Démographie médicale : déshabiller l’Afrique ?

L’absence de politique de santé publique dans les pays riches s’accompagne du « pillage des cerveaux » des pays pauvres.

Denis Labayle,
Médecin et écrivain auteur de Noirs en Blanc, Editions Dialogues, janvier 2012

Le ministre de la Santé vient de l’annoncer : le numerus clausus, qui fixe le nombre de médecins à former par année, va être augmenté. On a envie de dire : enfin ! Mais en passant de 7 400 places en 2010 à près de 8 000 en 2012, on peut se demander si l’effort sera suffisant pour corriger les erreurs dramatiques de planification faites par le passé. En 2012, nous nous rapprocherons seulement du taux de 1977 (8 671 étudiants en médecine). On ne corrigera pas l’incroyable déficit des années 1990 (3 500 postes offerts en 92/93). Sans oublier que les rares études démographiques réalisées à ce jour n’ont pas tenu compte du vieillissement de la population.
Or, dès les années 1990, pour colmater les brèches de notre système médical en faillite, nous avons fait appel à un nombre croissant de médecins étrangers. Une solution-pansement, telle que les « chiffrocrates » de la santé publique les adorent, estimant de façon assez simpliste qu’« un médecin égale un médecin », quelles que soit sa formation et sa spécialité. Et si le nouveau praticien venu coûte moins cher, c’est tout bénéfice. Hélas ! En médecine, un n’égale pas un, surtout quand la formation médicale devient totalement hétérogène. Il a fallu souvent mettre à niveau ceux qui venaient de loin, ce qui a justifié, en échange, des contrats injustes et sous-payés.
Mais le plus grave de cette politique est le vol des cerveaux (que certains appellent « immigration choisie »), aggravant cyniquement la désertification médicale des pays d’origine. Des pays qui sont déjà les plus démunis en structure sanitaire. On évalue à 135 000 le nombre de médecins et infirmiers africains travaillant hors de leur frontière. Le Center for Global Development a publié récemment l’une des premières études sur ce phénomène. Et l’on découvre que plus de la moitié des médecins nés au Sénégal n’y exercent pas, 46 % des étudiants en médecine formés au Cameroun ont émigré, 40 % en Algérie. Près de 30 % pour l’ensemble des pays africains sub-sahariens.
Si la France est la première destination des médecins venus d’Afrique, elle n’est pas la seule, loin de là. L’Angleterre en compte 15 200 et les États-Unis 12 800. Quant à l’Allemagne, elle a modifié en juillet 2011 sa loi sur l’immigration pour attirer encore plus d’ingénieurs et de médecins étrangers. Le président du Sénégal, Abdoulaye Wade, s’insurgeait récemment contre le concept d’immigration choisie, une façon « de piller les élites des pays en voie de développement. » Un pillage bien organisé, puisque la formation de ces médecins est le plus souvent assurée par le pays d’origine et profite aux pays riches.
Ainsi, une grande partie des pays aisés, confrontés au vieillissement de leur population et en manque de médecins, pratique cette politique hypocrite, que l’on peut qualifier sans excès de néo-colonialisme, car elle se préoccupe fort peu des conséquences locales. Or cette fuite des cerveaux à laquelle nous contribuons est un drame pour l’Afrique. On estime le taux de médecins à 380 pour 100 000 habitants en France contre… 14 pour 100 000 en Afrique. Chaque médecin qui manque là-bas aggrave le vide médical. Et plus ce vide s’aggrave, plus la tentation est grande pour les soignants d’émigrer.
À quoi cela sert-il d’envoyer des ONG faire des soins là-bas pendant que nous gardons leurs médecins ? Des soins souvent mal suivis, au coup par coup, sans impact sur l’avenir médical du pays, rarement formateurs et qui nous donnent bonne conscience. Ces mêmes pays riches se plaindront ensuite de voir débarquer chez eux des patients africains désespérés, en quête de soins, de « mauvais malades » qui n’ont ni sécurité sociale ni moyen financier pour payer.
On rétorquera que les pouvoirs locaux, souvent corrompus, détournent l’argent, ne mettent pas la santé publique au centre de leurs préoccupations, même quand le pays regorge de richesses. Des pouvoirs dictatoriaux que nous soutenons parfois depuis des décennies.
Ne serait-il pas temps d’inverser la machine ? De troquer le système actuel « exploitation économique et charité » par un système « échange-justice » ?
En commençant par résoudre d’urgence nos problèmes d’effectifs médicaux. Et, ensuite, de permettre à nos collègues africains d’exercer chez eux dans de meilleures conditions. Dans ce domaine, il y a beaucoup à faire. Collaboration technique, collaboration de formation. Les jumelages inter-hospitaliers sont des initiatives positives, car elles créent des liens entre les équipes d’ici et de là-bas, mais soyons honnêtes, ces actions sont totalement insuffisantes. Trop rares, pas assez adaptées aux besoins, pas assez contrôlées, pas assez organisées, pas assez soutenues par les pouvoirs publics. Alors, oui, il faut renforcer ces initiatives institutionnelles, car elles participent à la prise de conscience de l’injustice silencieuse dont nous nous faisons complices.
Même si, on le sait, les vraies solutions sont à une autre échelle, et dépendent d’une autre politique : mettre un terme à notre exploitation des ressources économiques et humaines de ces pays, obtenue grâce à la complicité des régimes en place, dans le cadre d’une corruption bien partagée. Comment expliquer autrement que des pays très riches, parfois très très riches en ressources naturelles, se révèlent incapable de payer correctement leur personnel de santé. « S’ils nous payaient comme leurs députés », me disait avec humour un ami africain, « nous retournerions immédiatement au pays. »
Et si l’on changeait un jour de politique ! Si on jouait la carte d’un partenariat gagnant-gagnant avec l’Afrique ? Une sorte de plan Marshall. Ce plan qui, après la guerre, a sorti l’Europe de sa misère, tout en profitant à l’Amérique. Au lieu de pleurer sur l’invasion chinoise en Afrique, les pays d’Europe auraient tout intérêt à envisager un nouveau contrat avec ce continent. Un contrat où chacun trouverait son compte. Et en mettant en priorité la santé au sein de cette politique, car un pays ne peut avoir d’essor économique si sa population ne peut se soigner.


par Denis Labayle, Pratiques N°56, février 2012

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