Chantier interdit au public

Jean-Louis Zylberberg,
Médecin du travail

        1. Dans le secteur du BTP, l’usure professionnelle finit par arriver petit à petit, mais des pieds de nez lui ont été faits individuellement et collectivement pendant plusieurs années.

En 2014, la Caisse nationale d’Assurance maladie a reconnu environ sept mille maladies professionnelles dont 90 % de troubles musculosquelettiques (TMS) et cent trente-sept accidents de travail (AT) mortels dans le secteur du bâtiment et travaux publics (BTP). La même année, un intérimaire sur deux ayant un arrêt de travail (AT) grave travaillait dans le BTP.

C’est dans ce même secteur d’activité que Christophe Dejours, psychiatre-psychanalyste, à la fin des années 1970, va identifier un mécanisme de défense collectivement mis en œuvre par les travailleurs pour faire face à la peur : les stratégies collectives de défense [1]. Il s’agit de parvenir collectivement à réduire la perception des risques et la peur qu’ils génèrent. Ces stratégies de défense collective s’observaient sur les chantiers par le non-port du casque (aujourd’hui ils sont portés à l’envers comme certains rappeurs) et des gestes de bravoure faisant référence aux valeurs de la virilité (cf. les photos des ouvriers construisant les gratte-ciel de New York). Sans participation à ces stratégies collectives de défense, ces ouvriers du BTP ne pourraient continuer à travailler.

Damien Cru, consultant en prévention des risques professionnels et ancien tailleur de pierre, va décrire dans les années 1980 les règles de métier et le collectif de travail : celui qui commence un travail le finit, chacun suit son allure de travail, ni trop vite ni trop lentement, chacun travaille avec ses outils, chacun circule librement sur le chantier. Toutes ces règles de métier engagent chaque travailleur et assurent la cohésion du groupe, car elles sont une balise pour chacun et non pas une sanction. Elles se distinguent des règles de l’art, règles techniques qui concernent les savoir-faire et non pas le travail du collectif [2].

C’est aussi à partir des années 1970 que le BTP va connaître un développement de la précarité au travail. Une grosse entreprise de gros œuvre (Bouygues, Vinci, Eiffage ou Fayat) va gagner un appel d’offres à un prix défiant toute concurrence et, pour faire tout de même des bénéfices, va faire travailler une cascade d’entreprises sous-traitantes (externalisant ainsi une partie des risques professionnels), qui elles-mêmes vont employer des intérimaires (parfois plus de la moitié de leurs effectifs). Dans ce contexte, les « savoir-faire de prudence » vis-à-vis des risques professionnels vont être plus difficiles à mettre en place à la fois individuellement et collectivement. Mais le « zéro accident » s’affichera toujours à la porte des chantiers, les AT des intérimaires n’étant pas comptabilisés [3] – ils sont imputés aux agences d’intérim, sauf quand l’incapacité permanente (IP) consécutive à l’AT est supérieure à 10 %, où ils seront alors imputés aux entreprises donneuses d’ordre).

Plus récemment, la réglementation européenne (directive Bolkestein de 2004) va permettre l’arrivée des travailleurs détachés dans les chantiers du BTP : ce sont des salariés, souvent d’Europe centrale ou orientale (le « plombier polonais »), envoyés par leur entreprise dans un autre pays pour un travail temporaire, très souvent moins bien rémunérés que les travailleurs du pays d’accueil. Comment continuer à coopérer dans le travail avec ses conditions de « dumping social » et de barrages linguistiques ?

La réforme des retraites de 2010 aboutit à un allongement de la vie au travail (augmentation du nombre de trimestres pour une pension de retraite à taux plein). Elle prévoyait une possibilité de partir à 60 ans pour les métiers pénibles. Or les changements des organisations de travail n’ont pas épargné le BTP : la « lean construction » est vantée par la principale fédération patronale du BTP comme une méthode « légère et collaborative ». Elle consiste à tous les niveaux à faire la chasse aux gaspillages pour gagner en productivité. Elle aboutit à une intensification du travail avec pour conséquence les pathologies de surcharge (TMS, accidents cardio-vasculaires et décompensations psychiques) et une usure prématurée parfois dès l’âge de 50 ans.

En 2008, les syndicats patronaux avec les syndicats de salariés ont défini dix facteurs de risques de pénibilité qui sont inscrits dans la loi depuis 2011 : les manutentions manuelles de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques, les agents chimiques dangereux, les activités exercées en milieu hyperbare, les températures extrêmes, le travail de nuit, le travail en équipes successives alternantes et le travail répétitif. Des seuils d’exposition à ces dix facteurs (par exemple, lever ou porter des charges unitaires de 15 kg, au moins 600 heures par an) ont été définis par le ministère du Travail et s’appliquent depuis le 1er juillet 2016 à toutes les entreprises qui devront déclarer les travailleurs exposés à des facteurs de risques de pénibilité au-delà de ces seuils auprès de la Caisse nationale d’assurance vieillesse, à partir de janvier 2017. Cette dernière attribuera des points à ces salariés sur leur compte personnel de prévention de la pénibilité : chaque période d’exposition de trois mois à un facteur de risque donne lieu à l’attribution d’un point. Dix points ouvrent droit à un trimestre et demi de retraite ou à un complément de rémunération. Parallèlement, les employeurs exposant leurs salariés aux facteurs de pénibilité au-delà des seuils paieront des cotisations qui alimenteront le fonds de financement des droits liés au compte personnel « pénibilité ». Les branches professionnelles étaient censées écrire des référentiels métiers pour chaque facteur de pénibilité. Celle du BTP ne les a pas encore rendus publics. En octobre 2016, lors d’une réunion du Medef d’île de France sur le thème de la pénibilité, l’actualité des employeurs était de « combattre intelligemment cette réglementation de façon à ne pas se mettre l’opinion publique à dos » en mettant en avant « qu’en Île de France ce qui est vraiment pénible ce sont les trajets dans les transports »…

Les slogans « pollueur, payeur », « on doit passer d’une logique de réparation à une logique de prévention primaire » ou « la sécurité au travail, c’est une histoire de comportements » ne sont que des éléments de langage parmi d’autres.

Alors comment s’en débrouillent les salariés du BTP ? D’une part, ils se préservent par des ficelles de métier : sur un chantier de gros œuvre, on trouve un endroit où le chef ne les trouvera pas pendant un temps, pour récupérer d’une activité intense [4] ; le chef de chantier expérimenté va jauger les compagnons lors du café en début de journée, en répartissant le travail en fonction de ce qu’il a « senti des humeurs de chacun ». D’autre part, ils jouent à se faire peur pour mieux la conjurer, jouent pour mieux tenir avec les autres contre l’adversité, jouent pour mieux apprendre entre les générations, jouent pour mieux dépasser les barrages de la langue, jouent pour mieux se connaître dans l’équipe de travail [5]. L’usure professionnelle finit par arriver petit à petit, mais des pieds de nez lui ont été faits individuellement et collectivement pendant plusieurs années.


par Jean-Louis Zylberberg, Pratiques N°76, janvier 2017

Documents joints


[1Dejours Christophe, Travail, usure mentale, 1988.

[2Cru Damien, Le risque et la règle. Le cas du bâtiment et des travaux publics, 2014.

[3Jounin Nicolas, Chantier interdit au public, Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, 2008.

[4Ibid.

[5Ibid.


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