication « manger cinq fruits et légumes par jour », mais il faut préciser des fruits et légumes « bio », car une pomme, c’est vingt traitements chimiques comportant... des cancérogènes ! Ils disent « faites de l’activité physique », mais qui en fait sinon les ouvriers ? Or ce sont eux qui meurent le plus de cancer. Et « reprenez le travail après le cancer »... Dans mon enquête, sur 1 200 dossiers, ce sont, pour 70 à 80 %, des ouvriers. On leur dit de reprendre le boulot... dans le nettoyage ? Il y a quatorze cancérogènes dans le chariot de la nettoyeuse. Dans le bâtiment ? Un peintre est exposé à au moins cinq cancérogènes — sans compter les nouveaux cancérogènes — ceux qui sont indubitables, c’est-à-dire reconnus par les épidémiologistes. Il n’y a pas une seule étude épidémiologique sur la survenue des cancers dans le secteur du nettoyage. Ni en nettoyage industriel ni en nettoyage ménage. Il y a des entreprises qui ont 25 000 nettoyeurs, on ne peut pas dire que cela manque de puissance statistique ! Certes c’est compliqué, car il faut non seulement regarder les produits de nettoyage, mais également les surfaces nettoyées. Par exemple, des nettoyeurs d’avions sont intoxiqués par des chromates présents dans les peintures d’avion.
Où se trouvent les blocages ?
Concernant la reconnaissance en maladie professionnelle, l’enquête Giscop a fait sauter le blocage médical pour les patients de l’enquête. Les quelques médecins avec lesquels on travaille font les certificats. Cela évolue un peu, mais seulement avec ces cinq médecins avec lesquels on travaille ! C’est si peu... Une enquête, c’est un travail de fourmi, et on nous reproche de nous appesantir. Mon directeur ne voulait plus entendre parler des cancers professionnels, il trouvait qu’il y avait des choses plus importantes dans la vie... Il a refusé à l’épidémiologiste que j’essayais de recruter qu’elle se présente à l’Inserm pour le labo, alors qu’il n’y avait pas d’autre candidat. On a un problème avec les institutions universitaires et scientifiques, il y a un phénomène de mode. Ma pluridisciplinarité m’a beaucoup été reprochée par mes directeurs d’unité, mais pas par l’Inserm qui a reconnu mon activité, même si je n’ai pas été reconnue digne du grade de directeur de recherche de première classe, ce qui a bloqué ma carrière. La dernière fois que je me suis présentée, nous étions trois chercheurs — travaillant sur les cancers professionnels et environnementaux, et sur les problèmes reproductifs associés aux pollutions industrielles — à être classés mais non retenus... Quand il s’agit de statuer entre Sida et cancer, c’est Sida et pas cancer, sauf sur le traitement du cancer, mais pas sur ce qui concerne la santé publique. L’idéologie dominante en santé publique en France, idéologie contre laquelle je me suis battue, est celle-ci : « Vous êtes responsables de vos maladies », au niveau comportemental ou génétique ! Le reste — l’environnement, les risques associés au travail et la classe sociale — cela ne les intéresse pas...
Après votre refus d’être décorée, y a-t-il eu des réactions ?
La première journaliste qui m’a appelée est Brigitte Castelnau de l’AFP. Elle a tout de suite capté le message. Sa dépêche a très vite circulé. C’est ce qui a déclenché l’écho médiatique, car le 31 juillet, ce n’était pas gagné. Quand on me dit que j’ai bien réussi mon coup, je réponds que j’ai réussi à faire parler de la santé au travail au moment où tout le monde est en vacances... Mais cela s’est fait de façon totalement spontanée !
Cécile Duflot m’a répondu : « Les raisons pour lesquelles vous refusez sont celles pour lesquelles je vous l’ai accordée ». Et comme je mettais à la fin de ma lettre que je souhaitais lui faire part de mon inquiétude, elle m’a répondu qu’elle était prête à me rencontrer. Avec le réseau de ceux qui participent à l’association Henri Pézerat — l’association des malades de la chimie, les sous-traitants du nucléaire, BanAsbestos France [2], l’association des familles victimes du saturnisme, l’association des agriculteurs qui s’est montée après le procès gagné contre Monsanto —. Nous avons réfléchi et décidé de lui apporter un dossier « État des lieux et propositions ». Elle nous a reçus le 8 octobre et a accueilli favorablement nos propositions, en nous indiquant qu’elle en informerait la ministre de la Santé et le garde des Sceaux.